vendredi 26 mai 2017

Mots à la dérive #11: Liberté d'expression parlementaire


Ce lundi 22 mai, le Parlement wallon a solennellement réaffirmé l'importance de la liberté d'expression de ses membres. A l'unanimité, lls ont approuvé la résolution déposée par Mme Pécriaux et MM. Antoine, Onkelinx, Wahl et Collignon. Présenté à la presse comme un geste fort pour la protection de la liberté d'expression parlementaire face aux assauts d'ennemis qui voudraient la faire taire par une plainte au Civil, le vote ne résonne-t-il pas plutôt comme l'hallali d'un corporatisme aux abois ?
Si l'on peut se réjouir du rappel par le président du Parlement de l'importance de la liberté d'expression dans la recherche de la vérité, il faut alors pouvoir l'appliquer à la déclaration elle-même. Or cette dernière cumule les critiques traditionnellement reprochées à la corporation des politiciens. Premier grief qui pourrait être adressé: les élus qui la déposent. La majorité d'entre eux sont des "fils de..." ou des "frères de...". Bien sûr on pourra arguer qu'ils forment le bureau du Parlement et que c'est à ce titre qu'ils ont déposé le texte, pour lui donner plus d'importance. A y bien réfléchir, ce que cela signifie est encore plus embarrassant: le bureau du Parlement est majoritairement composé de "fils de..."

Ensuite le vote. Le président parle d'unanimité, c'est vrai sans l'être. Sur les 75 députés, 57 étaient présents et seulement 5 bénéficiaient d'une absence motivée. 24 % de  nos élus ne se sentaient pas concernés par ce moment présenté comme crucial pour la démocratie.

Le déroulement de la séance laisse rêveur tout amateur de débat. Le président récite son texte, faisant référence à des documents fondateurs de la démocratie qui en appellent à la liberté d'expression. On pourrait s'attendre donc à un débat autour du questionnement central: si la plainte a été jugée recevable par la Justice, c'est qu'elle doit bien être compatible avec notre Etat de Droit. Et si tel est le cas, la résolution ne constitue-t-elle pas, elle-même, une entrave à la séparation des Pouvoirs? Quelques précisions seraient-elles les bienvenues.
Mais la discussion générale se limitera a une salve d'applaudissements, aussitôt suivie par le vote.

Trois raisons possibles au silence

Comment interpréter ce silence assourdissant ? Trois solutions se présentent spontanément. Soit tous les élus étaient d'accord avec le texte proposé et ils ne se posent aucune question. Personne ne s'interroge sur le caractère paradoxal et anti-démocratique d'une potentielle pression sur le Pouvoir judiciaire évoquée ci-dessus. Personne ne s'interroge sur la voie ouverte vers la diffamation et la tenue de propos anti-démocratiques. Car, évoquer une liberté d'expression sans restriction, c'est ouvrir bien des portes...
Deuxième possibilité, certains élus auraient bien placé un mot tout de même mais les consignes des partis les avaient "invités" à l'unanimité et au calme. Au passage, notons que de telles consignes, si elles existaient un jour, devraient, pour les raisons invoquées dans la résolution, être strictement considérées comme anti-démocratiques par le Parlement.
Enfin il peut s'agir d'une sorte de réflexe corporatiste à vocation pédagogique: un message clair envoyé au (bon) peuple pour lui rappeler que le système politique en place est le seul à incarner la démocratie et que cela ne se discute pas, pas même en discussion générale au Parlement. Au fond, cette unanimité symboliserait alors une forme d'Union Sacrée ou de... Parti Unique.
Dans les trois cas, ce qui est mis en péril, c'est justement et paradoxalement la liberté d'expression et la possibilité même des conditions du débat.

Liberté d'expression ?

Et dans cette lecture, la plainte déposée (dont nous n'avons malheureusement pas pu nous procurer le contenu exact, Nethys n'ayant jamais répondu à nos sollicitations) ressemble bien à un caillou dans la chaussure. Mais contre quel pied ? Remettre en cause le travail de la Commission d'Enquête n'est-ce pas démocratiquement sain dans la mesure précise où, dès l'origine, cette dernière est constituée de membres partiaux. Car, enfin, la première question que se posera immanquablement un véritable enquêteur reste: à qui profite le crime ? Et si un pourcentage de ce profit revient à groupe particulier, il est aberrant, en démocratie, que ce groupe devienne le juge de l'enquête...
Ensuite le véritable enquêteur cherchera certes à comprendre le déroulement du crime mais surtout à déterminer qui a mis au point le système qui le rend possible: le parrain est plus condamnable que le dealer.  Est-ce l'impression que donne cette commission ?
Le reste n'est-il pas un vaste enfumage ? Ceci dit M. Antoine a probablement raison en citant à la fin de son discours le poète Jacques Prévert qui écrivait: « Lorsque la vérité n'est pas libre, la liberté n'est pas vraie."

lundi 1 mai 2017

Mots à la dérive #10: Front Républicain (et Ancien Système)


Mots à la dérive #10: Front Républicain (et Ancien Système)

Pour ce dixième "Mots à la dérive", nous allons nous pencher sur les expressions de "Front Républicain" et de "Système", avant de forger le concept d'"Ancien Système". Munis de ces notions, nous pourrons analyser le conflit Le Pen - Macron dans une autre grille.


