mercredi 23 décembre 2015

Au nom de la souffrance: interdire les publicités de GAIA?



Les questions philosophiques soulevées ou dissimulées par la polémique autour du foie gras sont complexes et souvent paradoxales. Nous allons essayer d’y voir un peu plus clair, en axant notre démarche sur l’élément central développé par les opposants : la souffrance animale. Cette souffrance existe-t-elle ? Comment la définir ? Comment la comparer à d’autres souffrances ? Ce qui se résumera ici par  la question est-il plus douloureux pour une oie d’être gavée ou pour un humain de devoir regarder les publicités de GAIA ?

Tentons d’abord de nettoyer la problématique de discussions stériles. Commençons par évacuer la suspicion de mercantilisme. Puisque tout le monde à quelque chose à vendre, chaque argumentation peut être considérée par ses opposants comme une réclame déguisée.

La question de la douleur chez l’animal  nous paraît plus intéressante car elle dissimule une définition de l’homme. Une porte qui grince a-t-elle mal ? Cette interrogation peut sembler provocatrice. Pourtant, elle ne l’est pas. Pour Descartes, les animaux sont des machines: Ils ne ressentent pas la douleur. Pas plus que votre clavier pourtant sans cesse martelé.


Mais depuis Descartes, le discours a changé. D’une part, notre société attribue volontiers la capacité de ressentir aux animaux qui nous sont proches : chiens, chats… et à ceux que le cinéma nous a rendu sympathiques : Bambi, Croc-Blanc, Little Nemo… (sans compter E.T)
De plus, les progrès de l’éthologie ont montré d’innombrables comportements animaux que Descartes ne pouvaient pas connaître : entraide, « raisonnements »,…
D’autre part, nous n’aimons pas souffrir et, spontanément, nous n’aimons pas voir nos proches souffrir. Pour certains, c’est la preuve de l’altruisme : nous portons spontanément assistance. Pour d’autres, c’est la preuve de l’égoïsme : la douleur des autres nous gêne donc nous voulons qu’elle cesse. La notion de « proche » s’est modifiée durant les derniers siècles : les cercles ont été ceux de la famille, du village, de la nation, de la race, de l’humanité… Récemment, la douleur a été présentée comme un critère suffisant pour créer un nouveau cercle : les animaux y sont inscrits. Si nous considérons comme proches uniquement les gens de la même couleur de peau, nous sommes racistes. De la même façon, si nous ne considérons que les humains comme proches, nous sommes « spécistes », par altruisme ou par égoïsme. C’est-à-dire que nous accordons un traitement privilégié à l’homme.
Dans le cas qui nous concerne ici, le « spéciste » dira: le plaisir humain de manger du foie gras, la tradition culturelle et tous les avantages économiques  qui y sont liés sont largement plus souhaitables que la sauvegarde de quiétude des animaux. Parce que l’homme, contrairement à l’animal, est un homme. Les « anti-spécistes », au contraire, diront que la douleur de l’animal est bien plus importante que la satisfaction futile des hommes. Parce que l’animal, tout comme l’homme, souffre . 

La douleur et sa concsience

La difficulté consiste à placer le curseur de l’acceptabilité de la douleur : faut-il éliminer les douleurs de tous les animaux ? Y compris celle, possible, des rats empoisonnés et qui agonisent dans nos égoûts ? Une vache attaquée par des mouches peut-elle se défendre ? etc etc
Et par ailleurs où s’arrête la douleur ? Prenons Bambi par exemple, celui de Walt Disney, celui qui a beaucoup aidé la cause animale, pourquoi souffre-t-il ? Parce qu’il est pourchassé par les hommes ou parce qu’il pleure la mort de sa mère? L’oie souffre-t-elle plus des quelques instants de gavage ou du stress de l’attente répétitive ? La mère humaine qui se casse la jambe et tue son fils dans un accident, de quoi souffre-t-elle le plus ? Peut-on aussi considérer la sensation de manque du gourmet qui voudra  encore manger du foie gras quand cet aliment sera interdit par vos soins ? La douleur psychologique des éleveurs qui vont perdre leur emploi par l’interdiction du foie gras ? Une famille qui perd ses revenus souffre-t-elle plus ou moins que trois cents oies gavées ?Il faut être cohérent : si l’animal souffre, l’homme aussi puisqu’il est un animal. Négliger cela serait une autre forme, inversée, de spécisme. Il nous semble très compliqué de définir la douleur mais il nous semble que les douleurs psychologiques doivent y être intégrées, aussi bien pour y intégrer le stress avant un examen que l’attente avant un gavage.

La question de la conscience de la douleur est également passionnante. Reprenons les proches de tantôt mais à l’envers. Votre partenaire a-t-il mal quand il vous dit qu’il a mal à la tête ? Pas seulement parce qu’il pourrait mentir pour éviter, par exemple, de devoir faire la vaisselle mais tout simplement parce qu’il ne ressent pas forcément la même douleur que vous ? Vous sortez ensemble dans le froid de décembre, certains ont besoin d’un bonnet, d’autres pas. Les étudiants souffrent-ils vraiment quand ils sont malades le jour de l’interro ? Pourquoi l’oie peut-elle récupérer un foie normal en quelques jours alors que celui de l’homme réclamera des mois d’abstinence ? D’une façon ou d’une autre, reconnaître la douleur chez un autre être vivant va réclamer soit de l’avoir vécue soi-même, soit de faire confiance à une science ou l’autre. Ce qui signifie, invariablement, in fine, adopter une position anthropomorphique (c’est-à-dire attribuer aux autres espèces des caractéristiques de notre comportement humain). Et c’est justement ce que l’ anti-spécisme voudrait éviter.

Qui a le plus mal?

