lundi 18 mai 2020

Pour une journée Covie

(C'est article a été publié dans La Libre )

Une indispensable journée CoviE.

Parmi les conséquences de la crise générée par le coronavirus, l’une nécessite une réponse sociétale. Au nom de notre sécurité sanitaire, nous avons interdit les rites funéraires les plus fondamentaux.  Nous avons de ce fait contracté une dette à l’égard des familles endeuillées. Il est essentiel de réduire cette perte d’humanité.  Pour y parvenir, et pour donner un peu de sens dans le chaos, nous pourrions instaurer la journée CoviE. Imaginons son déroulement.

Les décès habituels sont codifiés, ritualisés et socialement balisés. Avec le coronavirus, les funérailles sont vécues en dehors de tout récit apaisant possible. D’autant que la réalité est abominable : le malade est arraché à sa famille, conduit dans une chambre stérile où il meurt dans la solitude. De plus, la famille  ne peut pas faire son deuil, pas même se réunir ou rencontrer des amis. Le temps du deuil est écrasé. Les proches ne le sont plus que par des écrans interposés. Le deuil est lui-même confiné, réduit à un inhumain télédeuil. Les électrons d’edeuil apportent-ils une consolation réelle aux familles éplorées ? Il est raisonnable d’en douter. Notre société a ainsi privé de nombreuses familles de funérailles dignes de ce nom.
Or nous avons les moyens de marquer notre empathie. Nous pourrions instaurer une journée d’hommage qui permettrait peut-être d’adoucir les peines infligées durant la crise. Imaginons son déroulement. Le matin une cérémonie officielle aurait lieu devant le Monument aux Morts sur lequel les noms des victimes auraient été ajoutés pour prouver l’importance de l’hommage rendu. Cette cérémonie se poursuivrait par des condoléances, sur place d’abord et ensuite dans la salle communale autour d’un repas. 
Durant l’après-midi la parole serait laissée aux citoyens et aux différents intervenants de la crise, par exemple par des présentations ou des séances d’échanges de témoignages. A ce moment aussi les artistes seraient invités à traduire avec leurs talents les émotions suscitées par la crise. Ce serait aussi l’occasion de proposer des collectes de sang.
A 20 heures, nouvel hommage, cette fois par la musique, pour le personnel médical et pour toutes les personnes qui ont œuvré durant la crise. La soirée se poursuivrait par un bal masqué jusqu’au moment où, tous ensemble, et solennellement l’autorisation soit donnée de les enlever, ouvrant ainsi le moment des embrassades.
Certes une telle journée ne rendrait pas les morts mais elle permettrait d’humaniser les événements. A côté du caractère cathartique, qu’il faudra examiner dans sa dimension psychologique, notre proposition vise également à donner un peu de sens aux événements. En inscrivant les noms parmi les victimes civiles sur le Monument aux Morts, en les extirpant aussi du froid anonymat des statistiques, nous reconnaissons qu’ils ont participé, bien malgré eux, à un combat. Les victimes ont légué à la science des données sur la maladie et en combinant ces informations, médecins et chercheurs peuvent mieux accueillir les patients. Ainsi, vivants et morts, scientifiques et citoyens, peuvent être unis dans une quête commune. Cela vaut bien la peine, dès que les conditions sanitaires le permettront, d’être célébré par la Journée CoviE.


