samedi 22 octobre 2016

Technophobie, la peur ou la haine ?


Les Mots à la Dérive #8 : Technophobie, la peur ou la haine?

Notes étymologiques :


Examinons cette fois les termes formés avec le suffixe "phobos". Ce mot grec a donné naissance à trois branches sémantiques.
Sur la première branche, "phobie" désigne une aversion naturelle tel le mot "hydrophobe", qui s'applique à la cire ou aux alcanes. 
La seconde branche utilise le sens originel de "phobos", à savoir la peur, pour forger les concepts de claustrophobie, agoraphobie... Il est alors question d'une crainte, d'allure pathologique.
Enfin, c'est la troisième branche, d'autres mots ont été construits en donnant à la racine "phobos" la signification d'hostilité. Parmi les exemples venus d'un autre temps, notons "anglophobe" ou "germanophobe" et depuis peu, "technophobe".

La dérive sous nos yeux :


Depuis quelques années, le terme "technophobie" est apparu dans  le champ lexical français. Mais, dans un premier temps, sans définitions précises, il a désigné des réalités très différentes, en fonction de la branche à laquelle le locuteur le rattachait.
Prenons par exemple une personne qui n'aime pas être en contact avec des machines et préfère le contact humain, ou qui a peur de devoir utiliser un ordinateur, elle pourrait se qualifier de "technophobe", en utilisant la première branche sémantique, c'est-à-dire en affirmant que l'homme n'est naturellement pas enclin à vivre avec des machines. Ou bien en se référant à la deuxième branche : en disant qu’elle ne se sent pas capable de maîtriser la machine et donc qu'elle en a peur. Cela ne signifie pas pour autant qu'elle est prête à détruire les ordinateurs. Un peu comme un agoraphobe n'a pas comme ambition de brûler les places vides.
Il faut pourtant en parler au passé car, dorénavant, le Larousse et le Robert ont tranché: "technophobie" a été défini en le plaçant sur la troisième branche: l'hostilité. Il nous semble pourtant que nous avons régulièrement entendu le terme "technophobie" pour désigner non pas la haine des machines mais bien la crainte devant certaines conséquences personnelles ou sociétales.

Piège étymologique

Ceux qui souhaiteraient tout de même évoquer une peur face aux nouvelles technologies ne disposent pas de mot, comme si cette peur n'était pas souhaitable par le lexique. Certes, les phobies ont une connotation pathologique et laissent entendre que ceux qui en sont atteints sont des malades. Ainsi, si la définition retenue par les dictionnaires avait été accrochée à la deuxième branche, celle de la peur, se déclarer "technophobe" aurait pu entraîner la reconnaissance par le monde médical de cette maladie. Avec, pourquoi pas?, des conséquences à prévoir sur la Sécurité sociale? Cependant le technophobe aurait alors été considéré comme une personne affaiblie, pas comme un criminel en puissance. 
 Un piège étymologique est dressé par le français contre celui qui a peur des machines, par une sorte de courroie de transmission lexicale: tu as peur de X, donc tu es Xphobe, donc tu hais X.

sautalélastiquophobe

J'ai par exemple peur de sauter à l'élastique. Que des gens sautent à l'élastique ne me dérange pas et je ne leur suis pas hostile. Je veux même bien les encourager. Je peux, par la raison, admettre, que sauter à l'élastique ne présente finalement que peu de risques. Mais, malgré cela, j'ai peur de sauter à l'élastique. Je peux être traité de peureux et de pantouflard car, à juste titre, on m'expliquera que l'élastique est résistant et qu'une poussée d'adrénaline me ferait le plus grand bien. Puis-je m'auto-taxer de « sautalélastiquophobe », en me référant à une aversion naturelle ? Cela ne gênera pas grand monde, même parmi les personnes qui sautent à l'élastique. Elles ne se sentiront pas agressées parce que je dis que je n'aime pas sauter à l'élastique. Et s'il me venait à l'esprit l'idée morbide de couper leur élastique, alors je serais un criminel, et l'on pourrait me qualifier de criminel « sautalélastiquophobe ». 
A priori pourtant, si ce néologisme devait rejoindre un dictionnaire, il ne serait pas étiqueté "hostilité" mais plutôt "aversion" ou, plus probablement, "pathologie". Et donc, lors de mon procès pour avoir coupé cet élastique, mon avocat pourrait invoquer des circonstances atténuantes justifiées par ma faiblesse mentale. Alors que si la « sautalélastiquophobie » était classée sur la branche de l'hostilité, elle aggraverait mon cas et je pourrais être inculpé d'assassinat.

