lundi 14 juillet 2014

Les Diables Rouges forment-ils une équipe nationale ?



La Belgique a eu la chance cette année d’accéder aux quarts de finale, ce qui a suscité un engouement populaire indiscutable. La question que nous nous posons concerne le statut d’équipe nationale. Peut-on qualifier les Diables Rouges d’équipe nationale ? Plus largement, une équipe nationale a-t-elle un sens dans un Etat moderne ? Dans la foulée, nous poserons la question de la pertinence, ou non, et par qui, de l’organisation d’une fête de célébration de la performance de cette équipe.  Il s’agit ici d’appliquer ludiquement un triple concept philosophique sur un sujet d’actualité. Malgré tout, d’autres questions vont apparaître…

Tout d’abord, avant de débuter notre petit jeu, nous aimerions introduire ce concept triangulaire classique en philosophie politique et qui nous semble pertinent pour aborder ces questions : le triangle Individus - Communautés - Etats. L’Individu, souvent présenté comme un acquis de la Modernité, est l’homme porteur de droits et de libertés, c’est celui qui est exalté par les Droits de l’Homme et par le libéralisme. De son côté, l’Etat est cette entité émanant des Individus et les protégeant les uns des autres. L’Etat possède, légalement, la puissance et la violence mais est ou doit être, pour les Modernes, dépourvu de valeurs, de façon à garantir sa neutralité. Grâce, entre autres, à cette neutralité, la démocratie et la vie en commun peuvent s’établir dans une certaine quiétude entre les Communautés. Ces dernières sont classiquement définies comme des ensembles d’Individus ayant renoncés à une partie de leurs droits et libertés, pour accéder au statut de membres du groupe. En échange, ils trouvent dans ce groupe des valeurs, un bien commun, des relations… que la neutralité de l’Etat ne peut pas leur offrir. On pense évidemment aux religions qui répondent effectivement à cette définition de Communauté. Les Etats sont invités par les Individus à protéger les Communautés pour autant que ces dernières ne mettent pas en péril la sécurité et respectent les lois. Cela se passe en général très bien dans les sociétés modernes, y compris avec les religions. C’est l’un des fondements modernes de la paix civile.

Jouons

Après cet apport théorique, sans grande prétention et plutôt par jeu pédagogique, nous voudrions appliquer ici ce concept triangulaire au football. Car le football répond bien à la définition d’une Communauté : en effet, les joueurs abandonnent une partie de leurs libertés pour s’astreindre à des entraînements, concéder des déplacements, accepter un règlement, se soumettre à un arbitrage…  Et en échange le joueur bénéficie de tout un environnement dans lequel il peut développer sa passion et vivre des relations humaines particulières.

Mais, si l’on admet ces trois divisions, et le fait que les joueurs de football forment une Communauté, que peut bien signifier une « équipe nationale de football » ? Le concept peut paraître évident tant il est répété dans les médias. Pourtant ce martèlement n’apporte guère de précision sur sa cohérence. Disséquons l’expression : une équipe nationale de football représente-t-elle la Communauté football ou l’Etat lié à la nation ? Certains seront peut-être tentés de répondre : « les deux ». Qu’ils s’interrogent alors sur la pertinence de cette phrase « Les cardinaux belges chargés d’élire le nouveau pape ». 

Que représente une équipe nationale ?


