jeudi 25 juillet 2019

Greta Thunberg peut-elle parler au nom de la science?


Greta Thunberg peut-elle parler au nom de la science?


En France, l’Assemblée Nationale a récemment entendu la jeune Greta Thunberg. Les élus ont, pour la plupart, applaudi la militante écologiste, y compris lorsqu’elle leur reprochait un manque de maturité ou de ne pas lire les rapports. Des voix se sont opposées à sa venue (par exemple parmi les députés ) et/ou à ses propos (par exemple le philosophe Michel Onfray ). A contrario, d’autres intervenants ont salué le discours tenu et ont défendu l’oratrice ( voir cet article du Courrier International  ). Sur les réseaux sociaux nous avons pu constater, une fois de plus, que ces deux camps ne dialoguent pas, préférant réciter des crédos et diaboliser l’adversaire.
Pour essayer de déminer le débat, nous aimerions tenter d’examiner les propos tenus à l’Assemblée et en particulier l’usage de la science comme source de validation de mesures politiques.


Le discours

Le discours regroupe les arguments habituels : la production de CO2 est trop élevée, les responsables (politiques, économiques et des médias) ne veulent pas le voir, pourtant il est urgent d’agir. Des chiffres en provenance du GIEC ( https://www.ipcc.ch/ ) sont mentionnés pour étayer l’affirmation. Greta Thunberg reconnait ensuite que les députés ne sont pas obligés d’écouter l’enfant qu’elle est mais que, par contre, ils doivent se plier aux évidences de la science.  Se basant sur le GIEC, elle parle alors au nom de la science pour réclamer des changements.  La logique est simple: puisqu’il y a urgence (climatique), il n’y a pas de place pour un juste milieu. Autrement dit, il n’est plus question de réfléchir, il faut agir.
 C’est ce renoncement à la raison qui nous interpelle.
 Revenons sur le discours. Mme Thunberg insiste sur le rapport du GIEC et pose la question, ou plutôt lance le défi : « existe-t-il un autre GIEC? Un autre accord de Paris? ».   Elle ancre son discours dans sa vision de la science : « Si vous respectez la science, si vous comprenez la science, alors tout est dit » (5 m 30), « Les faits scientifiques sont clairs et nous les enfants, tout ce que nous faisons, c’est de communiquer sur ces faits scientifiques » (7 m 57)  ou bien encore « Vous avez le devoir d’écouter les scientifiques et c’est tout ce que nous vous demandons, unissez-vous derrière les scientifiques ». (10 m 55)
Ce discours présenté de la sorte devrait récolter l’assentiment général. 

Les réactions d'opposition

Alors comment expliquer les réactions, parfois virulentes, d’opposition ? Il y a une première série d’explications qui relèvent d’un mépris entretenu par les uns et les autres, notamment via des attaques ad hominem. Notons par exemple que parmi ceux qui reprochent à Onfray de s’en prendre à Thunberg, certains n’hésitent pas, à leur tour à sombrer dans le ad hominem, en salissant Onfray.
Des arguments économiques sont également servis: un camp affirme que rien ne bouge car le système industriel veut le statu quo. L’autre affirme que Thunberg est le cheval de Troie d’un autre système industriel (voire du même sous une nouvelle forme). Pour ces deux catégories, les mêmes arguments peuvent donc être utilisés et inversés puisqu’il n’existe pas d’instance régulatrice pour mettre un terme au débat. Ce qui exacerbe les frustrations.
L’appel à la science et donc à la neutralité de la raison pourrait départager les opposants. Thunberg se réfugie derrière la science qu’elle pense pouvoir résumer aux rapports du GIEC. Elle use ainsi d’un argument d’autorité déguisé « Y a-t-il un autre GIEC? ». L'argument d'autorité est ici une nouvelle source de conflit. Car il pourrait très bien exister, au même niveau scientifique, un autre GIEC. En effet, pour rappel, ce dernier est une groupe de scientifiques qui rassemble des documents et n’entreprend pas lui-même d’études. La spécificité du GIEC ne provient donc pas d’un haut niveau scientifique (ce n’est pas un centre de recherche) mais bien de sa reconnaissance officielle par l’ONU. On se rappellera que le Prix Nobel que le GIEC a reçu est celui de la Paix.