Mais soyons bons joueurs. Même si les douleurs ne sont pas mesurables et même si la prise de conscience de la souffrance est incertaine, rangeons-nous derrière le doute raisonnable. Si une douleur est pressentie, postulons son existence et tentons de l’éliminer. Donc, en suivant la morale spéciste, il faut éviter à la fois l’animal qui souffre les trois dernières semaines de sa vie et l’éleveur qui souffre de la perte de son emploi.
Les anti-spécistes alignent ici régulièrement un nouvel argument : les non-humains n’ont pas voix au chapitre et sont très largement écrasés par l’homme, ils sont ‘voiceless’ et pour cette raison il faut les défendre. De même qu’il faut défendre les opprimés. La morale « anti-spéciste » peut ici être résumée en un slogan « the voice of the voiceless ».


D’accord, prenons cet argument au mot. Il justifie en effet la défense des oies gavées. Mais n’impose-t-il pas aussi la défense du téléspectateur muet devant sa télévision, contraint de subir les messages GAIA ? Le téléspectateur ne souffre-t-il pas quand il voit les réclames, quand il voit ces bêtes malmenées, quand il pense que certaines communautés religieuses vont être meurtries par les amalgames issus de ces messages, quand il pense qu’il sera considéré par certains comme un assassin au moment de manger son foie gras ? A cause de ces souffrances, et par application de la morale anti-spéciste, les publicités de GAIA, fausses ou vraies, ne devraient-elles pas cesser ?



vendredi 18 décembre 2015

Laissez-passer pour le Rallye de Wallonie

(Texte publié dans le courrier des lecteurs du quotidien "L'avenir", le 20 décembre 2015 -  Il est une réponse à deux articles précédents qui déclinaient le credo écolo. Je me suis senti concerné par le sujet car il se rapproche de ceux  développés dans mon ouvrage "La Guerre verte ).

Les deux samedis précédents, deux personnes ont écrit dans courrier des lecteurs du quotidien "L'Avenir" pour demander l'interdiction du Rallye de Wallonie au nom de leur credo écologiste. Si le premier, médecin, évoque des préoccupations médicales, le second va plus loin, proposant en plus l'utilisation obligatoire par chaque citoyen d'une carte magnétique mesurant la pollution individuelle.

Je ne suis pas un adepte de sports moteurs. J'ai par contre eu l'occasion de voir mes enfants admirer, je dis bien admirer, des véhicules vrombissants lors d'un rallye local. J'ai aussi pu rencontrer des pilotes, leur équipe technique et leur famille, et j'ai ressenti leur enthousiasme de se lancer dans une aventure qui marque leur vie et participe à leur bonheur. J'ai aussi vu des supporters, des badauds, des commissaires de piste et des secouristes vivre ensemble une expérience humaine, créer du lien social. Faut-il mettre un terme un cela ? Peut-on leur dire d'aller jouer avec une trottinette  alors que, justement, le moteur et la vitesse sont au coeur de leur passion ?

Bien sûr, pour les uns, durant quelques heures le train-train quotidien est secoué et il y a du bruit et de mauvaises odeurs. Quelques heures... par an. Pour les autres, c'est l'aboutissement d'un travail d'équipe, de relations humaines. Ce qu'un rallye crée, c'est du lien social.

Si, à l'extrême limite, il est encore possible d'entendre l'argument de votre premier lecteur, celui qui consiste à dire que la santé est détériorée par le rallye, l'autre argument, par contre, est inquiétant. Il faudrait sauver la "race humaine" en imposant à chaque personne une quantité limitée de pollution. Au début, j'ai cru que ce lecteur était ironique. Mais non: "La gestion et la sauvegarde de
notre planète imposent que nos politiciens limitent les déplacements des gens par des mesures contraignantes imposées à tout le monde."
Je n'ai pas envie de disserter sur cette très belle définition d'un totalitarisme vert. Je le ferais bien mais, vu le tirage papier du journal, mon empreinte carbone risquerait de me faire dépasser mon quota de pollution.

J'aimerais plutôt mentionner la gradation entre les deux arguments. Via le premier argument (la médecine) ou via le deuxième (la "politique"), ce sont toujours la liberté individuelle et la vie en groupe qui sont mises en péril. Ce qui signifie, in fine, que ce qui pose problème à l'écologie, c'est l'homme. S'il n'y avait pas de pilote, il n'y aurait pas de rallye, donc pas de pollution.

Voilà ce sur quoi je voulais attirer l'attention. Oublier que toutes les activités humaines troublent immanquablement l'environnement et faire croire que ce dernier justifierait de bonnes et de mauvaises actions, c'est s'engager sur un chemin dangereux où l'on retrouvera successivement le paternalisme (médical ou pas), le contrôle social (dictatorial ou pas) et la régulation des naissances (selon Malthus ou pas).

jeudi 8 octobre 2015

Un american staff abattu par la police : crime, bavure, justice ?


 Bonjo, un jeune american staff a été abattu par la police. L’animal avait attaqué des moutons et se montrait menaçant pour des policiers. Ces derniers ont préféré le tuer. Un mouton a été euthanasié. Rapidement une pétition a circulé sur le net pour demander une enquête approfondie auprès du Comité P. Plusieurs milliers de personnes estiment ainsi que le comportement des policiers mérite une sanction.

Ce fait divers nous semble soulever une question philosophique indirecte : pourquoi considérons-nous spontanément que les signataires de cette pétition n’ont rien compris à notre vie en société ? Nous pouvons trouver deux fondements de la vie en commun malmenés par ces signataires : le contrat social et la spécificité humaine. Mais, justement, à cause de ces arguments et de ce qu’ils sont devenus en ce début de 21ème siècle, ne devrait-on pas analyser la pétition sous un autre angle ?