Pour les machines, les dictionnaires ne retiennent pas la peur mais bien l'hostilité, ou peut-être, la conviction que la peur conduira immanquablement à l'hostilité. Pourquoi ?

vendredi 7 octobre 2016

Vers la neutralité technologique?


Vers la neutralité technologique ?


Les Etats modernes sont construits, entre autres concepts, sur la nécessité de tendre vers la neutralité.  La neutralité la plus connue est sans aucun doute la séparation nette entre l’Etat et les Religions. Pour le personnel des Services Publics, il existe également un impératif de neutralité politique. Il est aussi parfois fait appel à une forme de neutralité culturelle, comme le montrent par exemple certaines épreuves de recrutement.  Similairement, nous allons ici proposer le concept de neutralité technologique.  Nous verrons d’abord comment cette neutralité technologique prend son sens au départ, d’une part, des critiques adressées aux technologies modernes et, d’autre part, des questions béantes qu’ouvre la technologie et que certains s’empressent de refermer, créant ainsi des factions opposées. Critiques et questions justifient-elles un appel pressant à la neutralité technologique ?

Lors de la constitution des Etats modernes, cette neutralité technologique n’avait pas beaucoup de sens. En effet, à cette époque, les espoirs mis dans la technique sont colossaux et largement partagés. La science sauvera l’humanité, telle est la promesse déjà formulée par Descartes lorsqu’il affirme que l’homme se rendra maître et possesseur de la Nature.

Quatre critiques pour deux technophobies


Si la question ne se pose pas à l’époque, il en est tout autrement aujourd’hui. Nous pouvons noter au moins quatre critiques majeures classiquement adressées aux technologies. D’une part, la critique écologiste : les techniques modernes détériorent la nature et certaines d’entre elles doivent être bannies. Pourtant, cette critique ne s’adresse pas fondamentalement à la technique en tant que telle. En effet, la solution au problème des pollutions pourrait être trouvée par la technique et développée en son sein.
Il existe également une critique « économique » apparue bien plus tôt. On pourrait la faire remonter au 18ème siècle avec l’ouvrier irlandais semi-légendaire connu sous le nom de « Ludd » qui s’opposa à l’industrialisation de son métier et aurait ainsi détruit des métiers à tisser. Les Luddites qui s’en réclament aujourd’hui évoquent les effets dévastateurs de la technologie sur les emplois, voire la disparition de certaines activités. La critique « économique » intègre également le fait que l’accélération de la consommation a pour conséquence de voir les technologies être dévorées de plus en plus rapidement par leur propre évolution.
Une troisième critique est d’ordre « socio-politique ». Les technologies nouvelles, et plus spécialement l’informatique connectée s’insinue dans la sphère de la vie privée de manière de plus en plus intrusive : lecture des emails, caméras de surveillance, pages facebook…
Et comme en écho à la disparition de certains emplois, on peut voir apparaître d’autres : des activités et/ou des emplois « absurdes » où il n’est plus question que de répondre aux demandes de maintenance de machines.
On notera également que le lien entre les technologies actuelles et le libéralisme économique est historiquement très intense : la question de la rentabilité est omniprésente dans l’apparition de nouvelles machines.
La dernière critique est d’ordre épistémologique. Avec le recul, nous savons dorénavant qu’il nous est impossible de prévoir le développement d’une technologie, nous ne savons pas quelles seront celles qui survivront et celles qui disparaîtront. Nous ne savons pas non plus prévoir quelles seront les plus nocives.
Ces critiques font apparaître, au sein de la population, des individus que l’on pourrait qualifier doublement de « technophobes ». Certains, comme les luddites, sont carrément hostiles aux avancées technologiques, d’autres, par exemple les personnes âgées, ont peur de ne pas pouvoir les maîtriser. Et il existe également une frange de la population qui reste coupée de la technologie, par ce que l’on appelle parfois la fracture numérique, sans compter le fait que la population européenne est vieillissante.

