Entre modernité et post-modernité

Voici une approche de la rupture entre modernité et post-modernité, vue à travers la science et l'humanisme. Il s'agit d'un mémoire rédigé pour l'obtention de mon DEA en philosophie.


U.C.L
ISP – Année académique 2003-2004




  

Modernité / Post-Modernité
A travers les statuts de la science et de l’humanisme.



Promoteur Monsieur le Professeur FELTZ

 
Modernité – Post-Modernité

Introduction



La présence de risques majeurs générés par la science dans notre monde contemporain permet de reposer, en partant de l’angoisse, une question que la philosophie se pose depuis plusieurs dizaines d’années : vivons-nous dans une nouvelle phase de la modernité ou sommes-nous entrés dans la post-modernité.
Le présent travail a pour but de partir de « La fin de la modernité » du philosophe Vattimo et de tenter de dégager les arguments qui plaident en faveur ou qui s’opposent à la post-modernité. Deux grands volets ont spécialement retenu mon attention : l’approche du duo science-raison et le regard posé sur l’humanisme. Hanah Arendt (La crise de la Culture), Charles Taylor (Le malaise de la Modernité), Richard Rorty seront tour à tour conviés à dialoguer avec le texte de base de Vattimo. Munis de toutes ces informations, nous aurons alors défini le cadre dans lequel s’opposent Giddens (Les conséquences de la Modernité) et Beck (La Société du Risque). On verra alors que la distinction initiale entre science et humanisme s’avère bien ténue. A plusieurs reprises en effet, les conséquences de l’un et de l’autre vont s’entrecroiser.

Vattimo, philosophe italien, né en 1936, jette sur la Modernité un regard très critique. Se basant sur les textes de Nietzsche et Heidegger, il proclame que la modernité est une maladie dont il est temps de se remettre. Pour sortir de cette maladie, il faudra abandonner l’idée d’Etre, l’idée de vérité. Outre une série de considérations sur l’art, il développe les révolutions de deux aspects de cette nouvelle approche du monde : la science et l’humanisme. La science et la raison ne doivent plus avoir de prétention à la vérité. L’humanisme n’a plus aucun fondement et le sujet lui-même doit être profondément remis en cause.

         Il propose comme solution le verwindung. Ce concept évoque le dépassement mais un dépassement qui n’abandonnerait pas le passé, afin de se démarquer de la course en avant résumée par la nouveauté incessante.

Ce travail en reprend un autre[1], basé sur une lecture croisée de Ulrich Beck et Anthony Giddens autour du risque. L’un comme l’autre y voient une caractéristique majeure de la modernité. Pour Giddens, la notion même de risque apparaît avec la modernité.  Les deux auteurs voient dans ces risques une remise en question fondamentale du rôle de la raison et de la science. Avec les risques, la science est obligée de traiter non plus seulement la nature mais également l’univers créé par la technique.  Ce nouvel univers génère un monde nouveau qui, pour Beck, prend le nom de société du risque. Beck et Giddens sont toujours d’accord pour dire que cette nouvelle vision du monde est caractérisée par l’absence d’autres[2]. En effet, les menaces sont telles que leur portée concerne tout le monde. Les classes disparaissent et l’on se retrouve dans un monde nouveau, le lien social va donc changer à son tour. Un lien social qui ne pourra plus se faire que sur base et avec la science. La science entre en politique et la politique a besoin de la science. Mais la réflexivité ne s’applique pas qu’à ce binôme. Elle atteint surtout la science elle-même. Les risques nécessitent une remise en cause de la science. Les deux auteurs sont d’accord sur ce point. Mais, pour Beck, la science doit apprendre à s’auto-dominer en poussant la réflexivité à son terme et en en tirant toutes les conclusions. Par contre, Giddens laisse entrevoir l’ajout dans la science de composantes morales car, pour lui, on ne peut plus se contenter de s’attaquer aux impacts externes.

Ce débat en appelle un autre, celui qui agite les philosophes et sociologues autour du possible dépassement de la modernité. En effet, à première vue Beck, resterait dans le sillon moderne en voulant appliquer la modernité sur la modernité. Et Giddens lui s’élancerait au-delà de la modernité. Mais une étude plus approfondie va nous permettre de mettre en perspective cette première approche. Comme nous allons le voir, le concept de « risque majeur » est une passerelle intéressante entre de nombreux auteurs. Principalement parce qu’il se situe à la jonction entre la science et l’homme et qu’il peut être, à ce titre, considéré comme le dernier cri de la modernité ou l’appel de la postmodernité.



1ère partie : La science et la raison remises en doute.

Introduction

L’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima et plus encore celle de la centrale nucléaire de Tchernobyl, la catastrophe de Seveso, pour ne pas parler de tous les problèmes environnementaux, induisent immanquablement une question : la science, ce fleuron et ce pilier de la modernité, peut-elle encore légitimement perdurer ?
La question se pose plus encore si l’on évoque non seulement les catastrophes déjà provoquées mais aussi les apocalypses possibles : guerre nucléaire, mort d’espèces entières à cause des OGM,…
Dans cette première partie, il s’agit d’aborder la science sous l’œil de la raison aride. En faisant fi donc des considérations humaines qui seront, elles, traitées dans la deuxième partie. Nous nous contenterons ici de tenter de percevoir si la raison peut, raisonnablement, se valider elle-même.
Peut-elle accéder à la vérité ? A une vérité ? Cette vérité elle-même a-t-elle encore un sens ? Ou faut-il revoir ses prétentions à la vérité ? A l’être ? La science doit-elle, à cause des risques qu’elle induit, abandonner une partie de ses activités ? Ou doit-elle, au contraire, gérer les risques comme s’il s’agissait d’un nouveau domaine de compétence ?

L’apologie du nihilisme selon Vattimo

Pour Vattimo, le nihilisme est encore à l’œuvre dans nos sociétés et il est donc trop tôt pour pouvoir en tirer un bilan. Mais, d’ores et déjà, et contrairement à une vision largement répandue, pour lui, le nihilisme est une chance, et probablement la seule, dont l’homme dispose pour sortir de la modernité. Pour définir le nihilisme, il reprend les définitions de Nietzsche et Heidegger, philosophes qu’il voit comme les penseurs du nihilisme.
Chez Nietzsche, le nihilisme se traduit principalement par la mort de Dieu, c’est-à-dire la dévalorisation des valeurs suprêmes. Mais, et ceci sera constant dans l’approche de Vattimo, cette disparition n’est pas synonyme de fin, bien au contraire. Dans ce cas, la mort de Dieu va permettre le développement des valeurs. Plus encore, tant que Dieu est vivant, les valeurs ne peuvent pas se développer. Il faut mettre un terme aux valeurs suprêmes pour que les valeurs se développent. Voilà une première pierre pour construire l’édifice de Vattimo : un édifice dont le nihilisme rend possible la construction.
Chez Heidegger, le nihilisme est le processus par lequel, à la fin, il n’en est plus rien quant à l’être. L’être s’annihile complètement en se transformant entièrement en valeur : « pour Heidegger, la réduction de l’être à la valeur met l’être sous la coupe du sujet qui ‘reconnaît’ les valeurs… »[3]. Mais attention, il faut comprendre ici valeur au sens de valeur d’échange. Donc, le nihilisme est l’absorption de la valeur d’usage par la valeur d’échange : « le nihilisme, ce n’est pas le fait que l’être serait sous la coupe du sujet, mais que l’être se soit entièrement dissous dans le discourir de la valeur, dans les transformations indéfinies de l’équivalent général. »[4]
Réduire l’être à la valeur d’échange peut sembler signer, pour bon nombre, une dégénérescence de la pensée et appeler à des réactions vives. Vattimo désigne comme fers de lance de cette réaction le marxisme et la phénoménologie. Il pointe également le long conflit qui oppose les sciences de la nature aux sciences de l’esprit. Les sciences de l’esprit sont la zone de la valeur d’usage. Mais, aux yeux de Vattimo, il s’agit là de combats d’arrière-garde. Pour Vattimo, la consommation de l’être par la valeur est une chance. C’est une chance qu’il faut saisir même si elle ne se soldera ni par la gloire ni par l’arrivée de nouvelles valeurs métaphysiques mais bien par un nouveau monde, enfin sorti de la modernité. Ce nouveau monde ne sera pas authentique (comment pourrait-il l’être puisque Dieu est mort ?) mais il devra être considéré comme ce qu’il est : une fable. Dans le monde de la valeur d’échange généralisée, tout est donné comme narration, comme récit. Le rôle des media est ici considérable.