contral social

 Le contrat social tout d’abord. L’un des fondements, ou des mythes fondateurs, de la Modernité est le concept selon lequel les individus ont renoncé à exercer eux-mêmes la violence pour la confier à l’Etat. En contrepartie, l’Etat protège les individus et est le seul à pouvoir recourir légitimement à la violence, à quelques rares exceptions, comme la légitime défense. La vie en commun exige donc que l’Etat, via par exemple l’armée et la police, soit dépositaire de la violence.  Les chiens réputés dangereux qui se montrent agressifs peuvent être considérés comme un usage de la violence. Il s’agit de la même problématique que celle de la possession d’armes. Une Kalashnikov est aussi inoffensive dans une armoire qu’un chien qui dort devant le radiateur de son maître. Et la grande majorité des armes en circulation n’a jamais mordu personne. Toutefois leur usage est une remise en cause profonde du contrat social. Le policier qui se retrouve, dans un village, face à un animal qui vient de faire preuve de violence, est donc, dans le cadre de la philosophie moderne, autorisé à éliminer ce danger. Parce que nous avons tous abandonné l’usage de la violence, la police est même, dans une large mesure, invitée à faire respecter, par la force si nécessaire, ce contrat. 

spécificité humaine

 La spécificité humaine ensuite.  Comment l’homme peut-il être distingué des animaux ? Certains courants  offrent à l’homme un statut  privilégié (fils de dieu…) ou une compétence réservée (langue, travail,…). D’autres courants estiment que l’homme est un animal parmi d’autres et vont jusqu’à parler de spécisme (Peter Singer, Deep Ecology)  pour désigner la volonté d’accorder des droits (et donc des avantages) spécialement aux hommes. Pour les premiers, la mort d’un animal peut être un événement triste mais elle est sans commune mesure avec celle d’un homme. Les animaux peuvent être aimés mais ils n’ont pas plus d’importance qu’un autre bien.  La position des anti-spécistes est évidemment opposée. La mort volontaire d’un chien est  moralement inacceptable. Ceci explique d’ailleurs en partie les motivations de certains végétariens. Les animaux ne peuvent pas être exploités, torturés et, a fortiori, tués. Dans le cas présent, la Justice devrait être requise pour enquêter sur un meurtre. Toutefois si l’on admet cette approche, il faudrait aussi attaquer, sur base des mêmes dispositions légales, le propriétaire de l’American Staff, pour agression  mortelle sur le mouton. Comment se positionnerait GAIA sur cette question ? Notons au passage  que l’on perçoit ici assez bien l’intérêt de fonder la Justice sur la déclaration universelle des droits de l’Homme.

Parce que nous vivons dans une société qui est à la fois fille du contrat social et de la spéciste pensée judéo-chrétienne, la mort de ce chien nous semble une décision juste.
Mais, parce que des milliers de personnes sont prêtes à poursuivre en justice les policiers, il nous semble pertinent d’interroger notre double motivation.  Qui sont les signataires de cette pétition ? N’ont-ils rien compris à la Modernité ? Sont-ils rebelles au contrat social ? Sont-ils anti-spécistes ? Ou veulent-ils dire autre chose encore ?

Comment réguler la violence?

 Sans doute certains d’entre eux sont-ils émus par la mort d’un chien qu’ils peuvent identifier au leur. Sans doute aussi d’autres voient-ils là l’occasion de discréditer l’autorité, la police en particulier. Peut-être y a-t-il des sympathisants de GAIA ? Toutes ces attitudes et/ou positions idéologiques demeurent minoritaires. Pour bâtir notre société, nous avons privilégié la raison par rapport au sentiment, le respect de l’autorité par rapport à l’anarchie et le spécisme par rapport au respect des animaux. 
Or cette société est en pleine mutation, la Modernité n’est peut-être plus l’horizon indépassable. Et peut-être les signataires de cette pétition voient-ils un autre monde possible ou ressentent-ils plus profondément les limites du nôtre. Posséder un chien dangereux, serait une sorte de rébellion, l’une des dernières possibles, contre le système.  Même si ces arguments ne sont pas ceux des signataires, il est possible de voir dans cette pétition un positionnement philosophique de type post-moderne ou anti-sociétal. Et nous devons peut-être écouter les plaintes des signataires de la pétition sans les nier ou les moquer.  Reconnaître avec bienveillance un interlocuteur sérieux, dans ces gens capables de s’entourer de chiens dangereux ou de réguler la violence dans la vie quotidienne ?  Et quelle place laissent-ils à l’homme?

mercredi 30 septembre 2015

Le Voyage en Italie de Roger Waters

(ce texte s'adresse plus spécifiquement aux amateurs de The Wall. Je l'ai écrit en tant que fan, j'exclus donc volontairement, et peut-être naïvement, l'éventualité que tout ceci soit une opération commerciale.)


Ce 29 septembre, Roger Waters a convié ses fans dans les cinémas du monde entier pour livrer une nouvelle adaptation cinématographique de The Wall. La séance comportait deux parties: d'abord un film largement basé sur la dernière tournée mondiale et ensuite un dialogue entre Nick Mason et Roger Waters (que nous ne commenterons pas).



Le voyage en Italie


Quelques notes sur le film tout d'abord. Les séquences tournées en live lors de la récente tournée mondiale constituent la majeure partie du film. L'intérêt principal du film provient du scénario additionnel: un voyage en voiture de Roger depuis Londres jusqu'à Monte Cassino. Le film débute par la fin d'un concert: Roger (ou Pinky?) quitte la scène et le stade. Va-t-il à l'hôpital? Ce qui serait une suite logique du film d'Alan Parker. Non, il revient à la maison. De là, il prend son auto en direction de l'Italie. Armé d'une trompette, il salue un Monument aux Morts de 14-18. Retour sur les images de la tournée: le concert peut commencer, une fois de plus. Puis, dans son auto, Roger lit une lettre et pleure la mort de son père Eric Waters. Bien sûr on peut railler la mise en scène de cette intimité, cela n'enlève rien au caractère dramatique. Mais Roger a plus à nous dire: son grand-père George-Henri Waters est lui aussi mort à la guerre, dans les tranchées alors qu'Eric avait 5 ans. Quelques images, quelques mots et la quête pacifique de Waters s'enracine plus profondément. La peur aussi, celle de son père, celle de son grand-père, la sienne... Le concert peut continuer.
Roger avance vers l'Italie, avec un ami. Un dialogue doux-amer s'engage: la puissance de l'éclair de Zeus et le sourire d'un enfant sont la même chose. Le feu d'Héraclite nous réchauffe. Chacun peut agir pour le bien.
Roger s'arrête dans un bar à la frontière, éméché il nous raconte la mort de son père devant un barman français qui ne comprend pas l'anglais. Ses lèvres bougent mais personne ne le comprend. Pour présenter comfortably numb, Roger a choisi de ne pas parler, laissant la mer et le public s'emparer de ce morceau qui n'est pas vraiment le sien. Ici Roger aurait pu utiliser les images de la prestation avec David, à Londres. Mais il n'en est rien.
Roger arrive dans le mémorial de Monte Cassino et là, on lit, avec lui, le nom de son père. Trompette à nouveau et retour final sur le concert. 