La notion d’équipe nationale nous semble problématique dans un état moderne et démocratique. En effet, la façon dont elle est composée échappe à tout contrôle public et relève plutôt d’une méritocratie effrénée mélangée aux lois d’un marché économique très débridé. De plus, en Belgique, elle n’est nationale que parce qu’il n’existe aujourd’hui qu’une seule ligue de football à l’échelle du pays. Or on peut imaginer, comme c’était le cas dans le passé, plusieurs ligues concurrentes. L’Etat pourrait difficilement choisir de désigner une ligue plutôt qu’une autre sinon en se référant à la FIFA ou à l’UEFA qui sont des instances non étatiques ni supra-étatiques. La désignation de l’équipe des Diables Rouges relève bien de la décision de l’URBSFA (que nous appellerons ici L’Union), une Communauté ayant pour bien commun le football.
On pourra nous rétorquer qu’une équipe de sports est idéalement constituée par les meilleurs éléments de la discipline, sélectionnés par des experts et pas par un processus électoral. Ce qui est exact.  
Mais il faut tout de suite préciser que les meilleurs éléments en question, le sont parce qu’ils jouent magistralement au football mais aussi parce qu’ils acceptent de se soumettre aux règlements de L’Union. Mais, à cause de leur soumission au règlement interne, ils forment l’élite de leur Communauté.
 Lors du Mondial, nous l’avons vécu en Belgique récemment, un engouement de la population peut se marquer pour l’équipe nationale. Les membres de L’Union sont évidemment concernés mais plus seulement. Des amateurs en tous genres se déclarent, devant leurs téléviseurs ou devant les écrans géants. Conjointement, une machine économique se met en place et renforce le mouvement qui bientôt s’étend à une grande partie de la population, bien au-delà des seuls membres de L’Union. Cela donne-t-il plus de légitimité à l’appellation d’équipe nationale ? Peut-on imaginer une sorte de sanction populaire, une sorte de référendum par audience télévisée a posteriori ? Ces propositions peuvent faire sourire ou pousser à la réflexion sur d’autres formes de processus démocratiques rendus possibles par les nouvelles technologies ? Des renouvellements de Parlements par sms ? Des Présidents élus par « A la recherche de la Nouvelle Star » ? Des gouvernements destitués par Facebook ? … 

Légitimité nationale ou commerciale ?


Mais quittons la science-fiction : y aurait-il pourtant une autre forme de légitimité pour cette équipe nationale ? Il y a en tous les cas une sympathie liée à des moments intenses passés ensemble devant un événement commun. Il est indéniable que la qualité technique des retransmissions et le professionnalisme des différents acteurs (en commençant par les joueurs et les commentateurs mais aussi tous ceux qui ont rendu possible la réalisation technique de cette grande fête, y compris les sponsors) ont permis à de nombreux belges de vibrer avec l’équipe de L’Union.
Les tensions ressenties lors des matchs ont pu être gérées dans des fêtes populaires noyées de drapeaux, de klaxons et de bières. En ces belles et longues journées, la fête est un élément fédérateur très appréciable. Et l’on peut s’en féliciter.
Cela donne-t-il une légitimité à cette équipe ? Peut-être : elle devient l’équipe qui nous a fait vibrer ensemble. Elle devient « nationale » car elle a uni un grand nombre d’Individus du même pays. Il s’agit bien ici de l’équipe désignée comme l’assemblage de ces différents joueurs qui sont apparus devant notre écran et de leur entraîneur. Mais s’agit-il alors encore de football ? Aurions-nous vibré de la même façon pour du basket ou pour du hockey ? Et si non, pourquoi ? Parce ce sport compte de nombreux affiliés ? Parce que le spectacle du Mondial relève d’une mécanique extrêmement bien huilée ? Parce que les règles du football sont très simples ?

L’aspect commercial de cette compétition apparaît ici de façon évidente : sans lui, la fête n’aurait pas pris une telle dimension. Or l’économie libérale se construit sur l’homo economicus, lui-même profondément marqué par … l’Individu. Les Communautés sont souvent mal perçues par l’économie libérale car elles représentent des freins au marché, ne fut-ce que parce qu’elles offrent des possibilités d’économies (achats groupés, matériel partagé…). Et la prédominance, pour ne pas dire la permanence, des références aux Diables Rouges dans les publicités est un indice de l’impact économique conséquent de la fête.

Notre grille de lecture va maintenant prendre une tournure inattendue. Dans le triangle Individus-Communautés-Etats, l’omniprésence de la publicité, c’est-à-dire du traitement de la population comme des consommateurs potentiels, donc comme des individus est davantage compatible avec un caractère « national » qu’un traitement sous la forme de supporters car celui ne renvoie qu’à une Communauté.

Que supporte le supporter ?


