dimanche 15 décembre 2019

Communication publique, vérité et fracture numérique


La communication publique : pour la vérité, contre la fracture numérique


Face aux fake-news, les institutions publiques doivent continuer à diffuser des informations et à être entendues car elles transmettent la Loi. Et elles sont tenues de les transmettre à tous les usagers. Des communicateurs publics sont en charge de cette mission. Mal connus et mal reconnus n’oeuvrent-ils pourtant pas, d’une part à maintenir une vérité d’une haute qualité face à la tempête du relativisme?  Et d’autre part à préserver les liens avec personnes fragilisées, en évitant la fracture numérique. Et si la démocratie parlementaire leur accordait enfin les moyens de mener à bien cette double quête ?

Délimitons d’abord la profession dont il est question ici. En Belgique francophone, la communication publique désigne la discipline qui transmet des informations émises par une instance publique à la destination d’un groupe de citoyens.

Une vérité solide

Cette information initiale présente donc le mérite de reposer sur une assise solide puisqu’elle a été forgée dans un creuset démocratique, souvent une assemblée législative ou, éventuellement, une autorité politique mais pour des décisions prises dans le cadre de son mandat exécutif.  La communication promotionnelle du politicien ou de son parti, que d’aucuns qualifieront de propagande, relève de la communication politique, qui constitue une autre discipline.
Cette information à émettre est par ailleurs consignée dans le Moniteur Belge ou dans les procès-verbaux d’instances officielles, ce qui autorise une validation rigoureuse via des recoupements critiques par chaque citoyen qui le souhaite.
D’autre part, la communication publique s’adresse à des citoyens, pas à des clients et elle ne cherche pas à vendre mais à informer et/ou à favoriser des comportements visant l’intérêt général. Elle ne peut donc pas être suspectée de marketing
Nous oserons qualifier cette information initiale de « vérité ».  Transmise par les communicateurs publics, cette « vérité »  profite d’arguments valables à opposer à  la « post-vérité ». C’est une information authentiquement citoyenne qui peut être vérifiée par tout un chacun, dont l’émetteur est connu et doit rendre des comptes et qui n’entre pas dans le cycle du profit.

Précarité et fracture numérique

Les communicateurs publics sont aujourd’hui, dans cette mission, régulièrement  confrontés à un une problème dont peu perçoivent l’ampleur : l’inégalité de traitement engendré par la fracture numérique. Les technologiques modernes offrent des facilités indéniables pour assurer des transmissions d’informations à grande échelle. Ces nouveaux moyens se présentent souvent comme plus écologiques (le remplacement d’une brochure par un site web par exemple) et plus économiques. Les budgets ont donc tendance à les favoriser. Cette fascination peut escamoter une évidence : une grande partie de la population précarisée ne dispose pas d’un accès efficace à ces nouvelles technologies. Pour le secteur privé cette fracture numérique ne constitue pas un problème puisque ces personnes ne deviendront pas des clients. Sur ce point la communication publique et la communication du secteur privé divergent fortement. Certaines techniques venues du secteur privé pourraient donc s’avérer peu productives, voire même néfastes pour l’usager  qui se trouve de l’autre côté de la fracture numérique. Les stratégies communicationnelles publiques doivent prendre en compte cette réalité. Une simplification administrative par le recours aux ordinateurs doit donc se penser simultanément à la création (ou au moins à la préservation) de canaux de transmission humains.

Peu (re)connue

Forte de ces atouts, la communication publique est pourtant fragilisée. Elle demeure très peu reconnue en Belgique francophone : par le public, par ses propres acteurs et par ses commanditaires.


                        
Le grand public connaît assez mal les communicateurs publics car leur rôle est souvent médiatiquement effacé, à l’exception des porte-parole. Les communicateurs publics se sentent parfois isolés ou désignés par défaut à cette fonction, pourtant essentielle. C’est pourquoi  une association professionnelle, WBCom, agit depuis de nombreuses années pour favoriser leur formation continue. Des cours spécifiques sont dorénavant donnés dans les universités et les hautes écoles. La communauté professionnelle se structure. C’est un début prometteur mais cela ne suffira pas.

Il est sans doute temps d’aller plus loin et d’inscrire la discipline dans une véritable reconnaissance sociétale. Trois voies sont ouvertes.
 
Trois voies vers la nouvelle vérité

La première piste suppose la constitution d’un code déontologique, à l’instar de ce que l’Association Belge de la Communication Interne (ABCI) a déjà réalisé. Le communicateur public porte une responsabilité importante et il est indispensable que son action soit balisée par un cadre déontologique.
Si un effort doit venir des communicateurs eux-mêmes, d’autres mesures doivent être prises au niveau sociétal. Il ne faut pas se voiler la face, le communicateur public est soumis à de fortes pressions. Dans le chef de nombreux politiciens ou autres responsables de service, la distinction entre information et propagande n’est pas extrêmement claire. Des  actions de communication sont régulièrement perturbées par des comportements qui confondent l’intérêt général et les avantages que certains peuvent en tirer. Le cadre légal ne protège pas le communicateur public contre sa propre hiérarchie lorsque cette dernière dérape. Ce sont les deux dernières pistes que nous préconisons : d’une part que la description de fonction professionnelle du communicateur public soit adaptée à l’importance de sa mission et d’autre part que sa profession puisse être défendue par un Ordre officiellement reconnu.
Cette dernière piste peut paraître surprenante dans la mesure où un Etat moderne se caractérise par une méfiance constitutive à l’égard des corporatismes. Une telle association nous semble toutefois nécessaire pour unir les forces pour défendre la neutralité de l’Etat et  pour offrir une réponse démocratique solide aux ravages de ce que certains nomment parfois la post-vérité mais aussi à ceux de la ségrégation engendrée par la fracture numérique.
François-Xavier HEYNEN
Administrateur WBCOM

jeudi 5 décembre 2019

Le vrai cadeau de saint Nicolas


Le vrai cadeau de saint Nicolas

 
Voici donc revenu saint Nicolas et avec lui son cortège de commentaires et de critiques. Le personnage ferait peur aux enfants, il devrait enlever sa croix ou sa canne, et ne parlons même pas du Père Fouetard. Nous aimerions ici  développer une approche en insistant sur un point souvent omis: à la fin de l’histoire, saint Nicolas perd sa barbe. Toujours. Et ce moment, qui peut être traumatisant, constitue le véritable rite de passage, bien plus que la distribution des bonbons.  Saint Nicolas offre ainsi de beaux cadeaux aux enfants devenus grands. Nous allons convoquer Platon et Nietzsche pour expliquer comment.