Certains pourraient y voir aussi la chute des frontières et une invitation à l'accueil des réfugiés. Possible. Même si, dans le film, Roger croise, sans s'arrêter, un famille de migrants.
Ode pacifiste, certainement. Et il faut un courage certain pour parler de paix en ces temps troubles où l'on fourbit ses armes partout en Europe. Merci Roger de nous rappeler que la guerre, c'est la mort. La mort de pères, de fils, là et ici.

Après l'interprétation psychanalytique, durablement forgée par le film de Parker, celle de la séparation entre le groupe et ses fans, celle de l'amitié entre les peuples construite à Berlin, voici celle du pacifisme de sa tournée. Chacun peut se construire sa propre vision de l'oeuvre mais il en est une que Roger devrait nous fournir. Elle nous manque cruellement: The Wall par la mère. L'absence de la mère de Roger n'est-elle pas terriblement présente?  "Big Mother is watching you"


Un mur virtuel ?

 Ensuite, la projection de ce film dans des cinémas nous invite à une autre réflexion. "The Wall" voulait dénoncer la rupture croissante entre le groupe et ses fans. Le mur dressé pendant le spectacle poussait à son paroxysme cette logique. Le paroxysme pour l'époque car avec une projection de ce genre, Roger va encore plus loin, volontairement ou pas. Nous étions tous assis dans une salle de cinéma, à regarder un mur se construire sur un écran, et cette fois, derrière le mur, il n'y avait pas de groupe, il n'y avait... rien. Que faisions-nous là à écouter une musique sans chanter, sans bouger, sans lever les mains. Pas d'attente pour le spectacle, pas de perte de temps dans les interminables bouchons à la sortie du show. Un mur devenu virtuel, transmis par les électrons à travers le monde entier. Roger, as-tu voulu nous hypnotiser à ce point ? Pour établir peut-être un lien direct entre toi et chacun d'entre nous, pour communier non plus tous ensemble mais dans une sorte de soliloque individualisé. Peut-être est-ce cette masse en communion qui, paradoxalement, rompt le lien avec le groupe. Mais alors, pourquoi à aucun moment ne nous as-tu adressé la parole ? Tu nous as fait venir dans ce cinéma et tu n'y étais pas, pas plus que dans nos salons et infiniment moins que dans les stades. Est-cela le futur de l'art musical? Un concert public mondial sans chanteur? Le mur construit sur cet écran ne protège plus un groupe, il ne s'adresse plus non plus à une communauté mais à un ensemble d'individus. Si nous n'avions pas sali nos chaussures dans la boue, si nous n'avions pas attendu des heures sous le soleil pour te voir, aurions-nous la sensation de faire partie de la communauté de tes fans? Du lieu social peut-il se créer par écran interposé sans des contacts réels préalables ? La technologie pourra-t-elle permettre à la génération suivante de se rassembler ? Peut-être as-tu voulu nous montrer tout cela avec cette (fausse) invitation... Wish you were here !


mardi 18 août 2015

La certification halal pour unir circuit-court et préférence nationale ?


La certification halal pour unir circuit-court et préférence nationale ?

 

La récente reconduction de la certification halal du sirop de Liège a provoqué quelques commentaires rappelant que ce sirop était un produit bien ancré dans la tradition wallonne et qu’il n’avait pas à se plier à des diktats religieux[1]. Aussitôt ces propos ont été qualifiés d’islamophobes par d’autres. Il nous semble que ce débat ne conduit pas très loin. Par contre il nous semble pertinent de nous intéresser à cette « certification halal »,  en s’interrogeant sur sa propre « halalité », en examinant sa justesse politique et en la mettant en relation avec les concepts de « circuit court » et de « préférence nationale ».

La certification halal d’un objet signifie « tout simplement » que cet objet est permis pour le musulman, ni plus, ni moins. Autrement dit, il répond à des prescrits religieux définis par la communauté musulmane. Le caractère halal s’applique également aux comportements, politiques...  Pour un commerçant, il est utile de vendre des objets halal puisque son marché potentiel s’agrandit. L’Etat rencontre un intérêt économique similaire : cela lui permet de réduire ses importations et d’augmenter ses exportations, ce qui est avantageux.
Mais…
Economiquement, l’opération peut s’avérer risquée si l’attribution du label génère une perte de clientèle non comblée par le nouveau marché. Ou si les frais inhérents à la certification rendent les produits moins concurrentiels.
La levée de boucliers virtuels qui a entouré la re-certification halal du sirop de Liège aura sans doute un impact sur les ventes locales mais nous sommes incompétents pour en juger. Par contre, en termes idéologiques, il nous semble intéressant d’examiner la réaction à cette opposition[2].

La certification halal est-elle halal ?

Le patron de la siroperie, surpris par la contestation, ne voyait lui dans sa démarche qu’une méthode pour mieux s’implanter dans certains pays. D’ailleurs, pour lui : « cela n’a rien de religieux : nos produits sont hallal par définition. »[3] Une déclaration qui nous semble extrêmement problématique, un peu comme pourrait l’être l’affirmation : « le label bio n’a rien à voir avec l’écologie ».
En effet l’une des caractéristiques de la certification halal est bien, en plus d’une série de critères à respecter, la présence d’un représentant religieux. La décision qui est prise relève clairement d’une religion. Le nier, c’est mépriser le consommateur qui lui s’inscrit dans une quête religieuse. En fait, les propos du responsable mettent simplement en évidence que le certificat halal est une formalité administrative pour augmenter ses parts de marché. La question que l’on pourrait alors renvoyer à l’instance musulmane qui statue sur ce certificat est la suivante : instrumentaliser l’islam de la sorte pour le transformer en outil commercial, est-ce, en soi, halal ?