dimanche 17 mai 2020

Voyage en confinitude (13): La dernière écaille du monstre

Voyage en confinitude (13): La dernière écaille du monstre

Le soleil apparait à l’horizon lorsque je reprends enfin connaissance.  Mon radeau a dérivé vers les éoliennes, c’est le bruit de leurs pales qui me sort des vapes. Je prends conscience de mon état d’épuisement. La nuit a été interminable. J’ignore quand elle a pu débuter. Le ciel, enfin, se colore de rouge et de jaune.  Les hautes tiges des éoliennes lézardent le somptueux tableau de l’aurore. Au milieu de la forêt artificielle, je vois briller les écailles du monstre, dans la lumière du petit matin. L’animal est blessé, il gémit et se recroqueville autour de l’un des mâts. Ses grands yeux sont tournés vers moi. Ils sont fatigués, eux aussi. Je m’approche en silence à la fois impressionné par la puissance du corps gigantesque  et ému par la  douleur dans son regard. Ses écailles brillent de mille feux. Sa respiration est saccadée. Il semble tout de même me sourire, comme s’il était heureux de me revoir.  Sa voix est très faible:  « Tu m’as finalement retrouvé. Juste à temps, à l’aube, tu as de la chance. Que veux-tu ? Tu es venu pour mes écailles, n’est-ce pas ? ». Je reste silencieux, je ne sais plus comment je suis arrivé ici mais ses écailles, oui, je veux les voir. Je veux connaitre la vérité qui y est écrite.  Le monstre opine de la tête: « Va voir, et tu ne voudras plus rien. » Je rame pour longer le monstre et lire les messages sur les écailles étincelantes. Sur la première est inscrite « Tu ne dois pas tuer » et un peu plus loin « Tu dois être poli », « Tu dois respecter la Nature », « Tu dois être sage ». Toutes les valeurs de mille années brillent ici. Je répète inlassablement « Tu dois tu dois tu dois… ». Le dragon bouge légèrement: « Voilà maintenant tu as vu les écailles, que peux-tu encore vouloir ? ». Je continue à tourner et je me désespère en voyant toutes ces écailles couvertes d’obligations. « Tu dois faire confiance aux experts », « Tu dois obéir au gouvernement ». Je pensais trouver une vérité sur les écailles, je ne vois que des sentences moralisatrices. C’est peut-être cela le néant. Pas de connaissance, uniquement des dogmes à répéter, à l’infini. Le dragon a finalement raison, que puis-je encore vouloir ? Il n’y avait rien à apprendre que je ne connaissais déjà. La voix du dragon est presque inaudible: « Tu sais tout maintenant. Retourne à l’Ile du Totem, tu seras heureux jusqu’à ta mort ». Le dragon se meurt lentement. Une écaille attire mon attention, elle est encore vierge de toute inscription. Je dois me pencher puis escalader le moribond pour l’atteindre. Mais en maîtrisant mon équilibre, j’y arrive.  Un bruit me surprend derrière moi, je me retourne brusquement et je constate que la barque du nocher et le bateau touristique se dirigent vers nous. Il me reste peu de temps. Le dragon murmure encore: « Stalker se meurt. Tu dois… » et il rend son dernier souffle sans avoir le temps de terminer sa phrase. 



Stalker, voilà donc son nom. Tout en tentant de m’accrocher aux écailles, je repense  l’étonnant film Stalker dans lequel les personnages peuvent entrer dans une pièce qui réalise leur voeu le plus profond. Après un voyage dans une centrale nucléaire désaffectée ils se retrouvent devant cette pièce et ils comprennent alors que ce n’est pas leur voeu le plus cher qui sera exhaussé, mais bien le plus profond. Certains abandonnent alors, inondés par la peur de voir leur subconscient devenir réalité. Je gravis encore les écailles pour me placer derrière celle qui est restée vierge. Le soleil l’éclaire maintenant abondamment d’une lumière jeune et porteuse d’avenir. Je me rends alors compte que cette écaille n’est rien d’autre qu’un miroir. Un miroir. J’hésite à le regarder en face. Que vais-je y trouver ? Le néant ?



jeudi 14 mai 2020

Voyage en confinitude (12) : Le fort Maunsell

Voyage en confinitude (12) :  Le fort Maunsell


Des coups de canon font trembler l’horizon à plusieurs reprises. Je peux aussi voir un large faisceau lumineux qui déchire le ciel. Il me semble entendre le cri du monstre, alors, je rame dans cette direction. Bientôt sept forts en béton apparaissent devant moi. On dirait d’énormes quadrupèdes aux membres figés et enfoncés dans la Mer de l’Inconnu. Le spot est installé sur le bâtiment le plus proche de moi. Le puissant trait lumineux fouille le ciel mais aussi la surface de la mer. A force de scruter les flots, il finit par me repérer. Me voici au centre du halo. Instinctivement, en me souvenant des bruits de canon, je pose ma rame et je lève les deux bras. Inquiet. Une voix sortie d’un diffuseur m’invite avec fermeté à me rendre au fort central. J’obéis sans discuter. 