Le nihilisme est bel et bien une chance en un triple sens. D’abord au sens effectif car la massification de l’information, la médiatisation ne sont pas nécessairement synonymes d’aggravation de l’aliénation. Au contraire, la déréalisation va faciliter la mobilité du Symbolique et non créer de nouvelles valeurs suprêmes. Ensuite, « on ne se réapproprie le sens de l’histoire qu’en acceptant le fait qu’elle ne possède pas un sens massif ou un caractère métaphysique et théologique péremptoire ».[5] Enfin, le nihilisme est un appel à la prise de congé, en l’occurrence prendre congé de l’être comme fondement.

Dans ce passage, la technique joue un rôle essentiel. Vattimo redéfinit le Ge-Stell de Heidegger. Par Ge-Stell, il faut entendre la totalité du poser technique qui constitue l’essence historico-destinale du monde de la technique. Le monde se modifie par l’arrivée de nouvelles techniques et celles-ci nous provoquent, positivement ou négativement. Ce Ge-Stell que Vattimo définira plus tard comme l’accomplissement cohérent de la métaphysique est également le premier et  insistant éclair de l’Ereignis.[6] Ce qui signifie que l’être se dissout dans le language.
La technique est, elle aussi, prise dans ce processus. Ainsi, elle n’est pas une réalité forte mais une fable, un message transmis. Ce qui autorise Vattimo à conclure que « le mythe de la technique déshumanisante et la ‘réalité’ de ce mythe dans les sociétés de l’organisation totale sont des crampes métaphysiques, qui continuent à donner une lecture de la fable en termes de ‘vérité’ »[7]. Cette affirmation va prendre une signification particulière dans notre débat. Elle permet de remettre fondamentalement en cause la validité du discours des scientifiques mais aussi des opposants à la technocratie.
Vattimo rejoint ici d’autres penseurs de la post-modernité comme Lyotard par exemple : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour ‘postmoderne’, l’incrédulité à l’égard des grands métarécits »[8]. Lyotard déconstruit les Mythes et les Histoires. Ils sont d’ailleurs désinvestis car ils n’ont pas tenu leurs promesses ou, pire, ils ont tourné au drame indépassable avec Auschwitz. On pourrait, en première approche, considérer que le progrès est un mythe. Au delà, on peut également considérer que la technique déshumanisante est un mythe. Un mythe qui trouverait ses racines, par exemple, dans les romans de science-fiction du début du 20ème siècle, que l’on pense à 1984 de Georges Orwell ou au Meilleur des Mondes de Huxley.
Giddens s’inscrit en retrait par rapport à ce courant général de rejet des métarécits. En effet, il relance l’idée, pour aider à maîtriser le camion fou que représente la modernité, de réintroduire ce qui ressemble étrangement à un nouveau mythe : « Il faut des modèles de réalisme utopique »[9].

Hiérarchisation des sciences ?

Comme le relève Beck dans la Société du Risque, l’argumentation développée par le mouvement écologiste est lui aussi de l’ordre de la science. Si l’on s’en tient à Vattimo, la définition des risques majeurs est aussi une fable. Peut-on se contenter de qualifier de fables ces menaces quant à la survie de notre espèce ? Si l’on peut admettre que les lois de la gravitation universelle sont une belle histoire pour physicien romantique, n’est-il pas indispensable d’accorder aux discours sur les risques un autre statut ? Surgit alors la question de savoir comment hiérarchiser les différentes assertions de la science. Ce qui nous ramène au débat entre Giddens et Beck sur la vision de l’avenir de la science.

Pour Beck, il n’y a pas de hiérarchisation. Certes, il définit deux phases de la science : la science simple ou primaire et la science réflexive ou secondaire. Mais ce classement est chronologique, pas hiérarchique Dans la science simple, les problèmes sont clairement séparés entre causes et résolutions. La science définit clairement les objets qui sont les causes des problèmes à régler. Et ces objets sont pris en charge par des branches différentes de la science, les champs d’application ne se recoupent donc pas.
Bien entendu, il peut exister des erreurs dans la science simple mais ces erreurs sont débattues dans des forums internes qui monopolisent la rationalité. Si des insuffisances en sortent, elles sont attribuées à l’état d’avancement incomplet de la science. Elles seront donc utilisées comme de nouvelles impulsions qui permettront à la science d’avancer sans remettre en cause le monopole de sa connaissance, bien au contraire, puisqu’elle sera renforcée et stabilisée par la crise qu’elle viendra de gérer. Il ne restera plus alors qu’à imposer, de façon autoritaire, les nouveaux résultats à l’extérieur.
Mais, et c’est là la thèse de Beck, cette phase de la science est terminée. Dorénavant, nous sommes entrés dans la science réflexive, dans l’interdisciplinarité qui place la science et la technique au rang des causes possibles des problèmes et des erreurs. Les fautes et erreurs ne sont plus, comme précédemment, l’occasion d’évolutions. Au contraire, cette fois elles font exploser les rapports de pouvoir. L’évolution scientifico-technique devient un problème : on scientificise la scientificisation en la considérant comme un problème.[10]
Dorénavant, les contradictions entre les sciences vont apparaître au grand jour et les champs d’application vont se recouper. Des sciences vont se permettre d’en critiquer d’autres. La gestion des erreurs ne se fera plus dans les comités internes d’une discipline spécialisée. On va voir de nouvelles structures de répartition de pouvoirs entre la théorie, la pratique et le politique. Entre les sciences, les concurrences vont s’exacerber, au détriment de la reconnaissance et du traitement social des risques. Pourtant, les risques vont être mis en évidence à leur tour, mais par le grand public. L’opinion publique va imposer la reconnaissance des risques : les risques reposent sur des définitions et des relations qui ne sont pas internes aux sciences mais propres à la société toute entière.[11]
Il y a pourtant quelque chose de plus. Dans la première phase de la science, des critiques extérieures existaient mais elles étaient le fait de profanes. Cette fois, on constate une scientificisation des protestations contre la science. La critique est scientifiquement fondée et elle affronte la science avec les armes de la science. La science s’autofustige et elle doit faire face à un rempart politique, surtout si elle a des applications pratiques.
Pour ces raisons, la crédibilité de la science auprès du public diminue mais, dans le même temps, elle s’ouvre de nouveaux domaines d’effectivité : ce sont de formidables opportunités d’expansion. Voilà donc la science relancée dans sa recherche, à travers ses propres contradictions : La gestion publique des risques liés à la modernisation est la voie de la transformation des erreurs en opportunité d’expansion.[12]
Il n’est pas question ici de fables. Il est question d’une multitude de discours qui co-existent et quoi doivent être régulés par la raison, par la réflexivité. La proclamation scientifique des risques n’est pas un mythe. Giddens aussi prend au sérieux la possibilité d’une apocalypse générée par la science des hommes.

Par contre, chez Giddens il est possible de déceler une forme de hiérarchisation dans les déclarations de la science. Ici aussi, la science n’est pas considérée comme une fable. La technologie a un dynamisme propre important mais, une fois installée, elle a également une forte inertie. La science développe d’innombrables applications mais celles-ci semblent incontrôlables d’autant qu’elles s’attaquent maintenant à la nature humaine elle-même. Giddens apporte une solution très différente de celle de Beck : il fait intervenir la morale là où Beck avait misé sur la capacité de la science à s’autodominer : Si l’on veut éviter des dégâts sérieux et irréversibles, il faudra s’attaquer non seulement à l’impact externe, mais également à la logique de développement technologique et scientifique incontrôlé. L’humanisation de la technologie impliquera probablement l’introduction de la dimension morale dans la relation aujourd’hui largement « instrumentale » entre les êtres humains et l’environnement créé[13]. Fable ou pas, pour Giddens, les enjeux humains sont trop importants pour laisser la réflexivité décider seule.