Cette certification halal pose d’autres questions. Cette fois par rapport au rôle de l’Etat. Nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer (voir notamment notre article sur lesDiables Rouges), l’Etat moderne est construit sur la neutralité, principalement par rapport aux religions (la séparation Etat – Eglises). A contrario, l’existence d’un certificat halal (ou kasher ou de n’importe quelle autre religion) introduit un jeu trouble entre les communautés religieuses et l’Etat. Comment l’Etat choisit-il le bon certificateur sans, d’une façon ou d’une autre, choisir telle tendance religieuse par rapport à telle autre ? Un produit certifié halal par tel imam le sera-t-il par tel autre ? Tous les rabbins ont-ils la même définition de ce qui est ou pas permis ?  Comment donc l’Etat, en restant neutre, pourrait-il désigner celui qui décidera ? Ou même, plus modestement, en faire la promotion ? De plus, il existe aussi un effet sur les croyants eux-mêmes : en quoi un Etat est-il habilité à interpréter, même indirectement, un texte sacré pour leur imposer sa vision plutôt qu’une autre ?
Ici aussi certains argueront que cela importe peu si, au final, les ventes augmentent et donc l’emploi. L’intérêt économique est-il supérieur à l’impératif de neutralité d’un Etat ?

Circuit-court et préférence nationale : même combat ?

Mais ce qui a suscité les remarques les plus virulentes, c’est l’opposition entre le caractère traditionnel de ce sirop et sa certification halal[4]. Il nous semble pertinent de noter à ce sujet le caractère paradoxal de cette contradiction.

D’une part le caractère traditionnel participe à une forme de nationalisme. Depuis des dizaines d’années, le sirop de Liège fait partie du paysage des autochtones. C’est un élément fédérateur autour duquel les gens de la région peuvent se rassembler. Il s’est érigé en symbole.
Toucher à un symbole, ce qui peut être assimilé à un blasphème, peut provoquer des réactions irrationnelles et/ou virulentes. Blessés dans leur intimité, certains ont ressenti la certification halal comme une agression. Peut-être ce sentiment et la violence des réactions sont-ils très différents si l’on parle d’une certification destinée au marché intérieur plutôt qu’à celui de l’exportation. Nous ne voulons pas entrer dans ce débat, nous nous contenterons de mobiliser le terme de « préférence nationale », déclinée ici dans une variante de « défense du territoire » qui désigne l’inclination de certains autochtones à s’opposer à la reconnaissance halal au nom de la tradition locale.
D’autre part, nous aimerions apporter un autre élément de réflexion en examinant l’autre bout de l’échiquier politique habituellement défini : entrons dans l’univers idéologique du développement durable, de l’alter-mondialisme et de… l’anti-capitalisme.  De ce côté aussi, la certification halal défendue par l’AWEX[5], devrait être conspuée. Premièrement car elle s’écarte immanquablement du concept de « circuit-court ». Ce dernier, pour rappel, veut que la vente d’un produit s’effectue avec un intermédiaire au maximum entre le producteur et le consommateur.
Ensuite, elle est basée, comme nous l’avons vu, sur des enjeux commerciaux. Et l’on pourrait même affirmer (en se fiant, par exemple, aux propos du patron de la siroperie) : purement commerciaux (ce que d’aucuns nommeront capitalisme).

Ce qui nous permet de poser cette dernière question qui nous semble éclairer le fond de la polémique : et si, dans cette affaire, les frères ennemis se retrouvaient objectivement sur la même ligne idéologique ?  « préférence nationale » et  « circuit-court » pourraient-ils être deux facettes de la même motivation ?




[1] La situation est clairement résumée dans cet article du Courrier International : http://www.courrierinternational.com/article/belgique-pas-de-panique-le-sirop-de-liege-etait-deja-halal-la-salade-aussi

[2] Pour information, La Libre laisse entendre que certaines de ces réactions pourraient être téléguidées par la concurrence, mais ce n’est pas l’objet de notre propos. http://www.lalibre.be/actu/belgique/sirop-de-liege-le-marche-du-halal-continue-de-cristalliser-les-polemiques-55ca21d73570b54653389c9f
[3] http://aubel.blogs.sudinfo.be/archive/2015/08/08/le-vrai-sirop-made-in-aubel-desormais-certifie-pour-le-march-158459.html
[4] Voir par exemple l’attitude de l’ancien chef de file MR verviétois qui rapporte son pot de sirop à la siroperie: http://www.lameuse.be/1351896/article/2015-08-11/sirop-de-liege-halal-scandalise-l-ancien-chef-de-file-mr-vervietois-ramene-son-p
[5] Il s’agit évidemment de viser le marché international, ce qui s’effectue rarement sans intermédiaires : http://www.clubhalal.be/fr-accueil.html

jeudi 6 août 2015

Et s’il mesurait plutôt le plafond de son musée ?




Et s’il mesurait plutôt le plafond de son musée ?

Rappel des faits : la statue « L’homme qui mesure les nuages» est placée sur un très beau point de vue de la Citadelle de Namur. Il y a peu, on  a gravé un discret « W » au pied de l’œuvre. Conséquence immédiate : les assureurs ont imposé que le lieu soit interdit au public. La presse a parlé de vandalisme et/ou de geste idiot. Placer des œuvres dans un espace public, c’est prendre des risques : exposer, c’est s’exposer. Mais interdire ensuite cet espace au public, pour des raisons financières, qu’est-ce ? N’y a-t-il pas dans ce repli la signature d’une double réalité plus profonde : la sacralisation non assumée et l’argent omnipotent?  