En avançant, je passe entre les installations et  je constate que des passerelles en relient six d’entre elles. La dernière, surplombée par un radar, est donc isolée. Je me dirige vers la construction indiquée sur laquelle figure l’inscription « control tower ».  J’y arrime mon fidèle radeau. Une porte s’ouvre dans le pilier et un militaire en sort. Il me donne un masque et m’invite à le porter durant tout mon séjour sur le site. Ensuite il me fait monter l’échelle jusqu’au toit de l’édifice. Je reconnais sans peine son uniforme, car j’ai porté le même, celui d’un milicien sans grade et sans importance.  Il ne dit pas un mot jusqu’à ce que nous nous retrouvions à l’air libre, à côté de l’antenne radar. Le jeune homme se prénomme Eric, il me montre les six autres défenses maritimes et m’explique le but de ce déploiement de force: empêcher les ennemis et plus spécialement le monstre de passer et, si possible, les tuer. Deux cents hommes sont mobilisés pour cette mission périlleuse. Eric me demande des nouvelles du Continent car il est isolé ici depuis des semaines. Je lui donne quelques informations dont il se délecte en s’asseyant sur un banc métallique. Il peste: « Je n’ai jamais voulu venir ici moi ».  Il me montre ses collègues qui discutent bruyamment, la mitraillette en bandoulière, fumant et buvant: « Ce sont des soldats professionnels, ils sont prêts à mourir et ils prennent volontairement des risques mais moi, je n’ai jamais voulu être ici, jamais! » Il sanglote presque : « Je viens d’être le papa d’un petit Roger et je me demande si je le reverrai un jour. » Je le félicite pour la naissance de son fils et je tente de le rassurer: « Il y aura certainement une relève. Vous n’allez pas passer votre vie ici. » Il hausse les épaules car personne ne sait quand arrivera la relève, ni même si elle viendra d’ailleurs: « Parfois je me demande même si je ne serais pas mieux confiné dans le fort du radar. » Et il me montre de la main le bloc inaccessible. Je veux comprendre sa fonction. Eric se lève et m’entraine contre la barrière située face à l’édifice aux portes et fenêtre closes. Je suis surpris par son état de délabrement. Je parle fort, car des bourrasques de vent nous vrillent les oreilles: « Pourquoi l’avez-vous abandonné? ».  Il ricane: « Il n’est pas du tout abandonné. La majorité des hommes vit là, surtout les plus âgés et les plus faibles. Il parait qu’ils y sont en sécurité… » Je ne saisis pas très bien pour quelle raison ils seraient plus en sécurité dans cet édifice à quelques dizaines de mètres à peine de la base opérationnelle.
Un cri affreux déchire l’aurore, une ombre angoissante se précipite vers nous. Les hommes crient et se mettent à leurs postes de combat. Le faisceau lumineux est pointé vers la masse sombre qui apparait alors dans toute sa force, c’est bien le monstre qui nous attaque. Eric m’invite à fuir le plus vite possible. Mais je reste subjugué par les deux yeux du monstre. Ses écailles réfléchissent la lumière du spot. Je prends alors pleinement conscience de sa puissance dévastatrice. Et la peur me submerge. Pris par ma panique, j’entends à peine le canon et les mitrailleuses cracher la mort autour de moi. Dans un réflexe de survie je plonge dans le pied du fort, je dévale l’échelle et en quelques secondes je suis sur mon radeau. Je pars vers les éoliennes qui dansent dans le petit matin. Un bruit apocalyptique retentit derrière moi, le monstre vient d’abattre trois forts. Il hurle de douleur, probablement blessé, se retourne et démolit un quatrième bloc. Brusquement je sens une fatigue profonde m’envahir, le contrecoup de l’angoisse peut-être. Avant de sombrer dans l’inconscience, je vois la barque du nocher se diriger vers le fort Maunsell.

vendredi 8 mai 2020

Voyage en confinitude (11) : La pêche miraculeuse


Voyage en confinitude (11) : La pêche miraculeuse


Le jour se lèvera bientôt, je le sens. Dans le ciel qui s’éclaircit, je vois passer une multitude de satellites alignés, qui filent d’Ouest en Est. Le spectacle est prodigieux. Quand mes yeux quittent le ciel et se reposent sur la mer, des bouées clignotent devant moi, une lampe verte d’un côté, une rouge de l’autre. Je suis entré dans un chenal qui conduit sans doute à un port. Je rame un peu plus vite et un courant favorable me conduit rapidement dans l’abri formé par d’épais murs de pierre. Sous des lampadaires blafards, des bateaux de pêche sont amarrés ainsi qu’une vedette touristique. 