Faut-il sauver la science ? Si oui, sous quelle forme ? Doit-on continuer à appliquer la raison, même aride, ou bien faut-il faire entrer en ligne de compte d’autres facteurs, plus humains, voire plus moraux ?
Giddens, comme Beck, voit dans la construction d’un lien la solution aux problèmes, ou tout du moins des pistes intéressantes. Pour Beck, nous l’avons déjà dit, il faut que la science continue à user de la réflexivité sur elle-même. Et le lieu de prédilection pour y parvenir est la sociologie. Elle permet en effet de faire le lien entre les différentes disciplines scientifiques. On reste clairement dans la modernité avec le rôle essentiel attribué à la rationalité. La science est capable de s’auto-dominer si elle poursuit sa démarche de réussites entamée depuis trois siècles.
Giddens, lui, veut également un lien mais ce lien doit être plus social. La sociologie aussi a un rôle important à jouer. Giddens n’est pas très clair dans ses visions d’avenir. D’une part, pessimiste, il rappelle que l’apocalypse est possible. D’autre part, optimiste, il parle de réalisme utopiste, tout en rejetant toute forme de téléologie. Cette notion lui permet d’envisager la sortie de la modernité. Le monde pourrait alors dépasser la modernité et de nouvelles institutions, plus informatives que dirigistes, verraient le jour. L’une des nécessités serait alors d’introduire la morale dans la recherche scientifique. Moraliser la recherche pour ne plus la laisser errer. Les OGM ne sont-ils pas un lieu de moralisation extrême puisque l’on y parle de vie et de mort d’espèces? Une partie du débat n’est-il pas récupéré par ceux qui prétendent voir une insulte à Dieu lorsqu’il est question de manipulation génétique? Mais, dans le même temps, la volonté de nourrir la population entière de la planète avec les méthodes scientifiques n’est-elle pas, aussi, un exemple de réalisme utopiste?

La réflexivité selon Hegel

         Mais Beck et Giddens apportent-ils réellement quelque chose de neuf au débat ? Beck, voulant faire de la modernité sur de la modernité, restant ainsi dans la modernité. Giddens se détournant de la raison toute puissante, entrant dans la postmodernité. En vérité, il semble bien que cette distinction soit beaucoup plus ancienne. Elle a en tous les cas déjà été pensée par Hegel. Même si l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit n’utilise jamais le concept de « risques majeurs ». Dans les leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel en quelque sorte évoque déjà très clairement cette idée de lien. Même si son approche est autre. Hegel étudie la progression de l’esprit à travers le temps, les civilisations et les différentes disciplines. L’esprit culmine avec la trio  religion-science-philosophie. Aux yeux de Hegel, les sciences sont des démarches qui visent à connaître, c’est-à-dire à prouver et à démontrer. Elles veulent dégager des concepts, des lois selon un caractère systématique : « Elle (la culture scientifique) possède, en commun avec la philosophie, la forme, c’est-à-dire la pensée, la forme du général. »[14]
Mais les sciences restent positives c’est-à-dire dans le règne de l’immédiateté, du factuel et du non-prouvé. Leur objet est toujours fini. « Elles (les sciences) disposent du moment de la pensée personnelle qui appartient en propre à la philosophie et qu’elles conservent comme une chose essentielle. Le défaut c’est que leur pensée est abstraite et que les objets dont elles s’occupent sont abstraits (finis) »[15]
L’esprit, emporté par son élan, va donc dépasser les sciences pour entrer dans le domaine de la philosophie. Il cesse d’être entendement pour devenir raison. Cela semble correspondre à ce que Beck et Giddens désignent par le lien. Ce lien serait-il la raison, enfin advenue ?
         Il convient d’approfondir ce passage de l’entendement vers la raison. Car si ce passage hégélien est identique au lien imaginé par Beck et Giddens, alors il est clair que l’hypothèse de la post-modernité disparaît. En effet, l’avènement de la raison est une étape certainement (et peut-être typiquement ?) moderne. Et l’atteindre correspond peut-être à la Fin de l’Histoire mais on se situe toujours dans la pensée moderne, plus que jamais peut-être.
Une lecture attentive de la doctrine de l’essence, dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, permet de mieux comprendre ce que Hegel entrevoit par entendement et par raison. Il est utile d’étudier cette partie du texte car le moment de l’essence est, en plus de l’opposition entre le sujet et l’objet, le passage de l’être vers le concept. Il est aussi le moment de l’opposition la plus violente entre l’objet et le sujet. C’est surtout le moment où Hegel va développer le concept de réflexion, un concept essentiel qui va permettre à l’être (qui est parce qu’il est) de prendre du recul avec lui-même. Grâce à cela, il va se transformer peu à peu pour devenir concept. Très rapidement, il apparaît indubitablement que si l’on veut parler de réflexion on doit parler de prise de recul, autrement dit de différence (souvent interne). On ne peut concevoir une réflexion qu’avec du recul. C’est ce que fait sans cesse la raison, elle qui est capable d’unir l’identité et la différence. La réflexion nécessite une différence simultanée à une identité. C’est pour cela qu’Hegel rejette toute forme de dualisme, les deux pôles sont en fait unis et ne peuvent exister seuls s’ils sont disjoints. Comme les deux faces d’une feuille transparente ne peuvent exister qu’ensemble. Chaque face est la même chose que l’autre et pourtant elle est différente. Pour Hegel, la science n’arrive pas à concevoir cela.
Les scientifiques pourraient alors se rabattre sur la logique et prétendre que leurs disciplines sont logiques et, au moins dans leur fondement, inattaquables.  Hegel est-il logique? Cette question peut sembler insolite, voire iconoclaste. Toutefois, en reposant la question en ces termes, elle prend tout son sens: la logique est-elle un outil du raisonnement ou de l’entendement? Les fondements logiques que Hegel évoque, à savoir les principes d’identité et du tiers-exclu sont clairement abordés dans la partie de sphère où la raison n’est pas encore advenue. Le principe d’identité n’est valable que dans l’abstraction, ce qui semble le dévaloriser. D’autant que A est en fait A et non-A. Ceci ne nie pas le principe d’identité mais, pour le comprendre avec la raison, il faut admettre que le principe d’identité inclut le principe de différence. Au vrai, nous n’avons pas le choix, il n’y a pas d’autre possibilité, ou encore c’est nécessaire: nous devons admettre ce A qui est un non-A tout en étant A.
Contre le tiers-exclu, c’est tout le processus d’Hegel qui est mobilisé. D’abord parce que chaque nouvelle étape est une fusion-dépassement de la précédente. Mais aussi parce que à chaque apparition d’un dualisme, tout est entrepris pour le faire disparaître. Or, qu’est-ce qu’un dualisme sinon une application du principe du tiers-exclu? Le principe du tiers-exclu ne peut certainement pas exister. Tout au plus peut-il être une vision de l’entendement. Et, à y réfléchir un peu, nous pouvons percevoir que le dualisme ne permet pas la liberté. Au contraire, il enchaîne la pensée dans une forme de schizophrénie.
         Or l’identité et le tiers-exclu sont la base de la logique. Bien entendu, certains pourront toujours prétendre que la science n’est pas construite sur ce fondement. Mais, il est évident que, à l’heure actuelle, les ordinateurs fonctionnent sur une base binaire. Les calculs sont donc effectués dans le registre de l’entendement. Or en ce qui concerne les risques, ils sont très souvent estimés sur base de statistiques calculées par des ordinateurs.

Pour Hegel, prendre du recul par rapport à la science pour lui appliquer la réflexion, c’est faire de la philosophie. On pourrait appeler sociologie ce que Hegel désigne par philosophie. Beck n’aurait alors que redit ce que Hegel avait déjà étudié en profondeur. Les risques n’ayant servi que de déclencheur à sa réflexion.

         L’approche de Giddens, par contre, laisse penser qu’il pourrait y avoir un au-delà à la modernité. Ainsi, pour Hegel, faire intervenir des considérations morales, ou même subjectives, à ce stade du cheminement de la pensée est exclu. Il faut bien se rendre compte qu’avec la doctrine de l’essence, il n’est aucunement fait référence à une inter-subjectivité quelconque. L’individu, au sens où il serait capable d’entrer en relation avec ses semblables, n’est pas pris en considération. Introduire de la morale à ce stade, c’est donc un sacrilège. Autrement dit, la science comme la propose Giddens n’est pas de la science aux yeux de Hegel.  Il n’est donc même pas sûr que cette science-là pourrait se revendiquer du simple entendement. Ou alors, si elle le peut, Giddens doit admettre que cette science-là relève d’une autre sphère de l’esprit, probablement de celle de la… philosophie. Et donc, une science morale n’est rien d’autre que la philosophie sous un autre nom.  On le voit, Giddens, remis dans le cadre hégélien, ne parvient pas à en sortir.