Nous avons déjà eu l’occasion dans notre article « Le Tricot urbain : de l’art citoyen ? »[1] d’évoquer la question de tricots, exposés dans les lieux publics, qui avaient été dégradés par des inconnus. Nous restons dans un registre similaire. Cette fois, dans le cadre d’une manifestation clairement artistique, un créateur de renom expose des œuvres, directement accessibles dans l’espace public : pour rapprocher la population de l’art, dans un esprit pédagogique ou citoyen... Le public s’est emparé du lieu, comme le prouvent les photos qui ont fleuri sur internet. Et un beau matin, on découvre un « W » gravé au pied de l’œuvre. Subitement tout ce bel édifice s’écroule : le site est fermé[2].
Voyons cela en détails. L’offense tout d’abord :  le « W ».  Un geste idiot ? Idiot au point d’avoir formé par hasard un « W » ? Nous postulerons que celui (ou celle) qui a gravé le « W » n’était pas un fou et qu’il voulait exprimer un message. Si vous pensez qu’il est fou, ce qui est très commode au demeurant, nous vous invitons à vous interroger sur le sens de ce terme[3]. Que peut donc signifier ce « W » ? Les trois hypothèses les plus réalistes : une preuve d’amour (pour William, Walter…), un acte politique (à revendication communautaire ?) ou un défi culturel. Nous retiendrons cette dernière possibilité, même si elle est inconsciente. En dégradant l’œuvre, n’y a-t-il pas comme une réponse, par l’absurde peut-être, à l’intention proclamée des organisateurs de rendre l’art plus proche des gens ? Nous utiliserons le terme de désacralisation au sens où le sacré[4] est ce qui est coupé du monde, ce qui est placé dans une dimension intouchable que l’on ne peut plus atteindre sans une série de codes, au risque de commettre un blasphème. Le musée est le lieu qui protège les objets devenus sacrés. Un cérémonial est nécessaire pour avoir le privilège d’y entrer, aussi bien pour les œuvres que pour le public, et des gardiens protègent le temple.
Sortir l’œuvre d’un musée pour la mettre en rue, c’est prendre le risque de la désacralisation. Cela nécessite une approche différente de l’art. Et il faut en assumer les conséquences. L’artiste doit comprendre que son oeuvre n’est plus sacrée. Elle redevient un objet parmi de nombreux autres objets. Un objet que l’on peut apprécier, que l’on peut même admirer, mais dont on peut aussi se servir et qui risque donc de se dégrader. D’ailleurs l’acte de sortir l’œuvre du musée peut être perçue, en soi, par certains comme une dégradation. Face à cette nouvelle réalité, l’artiste peut se résoudre et accepter les outrages du temps, il peut aussi utiliser des copies ou bien il peut tenter de re-sacraliser l’œuvre. Autrement dit, effectuer un retour à la case musée. Mais il doit être bien clair que ce n’est pas l’acte de dégradation qui sera responsable de la re-sacralisation.
L’impression que nous laisse la réaction de l’organisateur est celle-ci : « nous affirmons que nous sortons l’oeuvre du musée mais en réalité nous étendons le musée dans l’espace public. Car nous n’assumons pas les conséquences qu’implique un contact direct avec la population. » Autrement dit : vous ne voulez pas venir au musée ? Le musée viendra à vous, mais il gardera ses règles.  
Cette réaction est compréhensible car elle vise à protéger des créations artistiques, c’est-à-dire un travail qui touche à l’intimité profonde du créateur. Toutefois, dans le cas présent, un élément supplémentaire perturbe notre réflexion. Si l’organisateur n’assume pas, par contre il assure. L’argent s’invite ici dans l’équation. D’après ce qui a été dit à la presse, le site est aujourd’hui inaccessible pour répondre aux exigences des assureurs. Si l’on re-sacralise « L’Homme qui mesure les nuages », c’est au nom de l’argent. Non seulement, l’organisateur n’assume plus la désacralisation de l’œuvre mais il n’assume pas non plus la re-sacralisation. Il présente le « W » comme un acte de vandalisme montrant que le public n’a rien compris et se cache derrière les diktats des assureurs. Et ainsi est exposé d’une part le fossé réel entre le public réduit à un rôle de consommateur inactif et d’autre part le rôle prépondérant de l’argent dans l’art. Etait-ce l’objectif de la manifestation ?
En attendant tous les visiteurs de la Citadelle sont privés d’une vue exceptionnelle sur le Vieux Namur et l’ « Homme qui mesure les nuages » n’est plus visible que de très loin. Et s’il retournait au musée ?






  Actuellement, le visiteur devra s'arrêter ici (photo du 6/08/2015)


[2] http://www.lesoir.be/953557/article/actualite/regions/namur-luxembourg/2015-08-04/namur-l-expo-rops-fabre-victime-son-enorme-succes
[3] Par exemple, avec QUETEL Claude « Histoire de la folie : De l’Antiquité à nos jours »,  Editions Tallandier, 2012. (http://www.amazon.fr/Histoire-folie-lAntiquit%C3%A9-nos-jours/dp/2847349278/ref=sr_1_2?ie=UTF8&qid=1438853367&sr=8-2&keywords=histoire+de+la+folie )