Sectes technos


Les critiques adressées aux technologies ne sont pas les seules sources de questionnement. En effet la philosophie observe depuis déjà longtemps la technique, que l’on pense à Icare ou à Prométhée, et elle a relevé de nombreuses questions irrésolues.
Commençons par une question anthropologique restée pendante : l’humanité a-t-elle progressé grâce au langage (qui impose deux sujets) ou aux outils (qui se basent sur un sujet et un objet) ? La fascination actuelle pour les technologies déséquilibre sans doute la perception de la nécessité du développement du langage. L’apparition de départements de "Technologie de l'Informatique et de l'a Communication" (TIC) est à ce titre emblématique. Mais il est pourtant certain que le langage a toujours joué un rôle crucial chez les humains.
Une autre lame de fond charrie des questions insondables et d’énormes enjeux commerciaux: le transhumanisme. Ce mouvement, venu des USA, promet la fin de la mort par l’usage massif de technologies. Derrière ces promesses faustiennes se cachent de redoutables concepts : l’espèce humaine va-t-elle être dépassée ? La vie est-elle biologie ou purement mécanique ? Le cerveau est-il l’âme ?

La fascination pour les technologies oblitère le vieux débat qui oppose les partisans de la stabilité, comme constitutif d’une vie équilibrée, et ceux qui miseront sur le changement. Les technophiles se rallieront bien sûr à l’adage selon lequel on n’arrête pas le progrès et que l’évolution est non seulement inévitable mais aussi souhaitable. Pourtant, la thèse opposée dispose également d’un argumentaire en sa faveur, que l’on peut par exemple retrouver dans le refus de l’obsolescence programmée : toutes les évolutions ne sont pas forcément positives.

La question du changement en appelle une dernière : les technologies et plus spécialement l’informatique connectée, constitue-t-elle une évolution ou une révolution ?
La révolution technologique, que certains proclament déjà, signifierait que plus rien ne sera comme avant. Et il y aurait des précédents : les exemples classiquement présentés sont ceux de la maîtrise du feu, de l’invention de la roue et de l’imprimerie. La révolution, contrairement à l’évolution, suppose la rupture. Et elle s’accompagne souvent de la redistribution des avantages. S’il s’agit bien d’une révolution, ce qui est impossible à déterminer pendant son déroulement, alors effectivement une partie de notre conception du monde va être anéantie, sans que l’on puisse d’ailleurs savoir laquelle. Mais il est bien trop tôt pour parler de révolution, nous assistons peut-être simplement à une évolution, une de plus, de notre très vieux compagnon l’outil.

Un appel ?


Toutes ces questions, de nature philosophique, ne s’épuisent pas avec les réponses que l’on peut leur apporter.  Selon un processus assez classique, des communautés apparaissent alors pour offrir des réponses partagées. Ainsi des groupes défendant telle ou telle position voient le jour : communauté transhumaniste, amish, scientologie, mouvement raëlien…
La présence d’individus discriminés par la technologie et l’existence de groupes ayant des visions radicalement différentes de cette même technologie ne forment-elles pas deux indications suffisantes pour en appeler l’Etat à s’interroger sur la pertinence d’une « neutralité technologique » ?