Mon premier souvenir de saint Nicolas est associé au salon familial. Devant le divan, il y avait une porte à deux battants. Celui de gauche s’ouvrait et un bras ganté de blanc en sortait. Une grosse voix  inconnue, mais qui devait venir de Haut, énonçait mon prénom ou celui de mon frère. Celui qui était désigné devait se lever pour aller chercher le cadeau. Ce n’était pas traumatisant. Cependant, je n'aurais jamais osé ouvrir cette porte qui conduisait au bureau de mon père. Cette pièce était coupée de la réalité, elle devenait sacrée, le temps de la cérémonie. 
J’ai sans doute vu saint Nicolas, au loin, dans les rues du village. En classe, j’ai eu peur lorsque j’ai du jouer de la flûte pour lui et le reste de mes condisciples. J’ai été heureux de chanter pour lui, les « prières » que nous connaissions tous, et de recevoir de ses mains le premier pull-over de mon club de judo. Je ne reconnaissais aucune voix, pas même celle de mon père qui ne portait la barbe que le 6 décembre.

Puis, bien sûr, vient le moment inéluctable où la barbe blanche tombe. En ce qui me concerne, je ne me souviens ni quand ni comment. Mais la page était tournée. Irrévocablement ?
Je suis devenu professeur, j’offre des bonbons à mes élèves le 6 décembre. Je suis devenu papa, j’ai déposé des cadeaux pour mes enfants et je me suis régalé de leurs sourires. Je perpétue la tradition, sans trop y réfléchir. Ce n’est que récemment que j’ai compris sa puissance de métaphysique appliquée. 


Platon


Ainsi, pour expliquer l’allégorie de la caverne de Platon, je fais référence à saint Nicolas. Dans cette métaphore antique, des gens sont enfermés et attachés dans le fond de la caverne et ne voient que des ombres sur la paroi. Ils sont convaincus qu’il s’agit là de la réalité. L’un d’entre eux se détache. Après une période d’acclimatation, il sort de la caverne, découvre le monde extérieur et change sa vision du monde. Puis il revient dans la caverne et décrit son expérience à ses camarades d’infortune en les invitant à le suivre. 
Les étudiants comprennent assez vite que l’homme qui s’échappe symbolise le philosophe. Cependant ils admettent plus difficilement que nous sommes tous, eux y compris, susceptibles d’être attachés dans cette caverne. C’est ici que saint Nicolas apporte son aide. Car ceux qui y ont cru saisissent vite la possibilité d’une part d’être victime de l’illusion et d’autre part de l’effort nécessaire pour s’en extraire.  Ils ont vécu cette période d’acclimatation, la barbe qui tombe, qui se traduit, chez Platon, par une douleur dans les yeux lors du premier contact avec la lumière du jour. Saint Nicolas offre cette aide pédagogique. 

Le rite du passage


Mais il y a plus. Quand la barbe tombe l’enfant est invité à s’intégrer dans une communauté plus large. A l’école il fera partie de ceux qui savent, de ceux qui ont dorénavant le pouvoir de transmettre l’émotion et la bienveillance. Il est détenteur d’un secret qui ne trouve son sens que dans un groupe complice dont il est dorénavant l’un des membres. Il a probablement vécu une désillusion mais elle peut se transformer  en une ressource pour l’avenir. Et cela me semble l’un des véritables apprentissages qu’offre saint Nicolas.  Peu importe qu’il porte une barbe ou une croix, l’enjeu ne se situe pas là. Il existe bien un rite de passage, non confessionnel, offert à tous.

Un rite anti-rituel


Pourtant il nous semble y avoir un enjeu religieux ou plus précisément dogmatique, dans le prolongement de la caverne de Platon. Nous l'avons vu, la rencontre avec saint Nicolas est un moment sacré: chants incantatoires, trône, formes rituelles… La communauté crée une sacralisation qui va permettre aux plus jeunes, pour lesquels le rituel est mis en place, de développer une croyance, l’espace de quelques années. Ensuite viendra, immanquablement, la désacralisation. Le grand barbu n’était pas et n’a jamais été un être magique. Saint Nicolas est mort. Et il convient ensuite de dépasser ce petit drame. La barbe tombée n’entraine pas l’apocalypse ou la fin des temps, le monde continue à tourner. Et il peut même mieux tourner puisque la communauté de bienveillance s'est accrue. 
Et voici le second apport pédagogique, cette fois en rapport avec Nietzsche: la mort de saint Nicolas ouvre une porte conceptuelle vers la mort de Dieu. Admettre la mort de Dieu, et donc de toutes les valeurs traditionnelles, constitue une "terrible conquête pour un esprit patient et respectueux." Dans "les trois métamorphoses de l'Esprit", c'est dans ces termes que Nietzsche désigne la métamorphose du lion, étape essentielle vers celle de l'enfant qui "... veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde" ("Ainsi parlait Zarathoustra").

Nietzsche

Ainsi, la tradition de saint Nicolas est profondément iconoclaste contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord. Il ne peut pas y avoir de religion dans le saint qui arpente les rues pour distribuer des bonbons tout simplement parce qu’il est voué à être détruit. Non seulement, pour rejoindre Marx, il est invention humaine, mais en plus il va disparaitre. La tradition de saint Nicolas est un mélange de « L’homme a créé Dieu » et de « Dieu est mort ». Les dogmatiques en tous genres n’aimeront pas saint Nicolas car il est celui qui permet de renverser la Table des Valeurs. Saint Nicolas n'apprend pas la religion, il la menace profondément. Les symboles qui figurent sur lui sont voués à disparaitre avec la chute de sa barbe. Ainsi enlever la croix de sa mitre est presque une bénédiction pour les Chrétiens. Remarquons que les publicitaires ne placent pas leurs logos sur saint Nicolas. Ce dernier est une icône conçue pour être... détruite. Les défenseurs de saint Nicolas sont donc de faux iconophiles et de vrais iconoclastes. Mais que sont les pourfendeurs de saint Nicolas ? De vrais iconophiles et de faux iconoclastes ?