J’encorde mon radeau et je rejoins le quai par une échelle glissante. Une trentaine de mètres devant moi, des échoppes sont dressées. Marchands et badauds portent des masques et restent à l’écart les uns des autres. Cependant une animation bruyante règne sous les toiles. Aiguisé par la curiosité, je m’approche. Des regards désapprobateurs me criblent: on me fait sentir que je ne porte pas de masque. J’essaye de me faire tout petit pour ne pas trop attirer l’attention et me glisser tout de même devant les étals. A ma grande surprise le premier est  vide. Les caisses en bois ne contiennent absolument rien. Ce qui n’empêche pas le marchand de faire la réclame pour ses produits. Je passe au deuxième ouvroir qui ne recèle rien de plus. Pourtant des personnes se penchent et achètent je ne sais quoi. Une femme dont je ne vois que les grands yeux, à cause de son masque bleu, m’attire sur le côté et s’étonne: « Vous semblez surpris devant nos échoppes. » Je hausse les épaules: « Celles que j’ai vues sont vides. » Elle me demande de la suivre à l’écart: « Vous n’êtes vraiment pas d’ici vous, toutes les échoppes sont vides évidemment. » Devant mon air ahuri elle désigne l’immensité de la Mer Inconnue devant nous: « N’est-ce pas ce que vous cherchez? Le néant? Et bien c’est ce que tout le monde vend et achète ici: le néant. » Je lui avoue ne pas comprendre, elle m’entraine alors d’un bon pas vers un autre secteur du port, près d’un autre attroupement. Au centre, des pêcheurs lancent leurs filets vers le sol et tout autour d’eux, des gens les encouragent. Nous traversons le cercle extérieur et nous nous retrouvons derrière un marin qui projette un filet sur le sol nu. Des gens crient tout autour de moi. La femme se penche vers mon oreille et affirme: « Au centre, c’est le néant que vous cherchez depuis si longtemps. Il n’y en a presque plus d’ailleurs, ce sont les derniers exemplaires. La pêche est presque finie. Le soleil se lèvera bientôt » Les filets tombent sur le sol, les uns sur les autres puis ils sont tirés sur les côtés. Une cloche résonne. En quelques minutes à peine tout ce petit monde se disperse, les marins pêcheurs remontent dans leur chalutier et les visiteurs, les bras chargés de paniers,  prennent place à bord du bateau touristique. J’avance jusqu’au centre de la place. Je frotte mes pieds sur le sol, une poussière s’en détache. J’agite légèrement la tête de gauche à droite. La femme s’enthousiasme: « Oui! Vous avez raison, il en reste un peu! Vous pouvez l’attraper! » Elle doit être folle, il n’y a rien sur le sol à mes pieds. Elle rit: « Vous ne pouvez pas pécher avec votre pied. Vous devez bien avoir une épuisette ou quelque chose de ce genre sur le radeau. Allez la chercher. » Cette proposition est tellement absurde que j’accepte de me rendre sur mon embarcation et je reviens avec ma rame. La femme exulte: « Vous avez eu une bonne idée! Regardez, le néant est exactement là, frappez vite ». Bien entendu je ne vois rien sur le sol mais je frappe trois fois. Elle me dit d’arrêter, que je tiens dorénavant le néant sous ma rame. Je reste bêtement dans la position, la rame contre le sol. La femme enlève son masque, son sourire est radieux: « Alors que voyez-vous maintenant? Voyez-vous le virus piégé sous votre rame? ». Je suis éberlué, je n’ose pas relâcher la pression et je continue à écraser la rame contre le sol. Je dois me rendre à l’évidence: « Je vois une rame, rien d’autre. » La femme: « Vous ne voyez pas une rame. Ce n’est pas n’importe quelle rame. » Je relâche enfin ma pression sur le manche: « Non, en effet, je vois ma rame, celle avec laquelle je suis venu sur la Mer de l’Inconnu. » La femme remet son masque et me fait signe au revoir. Avant de se retourner et de partir elle dit encore: « Et si vous aviez eu un filet, à votre avis, qu’auriez-vous vu ? »
Elle me laisse seul avec sa question. Perdu dans mes pensées, je retourne vers mon radeau. Je suis encore sur le quai lorsque  le pilote du bateau touristique m’apostrophe. Il souhaite que je déplace mon embarcation car il doit manoeuvrer. Je discute un peu avec lui. J’apprends que le bateau doit se diriger vers l’Ile du Totem mais le commandant ne désespère pas de d’abord croiser le dragon marin. Ce dernier a été signalé à hauteur des anciens forts militaires et des éoliennes situées à côté.