         Pour le verwindung de Vattimo, l’étude est plus délicate[16]. Simplement, il me semble, d’après ma compréhension sur base des traductions (parfois indirectes puisque Vattimo a traduit l’allemand vers l’italien avant d’être lui-même traduit en français) que le verwindung est déjà ce mouvement de l’esprit présenté par Hegel dans la doctrine de l’essence. Vattimo reproche en effet au dépassement moderne d’abandonner le passé[17]. Vattimo est en effet obsédé par l’inintérêt du mythe de la nouveauté. Pour lui, la nouveauté, qui pourtant caractérise la modernité, n’a aucun sens puisque le seul but de la nouveauté est de préparer une nouvelle nouveauté qui la remplacera et ainsi de suite. La quête de nouveauté, qu’il dit typiquement moderne, finit par avoir comme effet de supprimer toute forme de créativité. Pour Vattimo, le dépassement[18] dialectique traditionnel induit un rejet de la chose dépassée. Le Verwindung, lui tiendrait compte de ce passé. Il n’y aurait donc plus cette fuite en avant vers la nouveauté que Vattimo réprouve. Et une porte s’ouvrirait donc vers la post-modernité puisque celle-ci, toujours selon Vattimo, est caractérisée par ce besoin incessant de nouveauté.
Mais, en lisant Hegel, ce désir de nouveauté n’apparaît pas. En fait, le mouvement de l’esprit d’Hegel avance sans cesse mais sans renier son étape précédente. Il me semble, au contraire, que le mouvement incessant va de l’intérieur vers l’extérieur et réciproquement, il n’y a pas de notion chronologique, aucune référence à un passé et à un futur et le concept de nouveauté trouve difficilement une place dans cet univers. Il n’y a jamais rien de nouveau, le tout se modifie, se transforme, évolue, entre en lui-même, prend du recul, puis recommence mais rien n’est jeté. En somme, rien ne se crée, tout se transforme. Vattimo utilise comme exemple la société de consommation qui produit pour produire et pour survivre. Il s’appuie d’ailleurs sur Arendt qui, dans la condition de l’homme moderne, décrit l’univers moderne d’auto-destruction du travail. Mais ces exemples font état de situations qui, tout comme la morale, sont bien éloignées des préoccupations de la doctrine de l’essence. En tous les cas, ils ne permettent pas d’établir une distinction efficiente entre la verwindug et le dépassement.
Si on regarde l’évolution de la science elle-même, la question est ouverte de savoir si elle tient compte de son passé ou pas ? Elle se remet régulièrement en cause et rejette une partie de ses théories régulièrement mais, le fait de les rejeter, n’est-ce pas en tenir compte ? La science moderne ne progresse pas par tabula rasa. Mais il est également exact qu’apparaissent des disciplines nouvelles, que l’on n’aurait même pas pu imaginer quelques décennies plus tôt.
           

2ème partie : Humanisme et (post)modernité

Introduction

L’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima, la destruction de Dresde, mais plus encore l’extermination technique dans les camps nazis, pour ne pas parler des génocides plus récents, induisent une nouvelle question: l’humanisme, cet autre fleuron et ce pilier de la modernité, peut-il encore perdurer dans la modernité avancée? 
L’individu porteur de tous ces droits existe-t-il vraiment ? Cette conception d’un sujet absolu n’est-elle pas une nouvelle prétention à la Vérité ? Y a-t-il un sens à parler de Droits de l’Homme dans un monde multi-culturel ? Doit-on construire la morale non sur la raison mais sur les sentiments ? La science doit-elle tenir compte de la survie de l’espèce humaine dans son progrès ?

La crise de l’humanisme selon Vattimo

Vattimo reconnaît qu’il existe une connexion entre la mort de Dieu et la crise de l’humanisme. En effet, l’humanisme perd son fondement transcendantal et donc s’affaiblit d’autant. Mais cette faiblesse est, aux yeux de Vattimo, non pas la fin de l’humanisme mais, au contraire, un appel à une nouvelle vision du monde.  : « Il n’y a d’humanisme que comme déploiement d’une métaphysique où l’homme se donne un rôle, mais un rôle qui n’est pas nécessairement central ou exclusif »[19]. Tel est le paradoxe que Vattimo présente. L’humanisme dépend de la métaphysique et si la seconde décline, la première sombre. Mais « la métaphysique ne peut survivre comme telle que si son trait ‘humaniste’, au sens d’une réduction de tout à l’homme, reste dans l’ombre.[20]Pour sortir de ce paradoxe, il va donc falloir imaginer un humanisme dans lequel l’homme n’a pas un rôle central ou exclusif.
Pour Vattimo, relisant Heidegger, ce n’est pas du tout un hasard si la technique moderne est liée à la crise de l’humanisme. En effet, la technique moderne est la culmination de la métaphysique. L’essence de la technique moderne a en effet le même but que la métaphysique : « Dans son projet global d’enchaîner tendanciellement la totalité des étants en des liens causaux prévisibles et maîtrisables, la technique présente le déploiement extrême de la métaphysique ; ce sont des moments différents d’un même processus »[21]. Il y a bien une crise de l’humanisme parce que la technique « abrutit » l’homme, le « déshumanise ». L’objectivité scientifique lamine la subjectivité de l’homme. Vattimo apporte alors un élément essentiel à sa thèse. Dire que la science lamine l’homme, c’est affirmer que le sujet reste central et que sa nature est menacée par l’extérieur : « on ne soupçonne absolument pas que la mise en route de ces mécanismes de déshumanisation pourrait indiquer que quelque chose ne fonctionne pas dans la structure même du sujet »[22]Cette réflexion ne doit plus trop nous étonner. Elle est cohérente par rapport au reste du propos de Vattimo. En effet, il n’y a aucune raison qu’il ne remette maintenant en cause, dans sa vaste entreprise de déconstruction, le sujet lui-même car celui-ci peut représenter un nouveau refuge pour les Valeurs Suprêmes. C’est d’ailleurs, en quelque sorte, ce que Vattimo reproche à la phénoménologie.

Il existe bien une crise de l’humanisme liée à un déploiement technique. Pour Vattimo, cette situation autorise deux approches : nostalgico-restauratrice ou le sens d’un appel.
La première, dans le filon existentialiste consiste à considérer la technique comme une menace. L’idéal humaniste est ici conservé, c’est pourquoi cette lecture est dite nostalgico-restauratrice. La pensée doit réagir soit en distinguant le monde humain du monde de l’objectivité scientifique, soit en préparant la réappropriation par le sujet de sa propre centralité.
La deuxième reconnaît le triomphe de la technique et ne le considère pas comme une menace mais comme un appel. Un appel pour un au-delà de la modernité, une promesse utopique de libération : c’est le Ge-Stell que nous avons rencontré dans la première partie de ce travail. Dans cette vision, ce n’est pas tant la modernité que l’européo-centrisme qui est menacé. Vattimo évoque Ernst Bloch pour décrire avec lui le nouvel homme, dont le modèle serait le clown, une forme déséquilibrée pour représenter les possibilités nouvelles. Ceci nous éloigne tout de même de l’homo-humanus.
Vattimo s’inscrit dans ce deuxième courant de pensée. Pour lui, la verwindug de la métaphysique et donc de l’humanisme ne pourra se réaliser qu’à condition d’écouter l’appel du Ge-Stell. Il faut bien voir ici qu’il n’est pas possible, par exemple, d’opposer les errements de la technique à la métaphysique, comme si celle-ci pouvait nous sauver, puisque ce sont des moments différents du même processus. La technique n’est pas une menace pour la métaphysique ni pour l’humanisme. Elle est une gabe c’est-à-dire une donation-en-don de l’être.
Il y a bel et bien une crise de l’humanisme à cause de la technique mais elle doit appeler non pas un dépassement, qui nous confinerait dans la modernité, mais bien un verwindung.
Il convient ici de présenter ce que Vattimo entend par verwindung. Il le définira plus tard[23] comme la notion qui est en même temps analogue au dépassement- outrepassement (ueberwindung) et qui s’en distingue  parce qu’elle n’abandonne pas le passé comme l’aufhebung dialectique. Cette distinction entre verwindung et ueberwindung est équivalente, pour Vattimo, à la distinction entre modernité et post-modernité.
Le Ge-Stell n’est donc certainement pas la liquidation de la métaphysique mais l’annonce de l’événement de l’être, conçu comme donation. En fait, Vattimo y voit le moment où l’homme et l’être vont enfin perdre ce vieux dualisme entre le sujet et l’objet et pouvoir se livrer pleinement à la verwindung. Autrement dit, grâce à la technique, l’homme va pouvoir prendre congé de sa subjectivité et abandonner ainsi son concept d’âme immortelle qui, pour Vattimo, rappelle trop les Valeurs Suprêmes. Ce renversement est rendu possible grâce à la technique parce que « l’existence dans la société technologiquement développée n’est plus caractérisée par le danger permanent et par la violence qui lui est consécutive. »[24]
On voit bien que Vattimo pense aux formidables apports positifs de la technique moderne qui ont pacifié la vie sociale. Mais, si l’on prend en compte les propos de Giddens ou de Beck, on ne peut plus dire que le danger permanent  n’est plus une caractéristique du monde moderne. Au contraire, les risques majeurs font planer un danger permanent d’une ampleur qui n’a jamais été égalée. Si Vattimo voit dans ce monde rendu non dangereux par la technique, l’arrivée de la post-modernité alors il devrait aussi reconnaître que les risques (réels ou même imaginaires) sont des barrières contre le verwindung de la modernité. Les risques seraient-ils alors une sorte de garde-fou de la science pour conserver les prérogatives que la science s’approprie dans la modernité et qu’elle risquerait de perdre dans la post-modernité de Vattimo ? En particulier, dans la post-modernité, il n’y a plus de vérité et donc plus aucune prétention à avoir quant à la possession de celle-ci. Les risques sont-ils aussi un rempart dressé par le sujet pour se préserver ? En effet, on parle de risques pour l’homme, pour sa survie ou pour celle des générations futures. C’est bien un homme au sens d’individu moderne qui revendique son droit à la survie. Et c’est à ce genre de subjectivité que Vattimo va encore s’attaquer. Les risques ou l’agitation de leur épouvantail seraient donc la frontière entre modernité et post-modernité aussi bien en terme d’individualisme que de raison.
Dans le même temps, les risques ne sont-ils pas l’appel le plus criant de la Ge-Stell ? En effet, comment rester sourd aux problèmes conceptuels qu’ils soulèvent. Mais alors constituent-ils le dernier rempart de modernité ou bien une première étape de son dépassement ?