François-Xavier HEYNEN
www.philofix.be


mardi 26 novembre 2019

Vous êtes belle, merci!


Vous êtes belle, merci


Peut-on dire à une inconnue qu’elle est belle ? Comment ne pas y voir un comportement scandaleusement déplacé, parfaitement politiquement incorrect et peut-être même, comble de l'horreur, sexiste ? Voilà la cruelle question que je me pose parfois au détour d’une charmante rencontre. Elle ne semble pas philosophique a priori. Bien que…

Pourtant imaginons. Imaginons que l’histoire débute par un tôt mardi glacé, dans un improbable train en retard. Assis en première classe, je somnolerais. Un bruit de porte ou un ralentissement un peu brusque perturberait mon repos précaire: j'ouvrirais les yeux.

Ne pas lui dire

Je ne sais pas ce qui attirerait mon regard vers l'inconnue assisse, jambes croisées, de l'autre côté de l'allée centrale. Peut-être sa chevelure soyeuse. Peut-être ses jambes callipyges délicieusement protégées par de légers bas paradoxalement aussi noirs que transparents.  Peut-être sa jupe, véritable écrin où viendraient harmonieusement se loger le haut de ses cuisses.
Ensuite - ou serait-ce avant? mon esprit ne parvient pas à trancher - ses yeux éclaireraient mon âme.  Dans ce moment béni, je saisirais un instant, une fois encore, ce que la Beauté platonicienne signifie : un infini à contempler. Au cœur de ce wagon fatigué, sur le siège élimé, sous les bagages usés, illuminant les yeux bleus, au fond de la pupille, c’est le Beau total qui se baignerait dans l'iris. Quelques fractions de secondes éparses et c’est le choc pour le mortel: croiser le concept ultime de la Beauté.  Franchir le fleuve Lethe sans en boire l’eau, C’est bien ce qui m’attendrait dans le train vers la Capitale de ce petit matin, jusque là anodin. L'inconnue verrait que je la regarde avec admiration. Ou pas. Peu importe: elle me sourirait. Et c’est dans ce sourire, le couronnement des cheveux, des jambes, de la jupe, du visage et des yeux que je plongerais vers le bonheur. 
Le train ralentirait. Pas seulement pour moi, mais pour moi aussi, pour moi malheureusement. Je devrais en descendre.  Dès ce jour, je haïrais Bruxelles-Nord. Avant de quitter le wagon chaud et éclairé par cette grâce discrète, je lancerais un dernier regard à cette muse égarée. Mais elle aurait déjà détourné la tête, peut-être intéressée par l'animation des navetteurs sur le quai.
J’aurais voulu lui raconter mon émoi. Ou bien non. Simplement lui dire: « Vous êtes belle, merci ». Je n’aurais pas envie d’elle, je n’aurais pas envie de la revoir, ni même de lui parler, j’aurais seulement envie de lui dire « Vous êtes belle, merci ». Quatre mots qui me semblent imprononçables.   
Alors je serais descendu sur le quai, dans le froid et la grisaille. Une voix mi-humaine mi-informatique débiterait un charabia  sur les retards et les voies. Je serais passé devant la fenêtre de la Muse. J’aurais baissé la tête vers les pavés sombres. Il n’y aurait plus de Platon, plus de ciel, plus de beauté. L’escalier m'entraînerait vers les entrailles de la gare.
Le train s'est enfoncé dans le soleil levant, emportant l'espoir au loin.
Je ne vous reverrai jamais, Madame. C’est mieux, sans doute. 

Ne pas l'écrire

Si une telle sottise m'arrivait au détour d'un voyage (professionnel par exemple), j'aurais envie de l'écrire pour contourner ma frustration. Mais ce ne serait pas plus simple de l'écrire que de lui parler. Pour le lecteur, ma fascination esthétique pourrait paraître au mieux pour de l'immaturité, ou, au pire, pour une pulsion bestiale. Dire à une inconnue « vous êtes belle, merci » me semble aussi hors de propos que de la qualifier d'obèse ou de noire.
Je peux énoncer « Ce coucher de soleil est beau » mais pas « cette femme est belle ». Comme si le mot qui signe mon admiration pour le soleil devenait une preuve d'irrespect pour la femme. Mais pourquoi ?
Peut-être est-ce parce qu'il existe de laids couchers de soleil et de laides femmes ? La politesse exclut l'expression: "Vous êtes laide, madame." Mais ce n'est pas ce que je veux dire. Moi je veux dire: "Vous êtes belle, merci".
Peut-être est-ce parce qu’en énonçant cela, je la dépossède d'une richesse. Je dégraderais son capital: "Regardez! C'est la vedette de la télé. Je l'ai reconnue malgré son déguisement". 
Peut-être a-t-elle offert sa beauté à son mari et peut-être est-il  inconvenant de distinguer une beauté qui n’aurait donc pas été totalement donnée. Peut-on s’offrir à l’autre par morceaux ? Ne vaut-il pas mieux, alors, se voiler la face et le corps ?
Peut-être est-ce parce je l'agresserais dans sa vie privée, voire son intimité. Tout simplement peut-être n'a-t-elle pas envie d'entendre cela et ne puis-je pas lui imposer cette offense.
Peut-être aussi commettrais-je un acte immoral à l'encontre de la femme qui m'aime. Certes j'ai le droit de trouver belle la septième symphonie de Beethoven, probablement ai-je le loisir d'apprécier le premier concerto de Rachmaninov interprété par Yuja Wang. Je peux trouver la Joconde belle sans mettre en péril ma vie sentimentale. Mais qu’en est-il pour une inconnue dans le train ? Sa beauté est-elle compatible avec ma vie de couple? Le beau de la septième, le beau de Yuja Wang (pardon, de Rachmaninov!), le beau de la Joconde, le beau de la muse de ce train, ne se constituent-ils pas à la même source platonique? L'amour réduirait-il la transmission ou la perception du beau ? Aurais-je accès à plus de beauté dans le monde si j'étais célibataire ? 
Toutes ces questions m'empêcheraient probablement d'écrire que cette femme, dans le train, ou n'importe où ailleurs, était belle.
Encore faut-il ajouter que, peut-être aurais-je pu le lui dire, si j'avais été un peu courageux. Mais, au fond, peut-être lui ai-je dit, l’écrirais-je si c’était le cas ? L’inconnue a peut-être vu la fascination dans mon regard, dans mes yeux et dans mon sourire. Elle et moi, pouvions-nous parler ? Nos alliances n'avaient-elles déjà pas tout dit, ouvrant et fermant la discussion ? 
Après tout, peut-être la muse m'a-t-elle regardé par la fenêtre lorsque j'ai baissé les yeux en passant devant et sous elle. Je peux imaginer que ce mardi-là elle m'a vu disparaître dans l'escalier en regrettant de ne pas m'avoir demandé l'heure. 