lundi 4 mai 2020

Voyage en confinitude (10) : La ferme aux onze millions de saumons


Voyage en confinitude (10) : La ferme aux onze millions de saumons


Je retrouverai ce monstre et je lirai la vérité sur ses écailles.  Ensuite je rentrerai chez moi. Je commence à comprendre que c’est la raison pour laquelle je suis venu sur la Mer de l'Inconnu.  Je dirige mon radeau vers un nouveau point scintillant. C’est une bouée jaune avec une ligne noire et deux triangles qui se touchent par la pointe. Cette fois je reconnais sans difficulté une bouée cardinale Ouest qui scintille neuf fois d’affilée. Le danger est devant moi mais, si mes calculs sont exacts, il s’agit du même danger donc je m’engage sans peur, droit devant moi. Effectivement je retrouve le même bouillonnement qui m’avait semblé être celui d’une respiration lors de mon dernier passage. Peut-être verrai-je cette fois les hauts fonds ?  L’aube ne tardera plus maintenant et déjà le ciel s’est légèrement éclairci, d’autant que les nuages ont disparu. Ce supplément de lumière me permet de mieux distinguer l’onde. Une timide lumière brille sous la surface. Timide mais vivace et sans cesse changeante, allant parfois sur la gauche, parfois sur la droite, parfois même faisant demi-tour à toute allure. Je m’immobilise et, lorsque la lumière s’approche près de moi, je plonge la main et je l’agrippe. Une matière glissante et visqueuse file entre mes doigts alors je les resserre fermement. Je sors ma prise de l’eau et la jette sur le radeau. Sous mes yeux ébahis, un saumon se trémousse. Je le rejette aussitôt à l’eau pour qu’il ne se blesse pas. Je navigue sur un gigantesque banc de saumons qui doit certainement venir s’épanouir dans cet endroit considéré par les humains comme une zone de danger. 



Un peu plus tard, après avoir dépassé la bouée cardinale Est, je retrouve le bateau de la police. Trois agents tiennent une plaque métallique représentant un phoque et la plonge dans l’eau puis l’en ressorte. Ils réitèrent l’opération à plusieurs reprises. L’officier avance vers la proue de son navire et, à l’aide d’une sirène, me contraint de le rejoindre. Vingt minutes plus tard je suis assis sur une chaise dans la cabine-bureau qui sert pour les interrogatoires.  L’officier dépose une tasse de café noir sur la table devant moi et s’installe face à moi. Il me rassure, il n’a rien à me reprocher, il souhaite seulement discuter car la compagnie de ses marins ne lui permet guère de disserter. Je lui raconte rapidement ma petite histoire tout en me levant, attiré par une carte du secteur affiché au mur. Je reconnais les quatre bouées cardinales et au centre le banc de saumons, il porte même un nom: « la ferme de Sophie ».  L’officier annonce fièrement: « Onze millions de saumons sont élevés ici. Vous ne les avez sans soute pas remarqués mais des filets sous-marins entourent toute la zone. Notre problème, ce sont les phoques. Ils attaquent sans cesse notre ferme. Nous devons protéger les saumons ». Le phoque est un prédateur pour le saumon, cela ne fait pas de doute mais pourquoi alors immerger des photos de phoques?" L’officier grimace à cette question: « Les photos font peur aux saumons alors ils partent dans une autre direction, cela nous permet de réguler le mouvement du banc pour sa propre sécurité. »
A ce moment, un individu surgit de l’armoire métallique face au plan et se place devant nous. Il porte un masque noir et je pense reconnaitre Plocon, l’homme que j’avais croisé sur le paquebot. Il jubile: « J’ai tout entendu, j’ai tout compris. Le filet sert avant tout à emprisonner ces poissons, pas à les protéger. C’est une invention terriblement efficace. Et il n’y a pas que le filet pour contraindre. »
L’officier soupire et invite Plocon à se taire mais l’homme est déjà bien lancé et il veut révéler sa vérité: « Ces millions de saumons sont des prisonniers. On les guide par la peur, comme l’a enseigné Machiavel, on les limites physiquement avec le filet et, bien sûr, on compte sur leur propre contrôle. Sous le stress, les saumons réagissent en bande, sans aucune liberté. A cause du gouvernement et la police, ils ne sont que des jouets, tout juste bons à crever pour le bénéfice de la propriétaire! » Quand il a fini sa diatribe il ouvre la porte et s’éclipse. L’officier me regarde, bouche bée. Je retourne m’asseoir et je termine ma tasse de café. Je pense aux poissons et à leur mort programmée, à leur cage aussi et en particulier à la surface inférieure du filet. Certes elle supprime la liberté mais elle donne un sens et elle rassure.  L’officier s’assied en face de moi, visiblement énervé: « Ce type raconte n’importe quoi, la police sert et protège. » Je sors de mes pensées et je lui souris: « Nous parlons d’animaux, pas d’humains. S’il s’agissait de femmes et d’hommes, vous ne vous comporteriez pas comme ça avec eux. » L’officier  ne répond pas tout de suite, il termine sa tasse et y laisse ses yeux: « Nous recevons des ordres, vous vous en doutez bien. Et nous obéissons. » Je hausse les épaules: « Oui mais vous respectez les lois. » Son regard ne quitte pas la tasse: « Il n’y a pas toujours de Lois sur la Mer de l’Inconnu, parfois ce sont les statistiques qui nous guident. Et maintenant, retournez sur votre embarcation. Bonne route »
Je désamarre mon radeau du bateau. Je regarde la bouée cardinale s'éloigner: elle devrait signaler un danger, pas une ferme.