Vattimo va encore s’appuyer sur Heidegger et son anti-humanisme. Ce que Vattimo vise en particulier, c’est le sujet pensé à la manière humaniste, c’est-à-dire cette conscience de soi qu’il estime beaucoup trop proche de l’être métaphysique objectif, stable… Pour Heidegger, selon Vattimo: « Le sujet est…dépassé en tant qu’aspect d’une pensée qui est oublieuse de l’être au seul profit de l’objectivité et de la simple présence. »[25]. Vattimo reproche aussi à l’humanisme son caractère ascétique et répressif. L’humanisme peut se définir comme une doctrine qui prend le sujet comme référence absolue, la conscience-de-soi est le siège de l’évidence et ce dans le cadre de l’être pensé comme fondement. Ce qui n’est pas cohérent avec la réalité puisque ce sujet est aussi porteur de non-humanisme. En effet, il est porteur de différences et de son histoire propre par exemple. C’est donc assez logiquement que Heidegger établit un lien entre la crise de l’humanisme et la mise en congé de la subjectivité.
A nouveau, deux mouvements vont se dégager face à cette situation. Le premier va tenter de sauver le sujet contre les attentats déshumanisants de la rationalisation. Il va s’agir pour des auteurs comme Adorno de rendre sa dignité au sujet. Le second va prendre acte du fait que le sujet n’a aucun titre pour prétendre à être défendu. Au contraire, le sujet devient la base même de la déshumanisation. Ceci peut sembler paradoxal mais, mis en parallèle avec celui du début du chapitre, on comprend mieux maintenant ce que Vattimo vise.
         Toutefois, il faut bien faire attention et ne pas interpréter abusivement l’appel de la Ge-Stell. Il ne s’agit pas de se livrer corps et âmes aux lois de la technique. On parle toujours ici de l’essence de la technique, qui n’est pas elle-même technique. Heidegger exclut de diaboliser la technique et la rationalisation sociale mais, dans le même mouvement, il replace la technique dans le sillon de la métaphysique. Donc le monde forgé par la technique n’est pas la réalité et le sujet ne peut plus être considéré comme un sujet fort. La crise de l’humanisme peut donc être transcrite comme une cure d’amaigrissement du sujet. Le sujet sera ainsi « capable d’écouter l’appel d’un être qui ne se donne plus sur le ton péremptoire du Grund, de la pensée de la pensée, ou de l’esprit absolu : un être qui bien plutôt dissout sa présence-absence dans les réticules d’une société qui se transforme de plus en plus en un organisme très sensible de communication. »[26]
        
         Le souhait de diminuer l’importance accordée à l’individu se ressent chez la plupart des auteurs abordés ici et, plus largement, dans la tradition communautarienne. Ainsi Charles Taylor rappelle tout au long de son ouvrage que les liens sociaux constituent les personnes. Même s’il affirme ne pas vouloir ouvrir le débat sur les conséquences de la disparition des anciens ordres sociaux, un parfum de nostalgie plane sur ses propos. Il développe en fait le concept de réalisation de soi qui se révèle difficilement compatible avec l’individualisme.
        
         Le sujet pourrait donc être le principal moteur de déshumanisation. Pour le moins, il est pointé du doigt comme l’une des victoires marquantes de la Modernité et en même temps qu’un problème à résoudre. C’est un nouveau paradoxe qui s’ouvre à nous.
La science déshumanisante d’Hannah Arendt

 Pour  Arendt, la science joue un rôle important dans la déshumanisation. Dans son article « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme »[27], elle se félicite des progrès incessants de la science. A cette époque, l’homme s’apprête à marcher sur la lune, l’enthousiasme ambiant transparaît à travers le début du texte puis se transforme peu à peu en inquiétude. Pour la philosophe, il n’y a pas de doute, si la science réussit aussi bien c’est parce qu’elle a été capable de renoncer à l’anthropocentrisme, au sens commun et aux explications sur la vie. Et elle avoue sans trop avoir l’air de le regretter : « Ce fut la gloire de la science moderne que d’avoir été capable de s’affranchir de toutes ces préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement humanistes. »[28]. Elle va plus loin en affirmant même que la survie de l’espèce humaine n’est pas encore un prix trop important à payer pour avoir accès à la vérité[29], définie comme ce qu’il y a derrière les phénomènes. Pour Arendt, un fossé s’est creusé entre d’une part les savants qui ont développé un langage qui leur est propre et dont les succès sont colossaux et d’autre part les profanes et les humanistes qui, eux, ont gardé le sens commun. Entre les deux, l’écart est énorme et plaide en la faveur du savant. Mais, aux yeux d’Arendt, cette séparation entre le profane et le savant, en réalité, n’existe pas ! Tout simplement car le savant est aussi, et avant tout, un homme[30]. Arendt constate que le savant a renoncé à l’idée de vérité et de savoir absolu mais qu’il n’a pas renoncé à sa quête de généralisation ultime de la connaissance et peu lui importe les conséquences : «…on est tenté de dire qu’il est beaucoup plus vraisemblable que c’est la planète que nous habitons qui partira en fumée du fait de théories entièrement déconnectées du monde des sens et qui défient toute description dans le langage humain, qu’il n’est vraisemblable que même un ouragan fasse éclater les théories comme des bulles »[31]
La science avance encore et les savants ne sont pas les plus nombreux en son sein. Une armée de « techniciens » interviennent pour appliquer les découvertes. En vérité, ce qui est inventé peut très bien ne pas être compris et est la plupart du temps inexplicable en termes usuels mais l’aventure continue, toujours à la recherche de ce point d’Archimède à partir duquel on pourrait voir le monde de manière objective. Et Arendt de conclure : « La conquête de l’espace et la science qui la rendit possible se sont périlleusement approchées de ce point. Si jamais elles devaient l’atteindre pour de bon, la dimension de l’homme ne serait pas seulement réduite selon tous les critères que nous connaissons, elle serait détruite. »[32]
Sommes-nous arrivés en ce début de XXIème siècle à ce point ? Est-il d’ailleurs possible d’arriver à ce point ? Cette question nous ramène aux confins de la modernité et de la post-modernité.
Si l’on conçoit la vérité comme un objectif promis, c’est-à-dire si l’on reste dans un discours moderne classique en écoutant Leibniz par exemple, alors nous atteindrons un jour ce point d’Archimède. Et, en suivant Arendt, la dimension de l’homme aura disparu. Sans individu, la modernité perd l’un de ses piliers et s’effondre. On entrerait donc dans une forme de post-modernité.
Si l’on conçoit la vérité, comme le ferait Vattimo, comme un horizon qui file sans cesse devant nous, il n’y a pas de crainte à avoir pour l’humanisme. La science ne pourrait jamais atteindre ce point de parfaite objectivité et donc la dimension de l’homme serait sauve. En quelque sorte, Arendt le concède elle-même en disant que le savant est aussi un homme. Reste que depuis « la crise de la culture », les capacités informatiques se sont considérablement développées et que l’on pourrait imaginer que la machine sera capable de compléter les théories là où l’intelligence de l’homme fait défaut. Arendt, dans le même texte, a pourtant « prévu » cette remarque, elle distingue intelligence et compréhension. Pour elle, la machine relève de l’intelligence mais pas de la compréhension. Si l’on s’en tient à ces propos, le point d’Archimède ne pourra donc pas être atteint et l’humanisme serait sauf. Quitte-t-on alors la modernité ?