Consentement éclairé

Le train est parti, les navetteurs aussi. Il ne reste que mes souvenirs éclairés qui m'ont apporté du bonheur durant toute la journée. Je ne vous reverrai jamais, Madame. Je ne vous ai pas dit merci d’être si platoniquement belle. Je ne vous l'ai pas écrit non plus et, même si je l'avais écrit, je n'aurais pas l'occasion de vous faire parvenir ce message. En utilisant Facebook ? Non car il faudrait alors que je précise d’où venait ce train. Mais tout cela je ne le ferai pas, ce serait très inconvenant, tout comme le serait pour le lecteur l'idée de partager ce texte.  

Je voudrais dédier ce texte à tous les jeunes romantiques, sincères mais timides, qui aujourd’hui doivent rencontrer bien des difficultés à se frayer un chemin dans la jungle du langage politiquement correct pour prononcer ces quelques mots infranchissables. Espérons que demain ils ne seront pas obligés de contresigner un document de consentement éclairé pour oser dire : « Tu es belle ! ».

lundi 11 novembre 2019

Circulez, y a rien à voir!

Circulez, y a rien à voir !


Nous aimerions revenir sur la polémique autour des propos scandaleux de l’éditorialiste Julie Graziani et de son recadrage par Clément Viktorovitch, puis sur la large diffusion de «l’affaire » sur les réseaux sociaux. Il nous semble que le véritable débat est esquivé au profit d’une validation tacite, ou inconsciente, du système en place. Sous la polémique qu'il fallait éteindre, couve un débat bien réel.

Résumé de l’affaire


Premier temps : l’affaire démarre sur un plateau de télévision. Mme Graziani y évoque sur un mode outrancier, la gestion politique de certains comportements individuels dont les conséquences, à ses yeux, ne doivent pas être prises en charge par la société. Elle prononce des phrases très malheureuses à propos d’une femme qui se plaignait de son niveau de vie au président Macron « Qu’est-ce qu’elle a fait pour se retrouver au SMIC, est-ce qu’elle a bien travaillé à l’école ? … et puis si on est au SMIC, il ne faut peut-être pas divorcé dans ces cas-là… ».  Son discours suscite immédiatement l’indignation, d’abord sur le plateau de télé, ensuite sur la toile.
Second temps : peu après, sur une autre station télé, le chroniqueur Clément Viktorovitch procède à un recadrage. Son intervention peut se résumer à une attaque en règle contre Julia Graziani. 

Il croit pouvoir résumer la pensée développée par Mme Graziani comme suit : « Les individus sont intégralement responsables de leur sort, de ce qui leur arrive » ou bien encore « comme c’ (ce qui t’arrive) est de ta faute, la société ne te doit rien ». Il en déduit : « C’est une idéologie radicalement libérale ». Il poursuit en démontrant que Julie Graziani est une radicaliste à l’aide d’une série de séquences vidéo de précédentes déclarations. Ce qui signe une attaque ad hominem. Il insiste sur la collaboration que Mme Graziani entretient avec le magazine l’Incorrect, réputé proche du Rassemblement National (depuis lors, elle a été virée pour ces faits). Il s’agit d’une argumentation affirmant, in fine, que la chroniqueuse est proche de la pensée de Marine Le Pen.
L’étape suivante est un procès d’intention. Le journaliste définit la fenêtre d’Overton. A savoir l’éventail des opinions dicibles au sein du débat public. Cette fenêtre  peut être élargie. Et l’une des façons d’y parvenir est de laisser des opinions extrêmes s’exprimer. De la sorte, des propos plus modérés mais extérieurs à la fenêtre d’Overton pourront apparaître dans le débat public. Or, rappelle le chroniqueur, Marine Le Pen a avoué qu’un combat culturel était à mener. Il semble logique, pour M. Viktorovitch, qu’il soit fait appel à des francs tireurs dans ce combat, pour tenir des propos extrêmes (ou radicaux) qui élargiront la fenêtre. M. Graziani est donc une sorte d’éclaireuse pour la politique de Marine Le Pen. CQFD. Il s’agit d’un procès d’intention indirecte.
La sanction découle naturellement de ce qui précède : il ne faut pas être naïf, on ne se trouve pas devant un dérapage mais un acte délibéré au profit de la progression de Rassemblement National.
Le processus n’est pas fini, il continue avec un point Godwin. Une caution morale, M. Cost-Gavras, vient établir un parallélisme avec Hitler. Et le tout se termine par une sacralisation de la presse capable de réaliser une critique objective. Bravo M. Viktorovitch. La messe est dite.

Sauf que...