A première vue, le "Front Républicain" désigne une union de diverses forces engagée dans une guerre au nom de la République. Nous définirons ici "Front républicain" par cet élan entendu dans la classe politique française et dans certains médias et dont l'objectif est de faire front au Front national, au nom de la République.
Il convient alors de définir ce qu'est la République. Nous suivrons le Larousse (1994): "Forme d'organisation politique dans laquelle les détenteurs du pouvoir l'exercent en vertu d'un mandat conféré par le corps social." Le front républicain doit donc rassembler, a priori, ceux et celles qui sont opposés à la monarchie (et plus généralement à l'aristocratie) ou à la théocratie puisque les mandats y sont conférés respectivement par un roi et par un dieu. 

Qui est membre du Front ?

 

Les organismes et institutions qui détiennent un pouvoir sans l'avoir obtenu d'un corps social sont-ils républicains ? Un chef d'entreprise capable d'influencer le taux de chômage d'une région est-il républicain?  Un président de parti politique ou plus généralement ceux qui composent les listes et choisissent ainsi les futurs mandataires, sans en référer au corps social, sont-ils républicains ? Un journaliste qui dévoile (ou pas) un scandale qui déstabilisera un candidat à une élection, est-il républicain ? Un président qui reçoit un mandat par referendum pour orienter son pays dans une direction et qui choisit de le diriger dans une autre, est-il républicain? Un technicien qui développe une nouvelle application internet et concentre un pouvoir colossal, est-il républicain ? Un informaticien qui dévoile des informations secrètes est-il républicain ?  ...
Nous pourrions continuer cette liste dans laquelle, à chaque fois, un pouvoir, parfois exorbitant, est détenu ou accaparé par des personnes sans le moindre mandat du corps social. 
Pour autant, le caractère républicain n'est pas forcément absent de ces comportements car il est possible d'invoquer la liberté individuelle qui explique les exemples ci-dessus sans nier la République. En effet cette liberté peut elle-même être encadrée par un système d'accréditations, d'autorisations, d'agréments etc, qui sont in fine octroyés par la République.
D'ailleurs, est-ce par dérive?, le terme "républicain" est probablement utilisé par les défenseurs du "Front Républicain" comme synonyme de "démocratique", voire même de "citoyen". 

Front Républicain contre la République

 

Il faut pourtant se méfier des conséquences anti-démocratiques d'un tel "Front Républicain". Certes une situation d'exception (guerre, pandémie, catastrophe naturelle...) peut justifier, un temps, un temps seulement, la prise de mesures politiques spéciales, pouvant d'ailleurs aller jusqu'à la levée de la Constitution. Donc appeler à supprimer tout débat politique pendant une élection, pour court-circuiter un processus électoral peut se justifier. Mais il faut bien prendre la mesure de ce que cela signifie dans le cas de figure du second tour de l'élection présidentielle française de 2017.
D'abord, symboliquement, les sympathisants du FN, c'est-à-dire un électeur sur cinq, sont assimilés à des envahisseurs ou à des virus mortels (l'expression 'cordon sanitaire' est d'ailleurs parfois utilisée). Autrement dit une frange de la population est diabolisée, ce qui n'est pas neutre pour la cohésion sociale puisque ces personnes vivront toujours en France au lendemain des élections.
Ensuite ils sont combattus par une sorte d'état d'urgence électoral. Le message lancé est extrêmement puissant et c'est sans doute le but de ceux qui le formulent. Mais le principe même d'un état d'exception suppose que des mesures soient prises pour résoudre la crise et éviter son retour. Or ce n'est clairement pas le cas ici puisque le "Front Républicain", celui de 2002, a certes réussi à empêcher l'élection de Jean-Marie Le Pen mais a-t-il oeuvré pour évacuer la crise ? Si le FN était une telle menace pour la République, pourquoi n'a-t-il pas été interdit ? Avec Jacques Chirac, à l'issue du second tour, le "Front Républicain" était en position de force, avec 80% des suffrages, pourquoi n'a-t-il pas agi pour sortir de la crise qu'il dénonçait ? Deux axes étaient envisageables. Un, si certains partis sont incompatibles avec la démocratie, pourquoi le "Front Républicain" ne les a-t-il pas interdits ? Deux, sans passer par la dissolution du FN, si le constat était que l'électorat de Le Pen est constitué de personnes pauvres et mal instruites, le "Front Républicain" devait alors agir dans ce sens. Etait-il impossible en quinze ans de mieux organiser la répartition des richesses et d'améliorer l'éducation? 

Un bon Front ?