Un autre humanisme avec Rorty

L’humanisme est une notion qui est également abordée par les pragmatistes, ils apportent un autre regard. Rorty dans son article « Droits de l’homme, rationnalité et sentimentalité » par exemple se déclare moderne et veut accomplir l’idéal des Lumières. Pourtant, il abandonne la question de savoir si les droits de l’homme sont fondés ou pas. Cette question relève, pour lui, de l’immaturité. A l’aide de l’argument pragmatiste[33], il montre que ces droits n’existent vraisemblablement pas, même s’il ne remet pas en cause le fait que notre morale soit supérieure. Il convient plutôt de redéfinir le rôle du philosophe moral : synthétiser nos intuitions morales et non pas les fonder. Dorénavant, il faut assurer l’éducation sentimentale plutôt que de miser sur la raison.  Pour Rorty, l’éducation doit en effet s’adresser à ceux, bien plus nombreux, qui traitent correctement leurs proches et sont indifférents aux inconnus plutôt qu’à ceux qui font preuve d’égoïsme rationnel, qu’il nomme les psychopathes. Quant aux méchants, s’ils le sont, ce n’est pas par manque de rationalité mais bien parce qu’ils souffrent d’un manque de sécurité et de compassion. Il convient donc également d’assurer celles-ci si l’on veut, comme Rorty, accomplir l’idéal des Lumières.
Il n’y a pas d’obligation morale à laquelle nous devrions tous nous soumettre. Pour que les solutions soient opérationnelles, il faut que ceux qui sont en haut de l’échelle sociale fassent preuve de compassion et offrent la sécurité.
Rorty évoque ensuite le vieux débat entre, d’une part ceux qui, en succession de Platon, pensent que l’homme est doté d’une différence qui lui est propre et qui est digne d’être respectée et, d’autre part, ceux qui, comme Nietzsche, pensent que cette idée est absurde. Pour eux, l’homme est une espèce animale particulièrement méchante et tout ce qui ressemble à l’idée de dignité humaine est en fait une manœuvre vouée à l’échec des faibles contre les forts.
Mais aujourd’hui ce débat tombe en désuétude et la question « Quelle est notre nature ? » est peu à peu remplacée par la suivante, plus intéressante aux yeux de Rorty : « Que pouvons-nous faire de nous-mêmes ? ».  Avec le philosophe argentin Rabossi, il se félicite de ce changement et de celui qui fait qu’aujourd’hui le fondationalisme des droits de l’homme est démodé.
Il n’y a pas d’intérêt à se poser la question de savoir si les êtres humains ont réellement des droits ou pas. C’est le concept même de nature humaine que Rorty veut dénoncer : « Rien de pertinent pour le choix moral ne sépare les êtres humains des animaux si ce n’est des faits historiquement contingents et des faits culturels »[34].
Bien entendu des critiques, comme celles d’Allan Gewirth, s’insurgent contre ces affirmations. L’idée est ici que les droits de l’homme ne peuvent pas reposer sur des faits historiques sinon ils auraient pu ne pas exister, ce qui les affaiblit considérablement. Ces penseurs rejettent ce « relativisme culturel » car il est incompatible avec l’idée que notre morale est supérieure. Rorty prend une position médiane en reconnaissant volontiers la supériorité de notre morale mais, pour lui, cela ne permet pas d’en déduire qu’il existe une nature humaine universelle.
Il va alors étudier la nature humaine, ce prétendu attribut humain qui nous distinguerait des animaux et sur lequel on devrait fonder la morale. La tradition nomme cet attribut la raison. Le relativisme culturel serait-il alors la voie ouverte vers l’irrationalisme ? Rorty récuse ce raisonnement en s’inscrivant dans une démarche rationnelle, dans une tentative de rendre aussi cohérent que possible son réseau de croyances.
Pour lui, la tâche du philosophe est de rendre  notre culture des droits de l’homme plus consciente d’elle-même, plus forte et pas du tout de démontrer sa supériorité sur les autres cultures en en appelant à quelque chose de transculturel. Le maximum que la philosophie puisse faire est « de synthétiser nos intuitions culturellement influencées sur la bonne manière d’agir en des situations diverses »[35]. Et cette synthèse est l’expression d’une généralisation à partir de laquelle ces intuitions peuvent être déduites, à l’aide de propositions non-controversées. Cette généralisation ne fonde pas nos intuitions mais elle les résume. Cette démarche, même si elle est n’est pas fondationaliste, dispose tout de même d’une capacité prédictive et elle permet aussi d’augmenter le pouvoir et l’efficacité des décisions. Tout ceci renforce le sens partagé de l’identité morale qui nous rassemble dans une communauté morale.
Platon, Thomas  d’Aquin ou Kant voulaient inférer cette généralisation de prémisses antérieures vraies indépendamment de la vérité des intuitions morales synthétisées. Pour Rorty, il s’agit là de prétentions de connaître la nature des êtres humains. Mais une telle connaissance s’identifie à quelque chose qui n’est pas une intuition morale et qui pourrait, pourtant, corriger les intuitions morales.
Ces prémisses antérieures formeraient une connaissance sur la nature humaine. Une connaissance qui forme traditionnellement la métaéthique mais qui, pour les pragmatistes, doit être abandonnée. Il faut plutôt se limiter à l’efficacité, seule façon de réaliser l’utopie des Lumières.

Kant affirme que la morale est liée à la raison : « la sentimentalité n’a rien à voir avec la morale ». Et donc la morale n’a rien à voir avec l’amour, l’amitié,… On l’aura compris, Rorty s’inscrit en faux contre cette affirmation. A ses yeux, il faut mettre un terme à cette conception de la morale en examinant plus attentivement la différence entre l’homme et l’animal. Pour Rorty ce qui distingue l’homme, ce n’est pas le fait que nous puissions connaître et que les animaux ne puissent que savoir. La distinction vient du fait que nous pouvons sentir bien plus les uns pour les autres qu’ils ne le peuvent[36]. Notons que grâce aux sentiments, on pourrait éviter les mésententes, parfois violentes, entre les hommes basées sur une distinction, pour reprendre Arendt, entendement – raison.
Le meilleur argument pour rejeter le fondationalisme et probablement le seul, d’après Rorty lui-même, c’est qu’il serait plus efficace d’agir en concentrant nos énergies sur la manipulation des sentiments, sur l’éducation sentimentale. Grâce à ce type d’éducation, on pourrait réduire le nombre de ceux que nous considérons comme pseudo-humains. Le nombre de gens comme nous pourrait enfin atteindre la population entière[37].
Il n’y a pas de remise en cause chez Rorty du sujet. Au contraire, il s’inscrit plutôt dans le démarche, passéiste pour Vattimo, qui consiste à renforcer l’importance de l’individu. Il faut que chacun puisse vivre en paix et en liberté, même si c’est au nom du sentiment et non de la raison. L’élément égalisateur change, la fondation des droits de l’homme disparaît mais il n’est pas question, pourtant, de renoncer à l’humanisme. Au contraire, le discours de Rorty est profondément humaniste au sens où il veut attribuer à chacun la sécurité et la reconnaissance.








Les caractéristiques de la Postmodernité pour Vattimo

Pour Vattimo, non seulement il existe bel et bien une postmodernité mais, en plus, il est essentiel de se diriger vers elle. La modernité, en effet, est une maladie dont il faut se remettre. La modernité est épuisante car, par son obsession de nouveautés, elle réclame un inépuisable mouvement qui décourage toute forme de véritable créativité, parce qu’elle l’exige.