samedi 2 mai 2020

Voyage en confinitude (9) : Les sirènes du mariage


Voyage en confinitude (9) : Les sirènes du mariage


Je rame depuis une heure à peine. Ce que j’identifie d’abord comme des dauphins tournent autour de mon radeau. Leurs queues sortent et disparaissent dans l’eau noire. Leur ballet m’amuse, je décide de m’arrêter et de les observer. A ce moment, leurs queues disparaissent et des poitrines les remplacent. Je découvre alors, surpris, des sirènes. Les dauphins sont des sirènes et elles ont déjà posé leurs coudes sur mon radeau.  Leurs gueules, ou plutôt leurs visages me sautent aux yeux: j’ai autour de moi toutes les femmes que j’ai aimées, sauf celle avec laquelle je me suis marié. Elles me parlent toutes en même temps. Leurs voix se mélangent dans ma tête. Je ne pensais jamais vivre cela, je les admire, je dis bien « admire », l’une après l’autre, elles se présentent à moi comme elle l’étaient au moment de nos premières rencontres amoureuses: les mêmes sourires, les même grands yeux aux pupilles dilatées, comment si jamais nous ne nous étions quittés.  Je souris en repensant à tous ces moments bénis qui ont illuminé ma vie et qui ont aujourd’hui sombré dans le passé. 