A moins que… le supporter ne soit pas vraiment un supporter de L’Union. En effet, le terme de supporter est lui aussi « hautement problématique » : s’agit-il du membre de L’Union qui soutient ici son équipe première? S’agit-il d’un citoyen, voire d’un nationaliste ou d’un patriote, supportant une prétendue équipe nationale ? S’agit-il encore d’un Individu emporté par ses émotions ? S’agit-il d’un futur consommateur téléguidé par les sponsors ? Chacun d’entre nous se reconnaîtra dans l’une ou l’autre des catégories et niera peu ou prou figurer dans une autre.

A notre sens, l’équipe des Diables Rouges peut trouver une certaine légitimité dans un élan émotionnel et sympathique et dans une grande capacité à s’être adaptée aux exigences commerciales du moment. En retour les sponsors offrent une diffusion à l’échelle du pays qui peut s’apparenter à un caractère national. Mais elle ne peut pas revendiquer de légitimité légale, car elle ne représente qu’une Communauté, parmi d’autres.

L’Union peut-elle réguler la fête ? Peut-elle décider à quel moment les Individus, tous les Individus du pays, et pas seulement ses membres, ont le droit de se réjouir ? C’est sur ce point que l’on perçoit toute la pertinence de la grille initiale. Que les membres de la Communauté écoutent leurs responsables et qu’ils estiment que L’Union décide, cela semble évident. Que les Individus qui ont vécu ensemble des moments forts et souhaitent prolonger leur plaisir se sentent lésés, c’est tout aussi évident. On se retrouve alors dans une situation, somme toute classique, d’une Communauté et d’Individus aux souhaits divergents. C’est alors à l’Etat d’intervenir pour assurer l’ordre public et éviter les troubles. Notons d’ailleurs que la sécurité autour des écrans géants et sur les routes était la principale préoccupation des autorités.
L’Etat pourrait-il intervenir au-delà de sa prérogative de maintien de l’ordre? Pourrait-il influencer L’Union et imposer une fête pour tous ? Une sorte de fête nationale pour une équipe nationale ? On pourrait imaginer que le ministre des sports intervienne. Et là, surprise : en Belgique, les Sports relèvent des Communautés (On l’aura compris, dans notre grille d’analyse, le terme Communauté désigne ici, en fait, des Etats) : il y a donc plusieurs ministres des sports. Et ils n’ont peut-être pas tous envie de faire la même fête ni d’en proposer des séparées. L’Etat se tait (peut-être est-il intervenu discrètement, dans un sens ou dans l’autre, auprès de L’Union mais cela, nous l’ignorons). Or l’Etat était le seul à pouvoir dire si, oui ou non, cette équipe était nationale, même symboliquement par une fête nationale. L’absence de fête renvoie les Diables Rouges à leur statut d’équipe de L’Union. Une équipe d’Elites dont on peut saluer la performance mais qui reste l’équipe d’une Communauté.
Pour toutes ces raisons, il nous semble incorrect - quel drame ! - de parler d’équipe nationale pour désigner les Diables Rouges. La question qui devient alors réellement pertinente est de savoir pourquoi elle continue à être présentée comme telle ? Pourrait-on se contenter de parler, dans une posture qui pourrait se présenter comme post-moderne, de l’équipe des Diables Rouges ? 

Etat-Nation


Il reste une imprécision, un « détail »… Nous avons établi une analogie entre Etat et nation. Or l’adjectif dérivé de Etat est bien étatique, pas national. Nous avons considéré dans notre questionnement que la Belgique constituait  un Etat-Nation. Or certains lecteurs pourraient évoquer que les Diables Rouges forment bien une équipe nationale, et non une équipe étatique, de la même façon que l’on peut attribuer la caractéristique nationale à une drache, à Tintin, au chocolat… Dans ce cas, effectivement, les Diables Rouges forment une équipe nationale. On peut s’appuyer sur des raisons historiques, patrimoniales, traditionnelles, sentimentales… Dans ce cas, il faut alors définir et délimiter la nation à laquelle on se réfère… Et ça, c’est tout, sauf un « détail »…