 

L’argument scientifique

Reste l’argument rationnel: la science affirmerait l’urgence climatique (avec ou sans le GIEC). Mais ici aussi le débat reprend car cette assertion (ou son contraire) peut agacer lorsqu’elle est prononcée par une personne non formée à la science.
Désavouer cette affirmation, c’est prendre le risque d’être disqualifié dans le rang des climato-sceptiques. Car le doute, qui pourtant fonde la science cartésienne, est dévalorisé si pas exclu par l’urgence climatique. Il y a ici un sérieux problème épistémologique: si la raison doit être mise à l’arrêt par l’urgence du futur, alors quelle est la validité du raisonnement ? Mme Thunberg ne perçoit pas ce problème de fond. Pourtant la science moderne ne se construit pas sur des certitudes ni sur des finalités. Elle est établie par une communauté de personnes qui utilisent le doute et la raison désenchantée. Ainsi, il nous semble contreproductif, et dangereux pour la qualité de la science, de prétexter la science pour justifier un discours politique. Cela n’empêche pas que les déclarations de Mme Thunberg soient éventuellement pertinentes ni que les mesures préconisées trouvent un sens social opportun, ce n’est pas notre propos. Mais Mme Thunberg ne nous semble pas habilitée à recourir à la science et il nous semble normal que des adultes le lui signifient avec bienveillance. 
Aussitôt une question plus inquiétante surgit: qui peut alors invoquer la science pour justifier des mesures politiques ? L’histoire regorge d’exemples parfois inquiétants qui devraient nous inciter à la prudence.

vendredi 12 juillet 2019

Un credo plutôt qu'une théorie de la dictature


Un credo plutôt qu'une théorie de la dictature


Dans son nouvel opus, "Théorie de la dictature" Michel Onfray utilise deux oeuvres de Georges Orwell, les célèbres « 1984 » et «La Ferme des Animaux » pour tenter de fonder une théorie de la dictature. Le raisonnement d’Onfray est simple:  Orwell est un véritable génie et ses propos peuvent être tenus pour un traité de pensée politique « A égalité avec Le Prince de Machiavel ou le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, le Léviathan de Hobbes ou le Contrat Social de Rousseau » (p.9).  Il est donc normal que les dystopies décrites dans ces deux romans coïncident avec le monde actuel.
Pour Onfray, c’est le cas. Il lui reste alors à associer Big Brother et son mystérieux parti omnipotent à l’Etat maastrichien. 



La « démonstration » peut sembler tentante. Pourtant elle ne présente guère de rigueur.
Il y a d’abord une pétition de principe qui consiste à dire que je considère que tel auteur est vraiment vorace puisque je considère que ce qu’il dit est vrai. Ensuite il est incorrect de dire que notre monde est celui de ces dystopies: il n’y est pas fait référence à l’expansion des religions, au péril écologique et au développement anarchique du consumérisme. Certes il existe de nombreuses similitudes et les nombreuses pages de paraphrase de l’oeuvre orwellienne présentent un certain intérêt. Mais il s’agit avant tout d’un résumé orienté par Onfray pour montrer que notre monde est dirigé par des exploiteurs sans morale et qui écrasent toute forme de rébellion en confisquant la Révolution. Malheureusement en procédant de la sorte, Onfray appauvrit le discours de l’artiste. Et surtout il ne présente aucun regard critique sur Orwell, par exemple à l’aide d’une biographie critique. D’autres interprétations sont certainement possibles de « 1984 », par exemple en considérant que Orwell se savait condamné par la maladie.
Onfray livre aussi des éléments historiques (mais malheureusement sans référence) qui chargent Jean Monnet et François Mitterrand ainsi que, grosso modo, tous ceux qui sont favorables à l’Europe mastrichienne, plus ou moins assimilée à une entité ultra-libérale. Seul le Général de Gaulle trouve grâce aux yeux de Michel Onfray car, en s’opposant aux Américains et en refusant de transformer la France en une province des USA, il a permis aux Français de ne pas sombrer dans le consumérisme, tout en gardant le principe de la nation. La nation est présentée comme un rempart contre l’ultralibéralisme et pas du tout comme une source potentielle de guerre.
L’ultralibéralisme, pour Onfray, conduit aussi l’homme vers le transhumanisme, qui sera réservé aux fortunés et qui signifier l’élimination pure et simple de l’homme. Il est donc bien question de nihilisme et de destruction de l'humanité à des fins commerciales et égoïstes. Ce que Onfray résume par l'expression: "Idéologie libérale-nihiliste". Idéologie que l’auteur exècre, pour ceux qui l’ignoreraient encore.
Dans l’ensemble, « Théorie de la dictature » est construit autour d'un résumé de « 1984 » et de la « Ferme des Animaux » enchâssé dans une diatribe contre l’Union Européenne actuelle.


jeudi 4 juillet 2019

A-t-on besoin des défenseurs de Carola Rackete?