Je me rends alors compte que les sirènes me poussent vers une île. Elles coincent mon radeau sur une plage minuscule couverte d’un riz gris. Je veux leur parler mais elles ont disparu. Je lève les yeux vers le bout de la plage, une vingtaine de mètres plus haut, là où se dresse une église semblable à celle dans laquelle mon mariage a été célébré. Un savoureux mariage qui ne dura pas un an. Les cloches sonnent. Les portes sont ouvertes. Je monte vers la grosse tour carrée qui sert de clocher, flanquée de deux tourelles circulaires qui m’ont toujours fait penser à des fusées. 
J’entre dans l’édifice. Ils sont tous là. Tous les invités à notre mariage sont là. Et ma femme attend devant les prêtres. Je marche sur le tapis rouge. Pour la deuxième fois de ma vie, je m’installe devant l’autel sur un petit siège spécialement préparé pour moi. Ma future ou ex-femme, je ne sais trop que penser, ne dit rien. Le curé marmonne quelques mots, il n’est question que de Dieu et d’amour, ou plutôt d'Amour avec une grand A, de beauté, de pureté... 
Je crois que je suis arrivé exactement au moment du consentement mutuel. Le plus beau jour de ma vie. J’ai envie de sortir tout de suite, ça me fera gagner du temps. Les gens chantent et applaudissent derrière moi. Le curé me demande l’alliance. Subjugué, je fouille encore ma poche comme si j’avais pu emporter cette alliance en partant vers la Mer de l’Inconnu. Je hurle « Non, je ne l’ai pas ! ». Je me retourne et je crie pour l’assemblée: « Non, je ne veux pas me marier, rentrez chez vous ». Les chants et les applaudissements s’arrêtent. Le public hésite puis lentement quitte l’église. 
Je suis soulagé. Je pense tout-à-coup à ceux et celles qui étaient là ce jour-là. Il devait y avoir mon cousin Michel. Je voudrais tant le revoir. Il était sûrement installé dans l'église à ce foutu mariage. Je le cherche dans le public, il est là, à dix mètres, la mine déconfite mais son élégant sourire me rassure. Un téléphone sonne derrière moi. Surpris, je me retourne. Les curés ont disparu, les choristes et ma femme aussi, il ne reste plus qu’un téléphone rouge sur l’autel. Je décroche. Je reconnais immédiatement la voix de ma compagne. Elle parle vite: « N’oublie pas de ramener un pain, stp », « Nous mangeons avec tes parents ce soir », « Le petit va chez le dentiste à 17 h 30 »… Je l’écoute attentivement, me délectant de ses mots. Je souris jusqu’au fond de mon âme en entendant tous ces miracles du quotidien, loin de la Mer de l’Inconnu. Je l’interromps: « Comment vas-tu ? Comment vont nos enfants et nos parents? » Celle qui a rebâti ma vie me rassure: « Tout le monde va bien. Reviens-tu bientôt ? Tu nous manques. » Il n’y a pas de reproche dans sa voix, seulement l’envie apaisante. Un rayon de soleil transperce le vitrail du choeur de l’école et éclaire le téléphone. Je m’emplis de larmes: « Je ne sais pas quand je reviendrai… vous me manquez tous. Toi, toi surtout, tu me manques. Je voulais te dire… » La conversation se coupe, le rayon de soleil disparait. Je raccroche. Il n’y a pas de clavier sur le téléphone, pas d’écran pour rappeler le dernier numéro. Une main se pose sur mon épaule, je me retourne, cousin Michel me sourit. Je le prends dans mes bras: « Michel, tu me manques tellement. » Michel est le premier dans la famille à avoir expérimenter le voyage en confinitude. Cinq ans sur les vagues de la Mer Inconnue, j’aurais du m’attendre à le croiser ici. Il n’a jamais rien raconté de son voyage. Ses lèvres bougeaient encore mais nous comprenions plus ce qu’elles disaient. Nous ne le saurons jamais. Cousin Michel est mort sans jamais avoir pu communiquer.  Je serre mes bras mais sur du vide. Cousin Michel a disparu. L’église est totalement vide et silencieuse. Le tapis rouge est devenu un lit de poussières. Les murs sont lézardés. J’ouvre les grandes portes et de l’eau pénètre dans la nef. C’est la première fois que je constate l’existence d’une marée sur la mer de l’Inconnu. Mais c’est bien de cela dont il s’agit. Mon radeau a été poussé contre les portes de l’église. Je grimpe dessus, sans hésiter. Je rame vers le choeur, comme sur  ces images de barques qui naviguaient dans Notre Dame de Paris lors des grandes inondations. L’eau recouvre l’autel, seul le téléphone est encore émergé. 
Un cri abominable vient résonner dans toute l’église. Ce hurlement me glace le sang, je l’ai entendu à l’Ile du Totem. Je rame lentement vers la sortie car je veux confirmer mes soupçons.  Le monstre est là, la gueule hors de l’eau. Ses grands yeux m’observent. Je m’approche encore. Il bouge un peu et l’eau s’agite tout autour de lui. Mon radeau tangue. Le monstre siffle: « Pourquoi ne te contentes-tu pas du totem? Si tu te retournais, tu en verrais un ». Je le regarde dans les yeux: « La vérité est sur tes écailles, dans la mer de l’Inconnu, pas sur un totem. » Il siffle encore: « Alors il faudra que tu me trouves. » Il se retourne et plonge dans l’eau, créant une grande vague. Je dois m’accrocher au radeau pour ne pas chavirer.