Il rappelle que Nietzsche a rapidement compris qu’avec la catégorie d’outrepassement, il était impossible de sortir de la modernité et qu’un cercle vicieux se refermait sur celui qui voulait tout de même appliquer la nouveauté sur la nouveauté. Nietzsche va alors abandonner le dépassement critique (et même le mythe de l’art) pour radicaliser son discours et utiliser la métaphore de la « réduction » chimique. Les éléments qui composent l’analyse chimique disparaissent et de plus, la valeur qui donnait sa légitimation à l’analyse chimique est elle-même une valeur qui se dissout. Autrement dit, si Dieu meurt, c’est parce qu’il est tué par la volonté de vérité de ses fidèles. Et quand ceux-ci se rendent compte qu’ils peuvent se passer de leur Dieu, alors il est temps de quitter la modernité : la notion de vérité ne subsiste plus. On peut alors s’attendre à l’éternel retour du même et à la suppression de la notion du novum, du dépassement.
C’est l’idée de philosophie du matin, une philosophie tournée non plus vers l’origine (qui d’ailleurs montre son insignifiance au fur et à mesure qu’on la connaît) mais vers la proximité. Une philosophie qui pense l’erreur, l’errance et qui donc reste attachée aux constructions « fausses » comme la métaphysique, la morale,… La philosophie du matin ne pense pas l’erreur, elle étudie les errements. Nietzsche rejoint ici Lyotard puisque le monde vrai devient une fable et que donc le monde apparent lui-même se dissout : « c’est ainsi que l’analyse chimique…perd aussi son apparence d’analyse ‘critique’ ; il ne s’agit pas en fait de démasquer, puis de dissoudre des erreurs, mais de les envisager comme la source même de la richesse qui nous constitue, et qui donne de l’intérêt, de la couleur et de l’être au monde. »[38]
Vattimo voit dans les propos de Heidegger une approche similaire lorsqu’il parle de verwindung. Le verwindung indique un outrepassement qui maintient en soi-même les traits de l’acceptation et de l’approfondissement. Il y a donc une similitude avec la convalescence, la distorsion et la résignation puisqu’on doit accepter. En fait pour Heidegger comme pour Nietzsche, « la pensée n’a d’autre ‘objet’ que les errances de la métaphysique, remémorées selon un geste qui n’est ni celui du dépassement critique ni celui de l’acceptation qui reprend et poursuit. »[39]
Selon Heidegger, pour sortir de la métaphysique, il faut abandonner l’idée de l’être comme fond. On ne se souvient pas de l’être, on ne fait que repenser l’histoire même de l’errance de la métaphysique. Il n’existe pas de grund, pas de vérité : « il n’existe que des ouvertures historiques, destinées ou envoyées par un Selbst, un Même, qui ne se donne qu’à travers elles (les traversant, sans pour autant les utiliser comme moyens). »[40]

Vattimo souscrit à cette vision et dégage trois caractéristiques de la post-modernité ouverte par Nietzsche et Heidegger : une pensée de la jouissance, une pensée de la contamination et une pensée du Ge-Stell.
La pensée de jouissance signifie qu’on abandonne la conception « fonctionnaliste » de la pensée. En effet, s’il n’y a plus de grund, il n’est plus possible pour l’esprit de transformer la soi-disante réalité. Ceci permet à Vattimo d’entrevoir une nouvelle éthique. L’éthique post-moderne serait opposée à l’éthique du développement, c’est-à-dire une éthique essentiellement basée sur la quantité de nouvelles possibilités que l’action engendre. Dans ce type d’éthique, l’action est d’autant plus morale qu’elle offre de nouveaux avenirs à l’individu. Ce lien avec la nouveauté relève de la modernité pour Vattimo. L’éthique post-moderne serait une éthique des biens au sens de Schleiermacher.
         La pensée de la contamination propose d’appliquer la pensée herméneutique non plus vers les messages du passé mais aussi vers le savoir contemporain et prendre en ligne de compte toutes les disciplines, y compris les arts et les techniques, pour tenter une unité. Une unité d’un nouveau type bien sûr, il ne s’agit pas de rétablir des dogmes ou des vérités métaphysiques. Mais bien plutôt d’approcher «…un savoir explicitement résiduel, qui posséderait bon nombre des caractères de la ‘vulgarisation’ (où la philosophie se trouverait non plus au fondement mais à la conclusion des sciences) et qui se situerait donc au niveau d’une vérité ‘faible’ ».[41]
La pensée du Ge-Stell : « L’objet principal de la verwindung est le Ge-Stell ; car, en lui, la métaphysique s’accomplit dans sa forme la plus achevée qui est l’organisation totale de la terre par la technique. »[42]. La pensée doit donc s’orienter non plus vers le passé ou vers l’humanisme mais vers la technique. Et Vattimo appelle l’herméneutique à quitter son confinement à l’humanisme. Arrivé à ce stade, on ne trouvera pas étonnant que Vattimo vante les chances qu’apporte la technique, ou pour être plus précis l’essence de la technique qui n’est pas elle-même technique. Il faut donc préparer les chances post-métaphysiques de la technologie planétaire et en arriver à rétablir la continuité entre technologie et tradition passée de l’Occident.
De plus, le Ge-Stell permet enfin de mieux saisir la relation entre la technique et l’oubli de l’être : « le Ge-Stell est un premier éclair de l’Ereignis en tant qu’il ‘est le domaine aux pulsations internes, à travers lequel l’homme et l’être s’atteignent l’un l’autre dans leur essence et retrouvent leur être, en même temps qu’il perdent les déterminations que la métaphysique leur avait conférées’ »[43]. Par déterminations il faut surtout entendre ici la distinction sujet – objet elle-même base de la réalité et que, bien sûr, Vattimo veut reléguer. L’homme et l’être sont alors les deux pôles d’une balançoire en mouvement, on se trouve devant une ontologie faible.

Conclusion

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          
Cette discussion autour de la modernité et de sa fin est particulièrement ardue car tous les auteurs semblent se trouver dans une zone conceptuelle assez restreinte, là où se côtoient la réflexivité et l’individu. Mais chacun détermine la frontière avec des notions qui, vues par d’autres, appartiennent à l’autre côté de la frontière. Nous avons vu à plusieurs reprises que ce qui relevait de la post-modernité relevait pour d’autres de la modernité accomplie.

Du côté de la réflexivité, la porte ouverte (ou plutôt fermée) par Hegel semble difficilement dépassable. Comment sortir en effet de ce système qui pense la pensée, qui se veut savoir absolu et qui consacre le dépassement ? Que signifie au juste cette notion de dépassement ? Est-ce ce que Vattimo rejette pour le remplacer par le verwindung ? Prenons même l’exemple le plus simple : le dépassement d’une voiture blanche par une voiture rouge. On pourrait dans une première approche affirmer qu’il s’agit bien là d’un dépassement pur et simple, sans conséquence ni pour la voiture rouge, ni pour la blanche. En ce sens, on pourrait parler de (outre-)dépassement au sens où Vattimo l’entend, c’est-à-dire qui ne tient pas compte du passé. Mais, pour Hegel, même dans ce cas des deux voitures, le raisonnement qui vient d’être tenu relève de l’entendement, pas de la raison. Le raisonnement de la raison doit tenir compte du fait que la voiture blanche a été dépassée, c’est-à-dire que le conducteur de la voiture rouge a effectué un mouvement qu’il n’aurait pas fait si la voiture blanche n’avait pas été là, que ses pneus se sont usés différemment,… qu’il a parcouru la distance en un temps différent… Le conducteur n’est pas le même avec ou sans dépassement. Il a été transformé et la raison doit tenir compte de ce facteur. La synthèse hégélienne impose cet effort de pensée. Si on s’y soumet, on se situe alors dans la philosophie moderne.
Dire qu’il existe des dépassements avec négation absolue du dépassé, c’est se situer dans un stade non abouti de la pensée moderne, dans le meilleur des cas dans la sphère de la science moderne. Mais l’esprit n’y culmine pas encore. Autrement dit, le reproche que Vattimo adresse à l’outre-passement (et au culte du nouveau) s’applique en fait à un monde qui n’a pas encore accompli la modernité. Et son verwindung pourrait n’être finalement que le vœu d’Hegel. Dans ce cas, la post-modernité de Vattimo est la modernité de Hegel.
Nous l’avons déjà dit, Hegel mange également la théorie de Beck. La modernité appliquée à la modernité, que Beck annonce comme une révolution, n’est que la philosophie de Hegel.
Est-ce à dire que la science, qui a exploité l’entendement avec la réussite qu’on lui (re)connaît se trouve aujourd’hui dans l’obligation de passer au stade suivant du cheminement de l’esprit, prédit par Hegel ? C’est une perspective attirante pour le philosophe mais il faut admettre que l’arsenal que les scientifiques et autres techniciens trouveraient en franchissant ce pas risque de les décevoir. En effet, la philosophie, au sens d’Hegel, n’a pas développé d’outils aussi performants, aussi utiles, que le monde de l’entendement.
Ceci dit, l’univers que propose les auteurs post-modernes n’est guère plus enrichissant. Que se passe-t-il dans la post-modernité ? L’individu doit « maigrir », il doit renoncer à une partie de son importance, de ses droits et de ses prétentions. Bien sûr si l’on prend comme point de départ la vie en société et les innombrables problèmes qui surviennent à cause de l’individualisme compris comme égoïsme, on peut se rallier à ce point de vue. Mais quels seront les apports réellement positifs d’un monde dans lequel l’individu sera ainsi allégé ? N’a-t-on pas déjà connu ce monde dans lequel les individus n’existaient pas et étaient relégués au rang de sujet ? Ici aussi Hegel intervient pour rappeler qu’un univers de ce genre relève d’un stade antérieur du développement de l’esprit.
Même en ne tenant pas compte d’Hegel, on peut se poser la question suivante : peut-on imaginer Dachau avec des Constitutions dotées des droits de l’homme ? On peut imaginer (ou espérer) que non. Mais la preuve contraire, elle, a déjà malheureusement été apportée.
Ne pourrait-on pas ici, utiliser le concept de risques qui a jalonné ce travail. Il existe des risques majeurs à construire des centrales nucléaires ou à cultiver des OGM, mais n’existe-t-il pas des risques, tout aussi majeurs, à remettre en cause la souveraineté universelle de l’individu ? D’autant que si dans le premier cas les avantages immédiats sont évidents, dans le second ils demeurent nébuleux.