En décomposant l’argumentation, on trouve une attaque ad hominem, un procès d’intention, un point Godwin et un argument auto-référentiel. C’est peut-être vrai mais c’est intellectuellement plutôt faible. Et surtout cette approche est politiquement très inquiétante.
Il y a d’abord deux imprécisions conceptuelles. D’une part, il n’est pas correct d’établir un lien entre un libéralisme ‘radical’ et la pensée du Rassemblement National. En quoi les propos de Mme Graziani ont-ils un lien avec le libéralisme ? Quel libéral dira, par exemple, qu’il vaut mieux rester marié que divorcer et…se libérer ? Le raccourci est périlleux (mais il n’est pas là par hasard : il est nécessaire à la démonstration).
D’autre part, la référence à la fenêtre d’Overton cache un enjeu moral pourtant incontournable. Dire qu’il existe des choses indicibles dans l’espace public est une chose. Dire que des propos extrémistes peuvent faire bouger les lignes en est une autre. Il est possible de moduler cette affirmation puisque l’on peut également postuler que ces propos extrêmes réduisent l’ouverture de la dite fenêtre. C’est d’ailleurs l’argument qui est utilisé pour prétendre que les premières victimes des intégristes islamistes sont les musulmans eux-mêmes. Mais suivons M. Viktorovitch dans son raisonnement. Nous le disions: ce dernier implique un problème moral (plus précisément téléologique) : pourquoi serait-il mal d’agrandir cette fenêtre ? Comment déterminer si cette fenêtre doit être plus grande ou plus petite sans, immanquablement, définir ce qu’est une bonne fenêtre ?
M. Viktorovitch semble faire lui-même ce qu’il reproche à Mme Graziani : il défend une position politique, celle du pouvoir qui a défini la fenêtre d’Overton médiatique française.  Pour mieux comprendre : devant un discours radical écologique, faudrait-il aussi convoquer la fenêtre d’Overton ? Cette fenêtre conceptualise un cheminement de l’idéologie vers le politique mais sans se soucier des valeurs préconisées. Si les propos préconisent de l’élargir, de la maintenir ou de la réduire, ils ne sont plus objectifs.

Tout ceci a pour conséquence de noyer le débat authentiquement politique. Et cela, c’est bien le fait de M. Viktorovitch et de ceux qui partagent la vidéo sans la commenter. En effet la question posée par Mme Graziani, très maladroitement et de manière outrancière, semble être celle-ci: "La travailleuse a eu recours à des libertés civiles de base (le divorce). Elle exerce un emploi dans la société pour une rétribution fixée pour la loi et elle ne s'en sort pas ? C'est normal et c'est de sa faute." Cette formulation est inadmissible et elle conduit plus vers la guerre civile que vers le débat. Nous allons donc continuer avec une autre formulation qui se cache dans la première : "Comment traiter les personnes dont le comportement génère des conséquences néfastes et qui, en plus, s’en plaignent auprès du pouvoir en place ?". 
Cette question n’est pas du tout vide de sens. Elle est même essentielle dans la construction de toute société. L’Apôtre Paul n’introduit-il pas déjà un débat similaire en répondant aux Thessaloniciens (3 :10) : « … si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange point aussi. » ?  (à ce sujet, l'ouvrage  « Celui qui ne travaille pas ne mange pas - vingt siècles de répression des pauvres » par Régis Burnet, Editions du Cerf, 2015 ).
Nous adoptons tous des comportements à risques et parfois cela ne se termine pas bien. Pouvons-nous nous plaindre, et si oui, à qui ? Dans quelles limites l’Etat doit-il accepter ? Prendre en charge ? Refuser de prendre en charge ?
Et toutes les questions sous-jacentes : quel est le montant nécessaire pour assurer une vie décente ? Faut-il organiser une meilleure éducation pour que les liens entre causes et conséquences soient mieux perçus par les individus (comme on le pratique par exemple contre le tabagisme ou contre l’obésité) ? Comment traiter les citoyens qui ne jouent pas le jeu de la société tout en restant dans les lois ? Autrement dit comment organiser les lois ?
Y a-t-il, pour l’instant, une justice dans la répartition des richesses ? C’est la question cruciale car si les richesses étaient infinies, il n’y aurait aucune raison de s’interroger sur qui a droit au SMIC.

Un débat annihilé

Toutes ces questions relèvent du débat politique. Or, et c’est que nous reprochons à l’approche prônée par M. Viktorovitch, la critique scandaleuse de Mme Graziani, est purement et simplement annihilée. Et le débat est anéanti par des arguments non rationnels et non régulés. Un tel processus écrase aussi ceux qui voudraient pouvoir discuter sur le thème du partage des richesses et se retrouvent de facto bannis. De là à dire que M. Viktorovitch est un défenseur du pouvoir en place déguisé en chroniqueur, il y a un pas que nous ne franchirons certainement pas. Nous pensons seulement que sa réaction est mal calibrée. Et nous craignons que certains, frustrés par l’anathème, s'éloigneront du débat, ce qui n’est bon ni pour la presse ni pour le vivre ensemble ni, a fortiori, pour la démocratie en général. Ceci étant dit, rendons à César ce qui est à César: les propos tenus par Mme Graziani conduisaient inéluctablement à la polémique, pas au débat.


François-Xavier HEYNEN

mardi 27 août 2019

La civilisation du poisson rouge


 La civilisation du poisson rouge


« La civilisation du poisson rouge »  décrit avec brio l’état actuel de nos relations avec les réseaux sociaux. Il utilise le facteur explicatif économique, qu’il nomme « économie de l’attention », pour énumérer, avec intelligence, les dérives mortifères, pour l’homme et pour la société, de ces réseaux. Loin de la technophobie ou du complotisme, l’auteur énonce ensuite des pistes réalistes et urgentes pour se sortir de cet enfer numérique.



 M. Bruno Patino aborde la question des réseaux sociaux en partant de sa longue expérience de journaliste fasciné par l’avènement de l’internet. Il était de ceux qui voyaient dans l’émergence du WEB un outil formidable pour améliorer l’agora, pour étendre les interactions entre les individus et pour outiller efficacement la presse pour lui garantir d’assurer son rôle de choisir les sujets et de relater les faits pour transformer la population en citoyens.
C’est donc un technophile informé qui dresse le bilan de la progression du web et de la dangereuse dérive des réseaux sociaux. L’utopie initiale s’est transformée en une machine à détruire la société et les individus au profit d’intérêts commerciaux.
Bruno Patino démontre cela avec intelligence en se focalisation sur les réseaux dont il démonte le fonctionnement.