A-t-on besoin des défenseurs de Carola Rackete ?

La capitaine du navire « Sea-Watch », Mme Carola Rackete, est donc passée sur le devant de la scène médiatique en ramenant des naufragés dans un port italien.  Nous aimerions nous interroger sur la pertinence de la récupération idéologique d’un tel geste. En particulier nous nous méfions des risques de clivage générés  par la moralisation simplificatrice d’une situation complexe.

Revenons au point de départ: la question des migrants divise l’Europe depuis longtemps.  Cette division est profonde et complexe pour ceux qui veulent bien prendre la peine de l’observer.  Les arguments proposés sont très variés et contradictoires. Les principaux thèmes peuvent être rassemblés: l’impact économique des migrations, l’enrichissement de la culture et/ou de la religion, le niveau de sécurité, la nation… Pour toutes ces problématiques, il est possible de trouver des réponses favorables et des réponses défavorables. Devant une telle gabegie d’informations, y compris de statistiques plus ou moins rigoureuses, l’esprit critique aura tendance à établir une généalogie pour saisir les causes de l’immigration. Et là, à nouveau, la complexité est de mise: conflits intérieurs, guerre d’invasions (dont certaines menées par l’Occident), persécutions ou difficultés économiques.  Ici aussi on trouvera des interprétations  sur toutes ces causes. Au choix, on peut nier les unes et accentuer les autres, en fonction des présupposés politiques, plus ou moins conscients.
En deçà de ces causes, il est encore possible de tirer des mouvements plus profonds: ceux de l’Histoire ou de la Politique pour les uns, ceux d’une volonté économico-politique pour les autres. Ici, de la même façon, on trouvera des arguments défendant toutes les hypothèses. A ce stade il n’existe plus de statistiques ni d’arguments économico-politiques, mais de l’idéologie voire de la métaphysique (du matérialisme historique par exemple). Sans compter une question anthropologique: comment l’homme se construit-il en interagissant avec les autres hommes ?



Cette approche généalogique prend beaucoup de temps et nécessite une volonté critique qui impose la prise de recul. A côté de cette démarche, il existe une autre solution, plus agréable et plus rassurante: se détourner de l’explication rationnelle pour se concentrer sur le caractère moral de l’événement. La question devient: est-ce bien ou mal ? La capitaine a-t-elle posé un acte bon en sauvant les naufragés ? En ces termes, la problématique, à l’origine complexe, se réduit à: êtes-vous gentil ou méchant ?
Cette technique, chère aux activistes, conduit à une réponse évidente. Mais à quel prix ? Fondamentalement elle approfondit le fossé entre les parties car les nuances sont perdues.  De plus, en subissant la moralisation le discours, les interlocuteurs se voient attribuer le qualificatif de "bon" ou "méchant". Certains sont donc discrédités pour des raisons non rationnelles, par un camp qui s’érige en gardien du Bien et qui, au passage, instille une vision partisane. A court terme, le camp qui s’approprie le Bien se renforce. Mais, en face, les autres citoyens peuvent se sentir trahis par le coup de force. D’où l’importance, pour éviter la macération du ressentiment, que l’Etat garantisse la neutralité. En l’occurrence ici la capitaine doit passer devant la Justice pour établir le déroulement physique et légal des faits. Il est aussi souhaitable que les médias traitent la situation avec un maximum d’objectivité et ne se limitent pas à la réductrice et clivante question morale mais tentent d’établir un dialogue basé sur la raison plutôt que sur les passions.

Déplaçons-nous dans les montagnes. Si un passage est trop complexe mais que des téméraires s’y aventurent tout de même, comme c’est le cas lorsque des novices tentent un hors-piste dans la tempête, les sauveteurs s’activeront pour les secourir.  C’est humain et c’est le rôle de l’Etat. Le citoyen pourra saluer le courage des guides de montagne et/ou pointer l’inconscience des naufragés. Ensuite, la réflexion conduira les autorités à modifier les balises ou à mieux éduquer les touristes, ou à augmenter le nombre d’hélicoptères … ou pas. C’est ce que nous avons appelé la démarche généalogique.  L’approche morale utiliserait ce fait  divers pour se poser des questions du genre: est-il bien ou mal de pratiquer le hors-piste ? Et surtout: est-il bien ou mal d’exercer la profession de sauveteur ?