Bien sûr il est plus simple de répondre à tout cela: "De toutes façons, peu importe, il faut contrer Le Pen". Mais dans une société moderne, donc individualisée, informée de façon plus contradictoire et potentiellement plus nuancée, le manichéisme a-t-il encore sa place? Peut-on ressentir une considération véritable pour le citoyen tout en définissant à sa place ce qui est bien pour lui et, surtout, ce qui est mal ? Avec les Lumières, donc la République, n'est-ce pas l'autonomie et la liberté que les Révolutionnaires voulaient promouvoir ? La Modernité n'est-elle pas une longue marche vers l'indépendance de peuple mais aussi des esprits?
N'est-ce pas cela le Progrès ? Comment imaginer cette liberté de pensée ou même le dialogue qui conduit à la raison, en la construisant sur un Front de guerre qui lui présuppose l'obéissance et le silence ?
Bien sûr, les défenseurs du Front pourront dire que la construction intime de valeurs n'empêche pas de suivre les pas d'un maître et d'écouter sa sagesse. Mais pour être un maître il faut incarner, autrement que par des mots, ce que l'on prétend défendre. La classe politique française a-t-elle défendu depuis quinze ans les valeurs de la République: la liberté, l'égalité et la fraternité? Un gouvernement qui instaure un état d'urgence quasi permanent et qui fait descendre l'armée dans les rues est-il républicain? 

Hold up sémantique


Par ailleurs, à nos yeux, l'utilisation de l'expression "Front Républicain" est une violence faite au pays. Il n'y aurait pas de problème à évoquer une "Ligue anti-Le Pen" dont l'objectif serait le même. Mais, comme nous avons tenté de le montrer, "Front Républicain" constitue une dérive sémantique. Or la langue française est un socle commun de la France, une richesse partagée. L'usage de "Front Républicain" est un hold-up sémantique perpétré par des individus qui prétendent réaliser cet exploit pour le bien de tous les autres. Il s'agit d'une forme de paternalisme qui, justement, est contraire au courant principal de la Modernité. En ce sens l'appel à un "Front Républicain" n'est-il pas, paradoxalement, un mouvement réactionnaire ? Ce que d'autres pressentent sous le vocable de "Système" ? La menace Le Pen sert-elle d'épouvantail que les représentants auto-désignés du "Front Républicain" agitent quand leurs propres intérêts, plus que ceux de la République, sont menacés ?

Ancien Système


Admettons, pour l'exercice, que la classe politique traditionnelle soit devenue une nouvelle aristocratie, héréditaire ou pas, à vocation réactionnaire, que nous définirons ici comme une fraction du "Système". Ce dernier serait composé de politiciens et de personnes (parfois qualifiés d'élites) qui parasitent l'Etat en se faisant passer pour lui. Ainsi dans ce Système, pour reprendre nos exemples du début, on retrouve des journalistes, des chefs d'entreprise,... qui sont suspectés de ne pas être véritablement républicains mais d'en tirer profit. Peu importe ici que ce Système soit réel ou pas. Peu importe aussi que les membres de ce prétendu Système reconnaissent y appartenir ou pas.  Le fait est qu'une partie non négligeable de l'électorat français voit dorénavant une présence majoritaire de ce Système au sein de la classe politique. Et nous pensons que cette tranche de l'électorat sera importante pour le second tour. Dans cette approche, la dualité "République versus anti-République" se transforme alors en "Système versus République (débarrassée du Système)".
Ainsi, là où certains prononcent "Front Républicain", d'autres entendent "Front du Système" et veulent, eux aussi avec bonne foi, défendre la République.
Nous proposons ici de forger un troisième concept, celui d'"Ancien Système". A l'instar de l'Ancien Régime, l'"Ancien Système" désignerait une époque historique (la nôtre) dépassée par une nouvelle évolution de la République. Une notion qui pourrait se combiner, par exemple, avec l'idée d'une VIème République, chère à Mélenchon.

Macron ou Le Pen?


En suivant cette grille d'une "évolution" de la République, voyons quels seraient les rôles de l'une et de l'autre, après leur investiture.

Voulant dépasser cet Ancien Système, Marine Le Pen, pourfendant la classe politique actuelle et l'Union Européenne, pourrait alors être associée à une sorte de Robespierre... Si Le Pen venait à l'emporter, la nouvelle présidente devrait sans doute faire face à un Parlement hostile. L'occasion pour Le Pen, comme elle le promet, de faire le forcing et de sortir de l'"Ancien Système" ou, comme d'autres le craignent... de la République ?

Et Emmanuel Macron ? Quel serait son rôle ? Serait-il le défenseur de l'"Ancien Système"? Ou bien, au contraire, un autre Robespierre? Son discours ne nous permet pas de le situer clairement. En tous les cas, le "Système", lui, via le "Front Républicain", c'est-à-dire la "Ligue anti-Le Pen", semble l'adouber. En cas de victoire de Macron, les membres de cette Ligue sauront-ils s'en souvenir et le lui rappeler? L'occasion pour Macron de nettoyer, avec eux, la République (en mettant un terme au Front National?) et/ou... l'"Ancien Système"?

En tous les cas, il convient d'utiliser l'expression "Front Républicain" avec une grande prudence, en se posant quelques questions par exemple, surtout si l'on veut défendre la République.