Addiction

 
Il énonce d’abord les pathologies dont les utilisateurs sont atteints, en particulier l’addiction. Une addiction qui est voulue par les réseaux sociaux grâce à la mise en œuvre de diverses découvertes psychologiques du siècle dernier. Notamment la célèbre expérience du rat de Skinner. Enfermé dans une cage, un rat peut actionner un distributeur. Si ce dernier offre une quantité constante de nourriture, le rat maitrisera l’appareil et mangera à sa faim. Si ce dernier offre aléatoirement les aliments, alors le rat va s’activer frénétiquement et finir par se gaver sans pouvoir s’arrêter de recommencer. Cette théorie a été exploitée par les casinos et par… les fils d’activités sur Facebook par exemple où se mélangent les choses importantes et les inepties. Le rat est incapable de sortir par lui-même de cette situation inconfortable. Et l’humain ?
Patino affirme que cette addiction n’est pas un hasard mais qu’elle répond au contraire à une volonté commerciale. C’est ce qu’il nomme l’économie de l’attention. Le temps devient la denrée la plus rare pour les consommateurs potentiels, il faut donc capter l’attention pour transformer le temps en publicités et achats. Les utilisateurs deviennent dépendants du réseau social parce que ce dernier est conçu pour qu’ils soient rivés à l’écran. Par exemple, en offrant de la dopamine, par les « likes » des autres usagers. Et tous ces comportements sont observés, analysés automatiquement et stockés par seulement quelques opérateurs.

Utopie dévoyée  

Pour l’auteur, l’utopie initiale d’une agora démocratique élargie par le WEB est ainsi détruite par les passions individuelles et par l’accumulation des données et du temps dans quelques mains.
Facebook le savait-il ? Zuckerberg affirme que non, rappelant que ses objectifs déclinent la liberté d’expression. Mais Patino, lui, situe en 2008, avec l’arrivée de Sheryl Sandberg et de ses adwords (publicités liées aux données individuelles), le basculement de Facebook vers les pratiques d’addiction.
C’est un fait maintenant souvent évoqué : les algorithmes de recherches finissent par enfermer l’utilisateur dans une bulle dans laquelle ne se trouvent que les gens qui pensent comme lui. Ici aussi Patino explique  les raisons de ce phénomène : à nouveau l’objectif est de capter l’attention et donc la vente d’espace publicitaire, tout en plongeant l’utilisateur dans une sorte d’auto-endoctrinement.
Dans une intéressante comparaison croisée avec Orwell et Huxley, Patino trouve une autre façon d’expliquer son maitre-mot : c’est bien le 1984 d’Orwell qui devient notre réalité, mais par le pouvoir économique. Et la propagande politique qui étouffe la pensée n’est pas générée par un pouvoir étatique mais par chaque individu.
Les idéologies sont donc parcellisées, ce qui rend  d’autant plus complexe l’avènement d’une agora. La presse qui jusque là pouvait assurer un rôle fédérateur en choisissant les sujets de société  est à présent débordée par la fragmentation des auditoires et par le déferlement des informations. Toutes les informations sont accessibles et donc la presse qui autrefois fournissait l’information, aujourd’hui est suspectée de cacher de l’information.

La rentabilité du doute  

Le doute s’installe partout.  Et ce doute s’inscrit et enrichit lui-même dans l’économie de l’attention. Ils participent à un cercle vicieux car le doute est moins cher à produire que la vérité et qu’il est beaucoup plus attirant, donc il accapare plus de temps et produit plus d’interactions.
On le voit le constat est sombre et l’ennemi est clairement désigné : l’objectif commercial des réseaux sociaux. Toutefois cette analyse permet des perspectives positives. Pour Patino en effet, la dérive n’est pas d’ordre technologique. Il n’y a donc pas de peurs technophobes à développer. Il n’y a pas non plus de grands complots mais simplement un modèle économique qu’il est possible de combattre pour revenir à l’utopie initiale du web. Le combat est, au fond, la lutte traditionnelle contre les ravages du capitalisme débridé : imposer des normes, interdire les incitants addictifs (comme on le fait dans les casinos),  séparer contenus et publicités, imposer (ou évoquer) des cadres juridiques, proposer de nouvelles formes juridiques… Et toutes ces mesures sont possibles à condition de comprendre les enjeux et de cesser de croire au mythe numérique. Les grandes plates-formes ont un intérêt objectif à ne pas transformer leurs utilisateurs en zombies et donc elles pourraient, elles aussi, participer à se défi.
Combattre ne suffira pas, il faudra aussi se soigner des addictions : en retrouvant du temps pour soi, en apprenant à débrancher les machines ou à réduire leur présence.

Un livre à lire

 
On aura peut-être l’impression d’avoir lu 1000 fois tout cela mais Patino donne du sens à l’ensemble. Avec "La civilisation du poisson rouge", il signe un ouvrage qui a le mérite de dresser un bilan assez complet et relativement neutre de la situation des réseaux sociaux. Il ne diabolise aucun acteur, ce qui renforce sa position. Et s’il propose de combattre l’économie de l’attention, il ne s’inscrit pas pour autant dans de l’illibéralisme ni dans un retour à une forme d’étatisme. Au contraire il propose une vision que nous pensons authentiquement moderne, qui présente les faits et ouvre le dialogue, sans exciter les susceptibilités, tout en proposant des solutions.




jeudi 25 juillet 2019

Greta Thunberg peut-elle parler au nom de la science?


Greta Thunberg peut-elle parler au nom de la science?


En France, l’Assemblée Nationale a récemment entendu la jeune Greta Thunberg. Les élus ont, pour la plupart, applaudi la militante écologiste, y compris lorsqu’elle leur reprochait un manque de maturité ou de ne pas lire les rapports. Des voix se sont opposées à sa venue (par exemple parmi les députés ) et/ou à ses propos (par exemple le philosophe Michel Onfray ). A contrario, d’autres intervenants ont salué le discours tenu et ont défendu l’oratrice ( voir cet article du Courrier International  ). Sur les réseaux sociaux nous avons pu constater, une fois de plus, que ces deux camps ne dialoguent pas, préférant réciter des crédos et diaboliser l’adversaire.
Pour essayer de déminer le débat, nous aimerions tenter d’examiner les propos tenus à l’Assemblée et en particulier l’usage de la science comme source de validation de mesures politiques.