Au niveau de l’humanisme, la distinction entre modernité et post-modernité n’est pas plus évidente. En effet, beaucoup d’auteurs affirment que la modernité s’effondre avec l’existence des camps de concentration. Lyotard place cet événement comme la naissance de la post-modernité. Mais, quelques années plus tard, le monde déclare universellement les droits de l’homme. L’individu n’aura jamais été aussi fort, aussi puissant. Alors comment interpréter cette déclaration ? Est-ce le premier pas chancelant de la post-modernité ? Un premier pas qui est en contradiction flagrante avec un sujet amaigri comme le conçoit Vattimo par exemple, en désaccord en tous les cas avec les discours communautariens, souvent taxés de post-modernes.
Ou, au contraire, est-ce la réponse de la modernité, l’antithèse de Dachau ? La réponse qui appelle le dépassement et le retour dans le chemin de la modernité ? Le 20ème siècle n’est pas qu’une longue liste de blessures infligées à la modernité. A chaque fois, les hommes apportent des solutions, parfois tardivement, parfois dramatiquement tardivement, mais ces solutions sont proposées. On pourrait par exemple interprété le mouvement écologiste comme l’antithèse des catastrophes environnementales.

Ce qui pourrait par contre être présenté comme une nouveauté, c’est la perception du risque. Sur ce point, Beck a probablement raison. Le monde n’a jamais été aussi attentif aux risques créés par lui-même. Il en est même paralysé par moments. Ceci pourrait être considéré comme une caractéristique d’un monde nouveau : le futur devient un facteur de refus de décision et le statu quo étant préféré à une prise de risques. Avoir peur du futur et se fixer sur ses bases, sur son passé ou sur son présent, ce n’est pas une attitude moderne. Mais atteignons-nous pour autant la post-modernité ou faisons-nous demi-tour ? Et dans ce cas, nous serions encore dans le schéma hégélien. Il ne s’agirait pas d’une philosophie du matin, mais plutôt d’une philosophie crépusculaire.









François-Xavier HEYNEN
DEA Philosophie



Table des matières

Introduction                                                                  2
1er partie                                                                       4
       Introduction                                                           4
       L’apologie du nihilisme selon Vattimo                       4
       Hiérarchisation des sciences ?                                  6
       La réflexivité selon Hegel                                         9

2ème partie                                                                     13
       Introduction                                                           13
       La crise de l’humanisme selon Vattimo                     13
       La science déshumanisante de Arendt                       17
       Un autre humanisme avec Rorty                              18

Les caractéristiques de la Postmodernité pour Vattimo      22

Conclusion                                                                    25

Table des matières                                                                28

Bibliographie                                                                 29


Bibliographie :


ARENTD Hannah, La crise de la culture, trad. Patrick Lévy, Ed. Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 1972

BECK Ulrich, La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Ed. Alto Aubier, 1986  (SDR)

GIDDENS Anthony, Les conséquences de la modernité, Ed. L’Harmattan, Paris, 1994  (CDLM)

HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, I. – La science de la logique, 1817, trad. Bernard Bourgeois, Paris, 1970

HEGEL,  Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 1, trad. J. Gibelin, Ed. Gallimard, Collection Folio essais, Paris, 1954

HOTTOIS Gilbert, De la Renaissance à la Postmodernité : une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Ed. De Boeck Université, coll. Le Point Philosophique, Bruxelles, 1998 (2ème édition)

RORTY Richard, Droits de l’homme, rationalité et sentimentalité in « Ambiguïtés et limites du postmodernisme », G. Hottois et M. Weyembergh, Ed. Vrin, 1994

TAYLOR Charles, Le malaise de la modernité, Trad. Charlotte Melançon, Ed. Cerf, coll. Humanités, Paris, 2002

VATTIMO Gianni, La fin de la modernité : Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Trad. Charles Alunni, Ed. Seuil, coll. L’ordre philosophique, Paris, 1987 (FDLM)



[1] « Beck et Giddens autour des risques (plus spécialement des OGM) liés à la Modernité », dans le cadre du séminaire sur les OGM.

[2] « Les autres » ne veut plus rien dire, tout le monde est concerné », CDLM, p.133
[3] FDLM, p.24
[4] FDLM, p.25
[5] FDLM, p.32
[6] Heidegger M., « Identität und Differenz », Pfullingen, 1957, p.27 ; in Questions I, Paris 1968 (trad. A. Préau), p.272, cité dans FDLM, p.33
[7] FDLM, p.33
[8] «La condition postmoderne », Jean-François Lyotard, cité par Hottois G. « De la Renaissance à la Postmodernité : une histoire de la philosophie moderne et contemporaine », Editions De Boeck Université, Bruxelles, 1998, p. 448
[9] CDLM, p.160
[10] SDR, p.350
[11] SDR, p.351
[12] SDR, p.353
[13] CDLM, p.176
[14] Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, T1, trad. J. Gibelin, Gallimard, Collection Folio essais, Paris, 1954, p.182
[15] Idem, p.192.
[16] Elle nécessiterait en fait une étude approfondie et une comparaison entre les termes de Hegel, Heidegger, Nietzsche et Vattimo (dans le texte). L’ampleur de ce travail, pourtant essentiel, dépasse le cadre du présent mémoire.
[17] FDLM, p.169
[18] Faute d’avoir étudié l’allemand, je ne peux donner à ce mot son terme allemand. Mais, c’est probablement aufhebung si je me fie au texte de Vattimo (p.169).
[19] FDLM, p.36
[20] FDLM, p.36
[21] FDLM, p.44
[22] FDLM, p.39
[23] FDLM, p.169
[24] FDLM, p.46
[25] FDLM, p.47
[26] FDLM, p.51
[27] Arendt H. « La crise de la culture », trad. Claude Dupont, Ed. Folio Essais, pp 337-355
[28] CDLC, p.338
[29] « Le savant ne se soucie même pas de la survie de la race humaine sur terre », p.350
[30] Notons que Beck, par exemple, nie également la distinction entre savants et profanes. Il constate lui que les critiques contre la science sont aujourd’hui l’œuvre de scientifiques. Certaines disciplines scientifiques ont tendance à s’ouvrir, au point de mettre sur un pied d’égalité l’expert et le badaud.
[31] CDLC, p.345
[32] CDLC, p.355
[33] L’argument pragmatiste consiste à dire que si une cause n’a pas d’effets, alors cette cause n’existe pas. Par exemple, si personne ne s’arrête au « stop » d’un carrefour, alors l’obligation de s’arrêter à ce carrefour n’existe pas.
[34] Rorty, R  « Droits de l’homme, rationalité et sentimentalité », p.17
[35] id. p.18
[36] Cette nouvelle approche permettrait d’ailleurs, toujours selon Rorty, de libérer les propos du Christ de la chape qu’une vision platonicienne fait peser sur eux.
[37] Rorty semble vouloir étendre son concept d’éducation sentimentale à l’échelle de la planète entière. Il fait fi, étrangement au vu de son objectif, de la distinction traditionnelle entre communautarisme et universalisme.
[38] FDLM, p.174
[39] FDLM, p.178
[40] FDLM, p.180
[41] FDLM, p.183
[42] FDLM, p.184
[43] FDLM, p.184

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