samedi 4 juillet 2015

Athènes: sortir de la caverne

Athènes: sortir de la caverne


La Grèce, pour un philosophe, ce n'est pas n'importe quel pays. Retour des temps, c'est Athènes qui nous pousse à nouveau à la réflexion. 
On voit ces derniers jours déferler dans les médias deux idéologies qui s'opposent très lourdement. D'une part ceux qui veulent forcer les Grecs à rembourser leur dette, n'hésitant pas à les traiter de menteurs, de profiteurs et de traitres à la cause européenne. 
D'autre part ceux qui en appellent à la souveraineté nationale, voire à l'humanité et à la justice. Avec en toile de fond un argument impitoyable: pourquoi la Grèce devrait-elle rembourser à l'Allemagne alors que cette dernière ne s'est jamais acquittée de sa dette de guerre? 
Derrière cette dualité qui semble, à première vue, indépassable, se cache une question épistémologique: l'économie dit-elle le vrai? Non pas seulement la question politique : peut-on réduire à ce point la vie publique à une conception néo-libérale de l'économie mais aussi : avons-nous oublié que l'économie est une science sociale? Bien entendu, au fil des années, l'économie s'est couverte de formules et de références mathématiques mais elle n'en demeure pas moins pétrie de présupposés et d'hypothèses souvent réductrices (comme celle de l'homo economicus). 
Il ne s'agit pas ici de nier les forces et les pertinences de cette discipline mais simplement de rappeler à certains et aux autres qu'il n'est pas honteux, scandaleux ou idiot de ne pas croire en certaines hypothèses et que ce n'est pas la répétition incessante du même catéchisme qui rend les choses vraies. C'est un effort intense, intellectuel et relationnel, de penser en dehors de son dogme... 
A Athènes, Platon a imaginé le Mythe de la Caverne... il sera particulièrement d'actualité ce dimanche !

mardi 23 juin 2015

Qu'était Waterloo 2015 ?


Qu’était Waterloo 2015 ?


Nous avons eu l’occasion d’assister à l’une des reconstitutions organisées pour le bicentenaire de la Bataille de Waterloo.  Avec 60.000 autres spectateurs, nous avons vu des milliers de reconstitueurs revivre des combats. La scène était si grande et il y avait tant de fumée que, souvent, de nombreux intervenants étaient invisibles. Les explications fournies par les commentateurs ne permettaient pas de comprendre ce qui se passait devant nous. A les écouter, ils ne semblaient d’ailleurs pas eux-mêmes avoir été informés correctement de ce qui se tramait et, surtout, ne disposant d’aucun moyen didactique, ils étaient bien incapables d’expliquer où se situait l’action. Les reconstitueurs s’agitaient partout, en même temps. Une question a alors taraudé notre fibre philosophique : à quoi assistions-nous exactement? Ni art, ni sport, ni pédagogie…


Les lieux tout d’abord


Un gigantesque rectangle dont deux côtés perpendiculaires étaient réservés aux tribunes, donc au public. Les deux autres destinés au passage des reconstitueurs, le plus petit donnant accès à leurs bivouacs. Sur le plateau, deux fermes reconstituées permettent de rendre les attaques plus réalistes mais elles sont si éloignées que le spectateur ne peut que les apercevoir.

Devant les tribunes, on peut distinguer une corde blanche. Côté public, elle est bordée par une série de personnes, principalement des femmes et des enfants (et même des bébés), en costume d’époque. Sans doute s’agit-il de membres de la famille des reconstitueurs. Parfois des "soldats" viennent près d’eux mais la plupart du temps, ces spectateurs particuliers regardent, sans participer directement à l'activité.  De l’autre côté de la corde, les reconstitueurs sont chez eux, dans leur domaine. Le corde et les personnes en costume collées contre elle tranchent définitivement deux mondes : celui du public et celui des reconstitueurs.

 

L'action  

Nous voyons sous nos yeux un gigantesque stratégo durant deux heures. Au menu : des charges, des coups de canon, des décharges de fusils et une fumée envahissante. Assez rapidement, les reconstitueurs s’éloignent de nous et deviennent invisibles. Et cela ne semble pas du tout les gêner. Au contraire même, leur univers est plus réaliste au large des tribunes. Ce qu'ils font dépasse l'entendement, il y a probablement un fil conducteur mais il ne nous est pas accessible et la plupart des manoeuvres sont bien trop lointaines pour être analysables. Cela nous rappelle le principe de certaines cérémonies ésotériques où les choses sont montrées à quelques privilégiés et ensuite cachées à nouveau. Si la reconstitution n'est pas pédagogique, elle n'est pas non plus artistique. Il n'y a aucune volonté affichée de partager une émotion, un scénario ou une quelconque construction narrative.  Nous avons eu l’occasion de rencontrer plusieurs reconstitueurs dans le cadre de divers reportages. L’impression que ces personnes nous laissaient était que le plaisir qu’elles prenaient à incarner leur personnage était d'autant plus renforcé que l'environnement était « purifié », c’est-à-dire débarrassé de tout objet ou comportement ne datant pas de leur «époque ».  Notre appareil photographique était à peine toléré et nous nous sentions intrus. Les téléspectateurs du vendredi soir ont pu constater cela lorsque le journaliste présent sur la scène a été prié sans ménagement de reculer. En cela la différence avec l'artiste est flagrante: ce dernier a besoin d'un public pour s'exprimer pleinement, le reconstitueur, lui, pratique sa passion, malgré le public. Nous sommes devant une gigantesque cour de récréation où s'animent de grands enfants venus jouer à la guerre, entre eux. Bien sûr c'est grandiose et bien sûr ça vaut le coup d'oeil mais qu'est-ce que ça peut bien être? Un instant nous pensons à une prestation sportive mais pour cela il faudrait que l'on en comprenne les règles, qu'il y ait des champions ou des équipes, qu'il y ait une compétition et une issue incertaine. Même dans le catch, qui pourrait s'apparenter à la prestation de Waterloo 2015, le public ne connait pas le résultat final.