Le discours

Le discours regroupe les arguments habituels : la production de CO2 est trop élevée, les responsables (politiques, économiques et des médias) ne veulent pas le voir, pourtant il est urgent d’agir. Des chiffres en provenance du GIEC ( https://www.ipcc.ch/ ) sont mentionnés pour étayer l’affirmation. Greta Thunberg reconnait ensuite que les députés ne sont pas obligés d’écouter l’enfant qu’elle est mais que, par contre, ils doivent se plier aux évidences de la science.  Se basant sur le GIEC, elle parle alors au nom de la science pour réclamer des changements.  La logique est simple: puisqu’il y a urgence (climatique), il n’y a pas de place pour un juste milieu. Autrement dit, il n’est plus question de réfléchir, il faut agir.
 C’est ce renoncement à la raison qui nous interpelle.
 Revenons sur le discours. Mme Thunberg insiste sur le rapport du GIEC et pose la question, ou plutôt lance le défi : « existe-t-il un autre GIEC? Un autre accord de Paris? ».   Elle ancre son discours dans sa vision de la science : « Si vous respectez la science, si vous comprenez la science, alors tout est dit » (5 m 30), « Les faits scientifiques sont clairs et nous les enfants, tout ce que nous faisons, c’est de communiquer sur ces faits scientifiques » (7 m 57)  ou bien encore « Vous avez le devoir d’écouter les scientifiques et c’est tout ce que nous vous demandons, unissez-vous derrière les scientifiques ». (10 m 55)
Ce discours présenté de la sorte devrait récolter l’assentiment général. 

Les réactions d'opposition

Alors comment expliquer les réactions, parfois virulentes, d’opposition ? Il y a une première série d’explications qui relèvent d’un mépris entretenu par les uns et les autres, notamment via des attaques ad hominem. Notons par exemple que parmi ceux qui reprochent à Onfray de s’en prendre à Thunberg, certains n’hésitent pas, à leur tour à sombrer dans le ad hominem, en salissant Onfray.
Des arguments économiques sont également servis: un camp affirme que rien ne bouge car le système industriel veut le statu quo. L’autre affirme que Thunberg est le cheval de Troie d’un autre système industriel (voire du même sous une nouvelle forme). Pour ces deux catégories, les mêmes arguments peuvent donc être utilisés et inversés puisqu’il n’existe pas d’instance régulatrice pour mettre un terme au débat. Ce qui exacerbe les frustrations.
L’appel à la science et donc à la neutralité de la raison pourrait départager les opposants. Thunberg se réfugie derrière la science qu’elle pense pouvoir résumer aux rapports du GIEC. Elle use ainsi d’un argument d’autorité déguisé « Y a-t-il un autre GIEC? ». L'argument d'autorité est ici une nouvelle source de conflit. Car il pourrait très bien exister, au même niveau scientifique, un autre GIEC. En effet, pour rappel, ce dernier est une groupe de scientifiques qui rassemble des documents et n’entreprend pas lui-même d’études. La spécificité du GIEC ne provient donc pas d’un haut niveau scientifique (ce n’est pas un centre de recherche) mais bien de sa reconnaissance officielle par l’ONU. On se rappellera que le Prix Nobel que le GIEC a reçu est celui de la Paix.

 

L’argument scientifique

Reste l’argument rationnel: la science affirmerait l’urgence climatique (avec ou sans le GIEC). Mais ici aussi le débat reprend car cette assertion (ou son contraire) peut agacer lorsqu’elle est prononcée par une personne non formée à la science.
Désavouer cette affirmation, c’est prendre le risque d’être disqualifié dans le rang des climato-sceptiques. Car le doute, qui pourtant fonde la science cartésienne, est dévalorisé si pas exclu par l’urgence climatique. Il y a ici un sérieux problème épistémologique: si la raison doit être mise à l’arrêt par l’urgence du futur, alors quelle est la validité du raisonnement ? Mme Thunberg ne perçoit pas ce problème de fond. Pourtant la science moderne ne se construit pas sur des certitudes ni sur des finalités. Elle est établie par une communauté de personnes qui utilisent le doute et la raison désenchantée. Ainsi, il nous semble contreproductif, et dangereux pour la qualité de la science, de prétexter la science pour justifier un discours politique. Cela n’empêche pas que les déclarations de Mme Thunberg soient éventuellement pertinentes ni que les mesures préconisées trouvent un sens social opportun, ce n’est pas notre propos. Mais Mme Thunberg ne nous semble pas habilitée à recourir à la science et il nous semble normal que des adultes le lui signifient avec bienveillance. 
Aussitôt une question plus inquiétante surgit: qui peut alors invoquer la science pour justifier des mesures politiques ? L’histoire regorge d’exemples parfois inquiétants qui devraient nous inciter à la prudence.

vendredi 12 juillet 2019

Un credo plutôt qu'une théorie de la dictature


Un credo plutôt qu'une théorie de la dictature


Dans son nouvel opus, "Théorie de la dictature" Michel Onfray utilise deux oeuvres de Georges Orwell, les célèbres « 1984 » et «La Ferme des Animaux » pour tenter de fonder une théorie de la dictature. Le raisonnement d’Onfray est simple:  Orwell est un véritable génie et ses propos peuvent être tenus pour un traité de pensée politique « A égalité avec Le Prince de Machiavel ou le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, le Léviathan de Hobbes ou le Contrat Social de Rousseau » (p.9).  Il est donc normal que les dystopies décrites dans ces deux romans coïncident avec le monde actuel.
Pour Onfray, c’est le cas. Il lui reste alors à associer Big Brother et son mystérieux parti omnipotent à l’Etat maastrichien. 



La « démonstration » peut sembler tentante. Pourtant elle ne présente guère de rigueur.
Il y a d’abord une pétition de principe qui consiste à dire que je considère que tel auteur est vraiment vorace puisque je considère que ce qu’il dit est vrai. Ensuite il est incorrect de dire que notre monde est celui de ces dystopies: il n’y est pas fait référence à l’expansion des religions, au péril écologique et au développement anarchique du consumérisme. Certes il existe de nombreuses similitudes et les nombreuses pages de paraphrase de l’oeuvre orwellienne présentent un certain intérêt. Mais il s’agit avant tout d’un résumé orienté par Onfray pour montrer que notre monde est dirigé par des exploiteurs sans morale et qui écrasent toute forme de rébellion en confisquant la Révolution. Malheureusement en procédant de la sorte, Onfray appauvrit le discours de l’artiste. Et surtout il ne présente aucun regard critique sur Orwell, par exemple à l’aide d’une biographie critique. D’autres interprétations sont certainement possibles de « 1984 », par exemple en considérant que Orwell se savait condamné par la maladie.
Onfray livre aussi des éléments historiques (mais malheureusement sans référence) qui chargent Jean Monnet et François Mitterrand ainsi que, grosso modo, tous ceux qui sont favorables à l’Europe mastrichienne, plus ou moins assimilée à une entité ultra-libérale. Seul le Général de Gaulle trouve grâce aux yeux de Michel Onfray car, en s’opposant aux Américains et en refusant de transformer la France en une province des USA, il a permis aux Français de ne pas sombrer dans le consumérisme, tout en gardant le principe de la nation. La nation est présentée comme un rempart contre l’ultralibéralisme et pas du tout comme une source potentielle de guerre.
L’ultralibéralisme, pour Onfray, conduit aussi l’homme vers le transhumanisme, qui sera réservé aux fortunés et qui signifier l’élimination pure et simple de l’homme. Il est donc bien question de nihilisme et de destruction de l'humanité à des fins commerciales et égoïstes. Ce que Onfray résume par l'expression: "Idéologie libérale-nihiliste". Idéologie que l’auteur exècre, pour ceux qui l’ignoreraient encore.
Dans l’ensemble, « Théorie de la dictature » est construit autour d'un résumé de « 1984 » et de la « Ferme des Animaux » enchâssé dans une diatribe contre l’Union Européenne actuelle.


jeudi 4 juillet 2019

A-t-on besoin des défenseurs de Carola Rackete?


A-t-on besoin des défenseurs de Carola Rackete ?

La capitaine du navire « Sea-Watch », Mme Carola Rackete, est donc passée sur le devant de la scène médiatique en ramenant des naufragés dans un port italien.  Nous aimerions nous interroger sur la pertinence de la récupération idéologique d’un tel geste. En particulier nous nous méfions des risques de clivage générés  par la moralisation simplificatrice d’une situation complexe.

Revenons au point de départ: la question des migrants divise l’Europe depuis longtemps.  Cette division est profonde et complexe pour ceux qui veulent bien prendre la peine de l’observer.  Les arguments proposés sont très variés et contradictoires. Les principaux thèmes peuvent être rassemblés: l’impact économique des migrations, l’enrichissement de la culture et/ou de la religion, le niveau de sécurité, la nation… Pour toutes ces problématiques, il est possible de trouver des réponses favorables et des réponses défavorables. Devant une telle gabegie d’informations, y compris de statistiques plus ou moins rigoureuses, l’esprit critique aura tendance à établir une généalogie pour saisir les causes de l’immigration. Et là, à nouveau, la complexité est de mise: conflits intérieurs, guerre d’invasions (dont certaines menées par l’Occident), persécutions ou difficultés économiques.  Ici aussi on trouvera des interprétations  sur toutes ces causes. Au choix, on peut nier les unes et accentuer les autres, en fonction des présupposés politiques, plus ou moins conscients.
En deçà de ces causes, il est encore possible de tirer des mouvements plus profonds: ceux de l’Histoire ou de la Politique pour les uns, ceux d’une volonté économico-politique pour les autres. Ici, de la même façon, on trouvera des arguments défendant toutes les hypothèses. A ce stade il n’existe plus de statistiques ni d’arguments économico-politiques, mais de l’idéologie voire de la métaphysique (du matérialisme historique par exemple). Sans compter une question anthropologique: comment l’homme se construit-il en interagissant avec les autres hommes ?



Cette approche généalogique prend beaucoup de temps et nécessite une volonté critique qui impose la prise de recul. A côté de cette démarche, il existe une autre solution, plus agréable et plus rassurante: se détourner de l’explication rationnelle pour se concentrer sur le caractère moral de l’événement. La question devient: est-ce bien ou mal ? La capitaine a-t-elle posé un acte bon en sauvant les naufragés ? En ces termes, la problématique, à l’origine complexe, se réduit à: êtes-vous gentil ou méchant ?
Cette technique, chère aux activistes, conduit à une réponse évidente. Mais à quel prix ? Fondamentalement elle approfondit le fossé entre les parties car les nuances sont perdues.  De plus, en subissant la moralisation le discours, les interlocuteurs se voient attribuer le qualificatif de "bon" ou "méchant". Certains sont donc discrédités pour des raisons non rationnelles, par un camp qui s’érige en gardien du Bien et qui, au passage, instille une vision partisane. A court terme, le camp qui s’approprie le Bien se renforce. Mais, en face, les autres citoyens peuvent se sentir trahis par le coup de force. D’où l’importance, pour éviter la macération du ressentiment, que l’Etat garantisse la neutralité. En l’occurrence ici la capitaine doit passer devant la Justice pour établir le déroulement physique et légal des faits. Il est aussi souhaitable que les médias traitent la situation avec un maximum d’objectivité et ne se limitent pas à la réductrice et clivante question morale mais tentent d’établir un dialogue basé sur la raison plutôt que sur les passions.

Déplaçons-nous dans les montagnes. Si un passage est trop complexe mais que des téméraires s’y aventurent tout de même, comme c’est le cas lorsque des novices tentent un hors-piste dans la tempête, les sauveteurs s’activeront pour les secourir.  C’est humain et c’est le rôle de l’Etat. Le citoyen pourra saluer le courage des guides de montagne et/ou pointer l’inconscience des naufragés. Ensuite, la réflexion conduira les autorités à modifier les balises ou à mieux éduquer les touristes, ou à augmenter le nombre d’hélicoptères … ou pas. C’est ce que nous avons appelé la démarche généalogique.  L’approche morale utiliserait ce fait  divers pour se poser des questions du genre: est-il bien ou mal de pratiquer le hors-piste ? Et surtout: est-il bien ou mal d’exercer la profession de sauveteur ?