La communauté


Ce qui nous fascine surtout c'est la communauté des reconstitueurs elle-même, qui évoque immanquablement les théories communautariennes (par exemple « Après la vertu » d'Asladair MacIntyre). La coupure dont nous parlions n'est pas seulement physique, elle est aussi inscrite dans la "communauté". La "communauté" est présentée par certains philosophes comme un lieu où l'individu moderne peut trouver un sens à sa vie en échange de l'abandon d'une partie de sa liberté. La vie moderne n'offrant qu'un monde désenchanté, la "communauté" permet de croiser d'autres membres partageant une même vision du monde sur laquelle il devient possible de construire une morale, une vie sociale... Mais le prix à payer par l'individu est une perte de ses libertés: respect d'un règlement, choix de réponses et donc abandon d'autres ...
C'est bien une communauté de ce genre qui était à l'oeuvre sur le champ de Waterloo 2015. Ironie de l'histoire et de la philosophie, elle portait les uniformes d'une époque qui, justement, se battait pour l'émergence de la Modernité, de l'individu moderne. Mais cela ne change rien au fonctionnement de cette communauté. Elle vit à côté du monde moderne, avec ses propres règles et avec sa propre morale. Et, sur notre tribune, nous étions ce monde moderne. Lorsque les troupes s'éloignaient de la corde, elles trouvaient donc leur vraie place, à l'abri de nous, protégées par la distance et par la fumée. Une communauté s'est activée sous nos yeux pendant deux heures, pour vivre sa passion. Il se fait, presque par hasard, que cette passion correspondait à un événement qui intéressait la foule et qui, dans une certaine mesure, appartient à tous les citoyens. Mais les reconstitueurs l'incarnent à un niveau bien plus élevé, ils sont cet univers.
Tout cela peut paraitre plutôt futile car, au fond, il ne s'agit là que de grandes personnes qui s'amusent librement. Sauf... sauf que... la pensée communautarienne souffre également de limites: dans ses relations avec l'Etat et dans son traitement des membres non consentants : le bébé dont nous parlions plus haut était-il à sa place au milieu des coups de canon ?


Reconstitution


Mais peut-être pourrait-on nous reprocher d’avoir oublié l’élément central : ni art, ni pédagogie, ni sport, Waterloo 2015 était une reconstitution. Ce qui inclut : une approche expérimentale de l’histoire et le devoir de mémoire. Il est probable que l’expérience aura été utile pour la recherche historique. Et les victimes de la Bataille de 1815 ont été honorées et l’on a rappelé le drame sans nom de cette boucherie, à plusieurs reprises durant le week-end. A deux siècles près, finalement nous sommes tous devenus frères. Même si l’on pouvait déjà percevoir dans l’attitude officielle de la France comme un petit goût d’amertume encore bien présent en bouche. Mais qu’en sera-t-il pour la suite ? Verdun 2016 ? Prague 2038 ? Calais 2040 ? Stalingrad 2042 ? … Avec la même volonté sincère de rendre hommage et de vivifier l’histoire, défilera-t-on dans les rues de Paris avec les costumes de De Gaule ou de Pétain,  de Eisenhower ou de… ?



jeudi 14 mai 2015

Après Auschwitz, comment peut-on encore être syndicaliste ?


Monsieur Faljaoui,

Je travaille à temps partiel dans une grande surface depuis peu. Je voulais vous remercier pour vos chroniques des 11 et 12mai. Je partage cette idée lumineuse selon laquelle il est dangereux d’utiliser des expressions aussi pernicieuses que « vivement la retraite » ou « comme un lundi ». Tous ces mots, dignes de Raymonde, la syndicaliste du magasin d’en face, qui expriment le découragement. Ils sont une insulte permanente à l’enthousiasme qui doit tous nous animer pour que la société se porte mieux, contrairement à ce qu’affirme cette même Raymonde. D’ailleurs, j’ai décidé de me séparer des ouvrages trop démoralisants, comme ceux du psychiatre Dejours, celui qui se permet d’étudier des maladies nouvelles liées aux conditions de travail contemporaines, quelle ignominie! Je vais aussi évacuer le dictionnaire et ses horribles mots : nostalgie, spleen…

Avec des horaires coupés qui me laissent peu de temps, je ne vois mon fils que quelques heures par semaine et j’ai parfois rencontré des difficultés pour assurer notre subsistance, mais dois-je me plaindre ? Vous avez raison de rappeler la période nazie, cela me conforte dans cette idée que tout va bien pour moi maintenant. Mon mari est mort, il était facteur, c’était avant la privatisation. Heureusement mon fils, facteur lui aussi, n’a pas connu cela; grâce aux machines et à la rationalisation, il effectue une tournée quatre fois plus grande, dans le même temps. Quel progrès merveilleux ! Je suis certaine que mon fils aura une meilleure situation économique que feu mon mari. C’est tellement évident même si, comme vous nous le signalez, des pessimistes nient cette vérité en évoquant un Age d’Or ou des foutaises de ce genre qui impactent si nocivement notre réel. Heureusement, Monsieur Faljaoui, vous savez remettre les pendules à l’heure en rappelant que les conflits inter-générationnels pourraient être résolus en étudiant mieux l’histoire dans le but de moins nous plaindre. C’est si vrai! Le passé, comme vous le rappelez est tellement pénible. Prenons le XXème siècle: l’homme sur la lune, les 30 Glorieuses, la création de l’ONU,  la décolonisation, l’augmentation considérable de l’espérance de vie, la démocratisation de nombreux pays, les congés payés, la journée des 38 heures, la retraite à 65 ans… Tout cela doit disparaître de nos mémoires et surtout de nos propos. Vous parliez de l’époque nazie : comment oser parler d’Age d’Or en pensant à Auschwitz ? Tournons le dos à tout cela! Allons de l’avant avec les porteurs de bonne parole, ceux qui gardent l’espoir intact, comme vous. Faisons table rase du passé. Inutile de se souvenir du panneau à l’entrée de Dachau: « Le travail rend libre ». Vous imaginez, dans ces conditions, l’un des pensionnaires du camp qui aurait osé dire, en se levant le lundi matin, « Vivement la pension » ? Vous avez bien fait de nous rappeler ce qu’il convient de penser pour assurer des relations sereines entre les classes sociales et entre les générations.
Vous m’avez convaincue: le passé et le langage hypothèquent notre avenir. Et ceux qui font de la résistance, comme Raymonde, perturbent le lien social. Je tiens aussi à remercier la chaîne de radio qui a rendu possible la diffusion à grande échelle de vos analyses. Je cherchais depuis un certain temps un argument de poids pour justifier ma position politique, face à Raymonde. Grâce à vous, j’ai pu en dégager la quintessence: « Après Auschwitz, comment peut-on encore être syndicaliste? »