jeudi 12 février 2015

Peut-on limiter la liberté de non-expression ?



Il nous semble utile d’examiner la question de la liberté d’expression à la lumière de la provocation. Si le prix à payer est de renoncer à la provocation, peut-on réduire la liberté d’expression pour sauver des vies humaines ? Nous distinguerons ainsi la caricature du dessin, en partant des… automobiles et  des voitures miniatures. Et si l’absence de moteur pour les autos était comme l’absence de provocation pour les caricatures ? Ensuite, nous nous interrogerons sur le caractère réciproque de la provocation : qui provoque qui en définitive ? Ou pire qui est cet individu qui ne provoque pas ?

La liberté d’expression de l’artiste aurait donc comme limite la violence qu’elle génère. On dessine le prophète à Paris, il y a des émeutes à l’autre bout de la planète donc on doit arrêter de dessiner le prophète en Europe. C’est plus sage, plus prudent, plus correct… C’est évidemment tentant car si on peut empêcher des souffrances, ce serait idiot de ne pas le faire.
Attardons-nous sur ce bon sens apparent.
Le même argument de bon sens peut s’appliquer à bien d’autres situations. On pourrait par exemple l’utiliser pour réduire la liberté de tous les acteurs du secteur automobile, depuis les propos des vendeurs jusqu’aux plans des ingénieurs puisque les voitures tuent bien plus chaque année que les manifestations contre les caricatures. Elles tuent plus et… avec une certitude absolue, ce qui n’est pas le cas d’une caricature.

Une auto sans moteur ?

Plus précisément, quelles sont les différences entre le vendeur automobile et le caricaturiste ? Il nous semble pouvoir en relever trois. D’abord, peut-être peut-on noter qu’il n’y a pas de provocation ni d’esprit hostile chez les vendeurs automobiles ? Ensuite, peut-être pourrait-on aussi invoquer le fait que l’industrie automobile a pour objectif de réduire les accidents et que la sécurité routière est un élément de leur image de marque ? Enfin, peut-être l’utilité des voitures est-elle plus objective ou plus évidente que celle des caricatures ?…
Nous allons démonter chacun de ces trois arguments.
Premièrement, la question de la provocation, peut-être même inspirée par une volonté de nuire. Les publicités mettant en scène la puissance des engins ne sont-elles pas une incitation à la conduite sportive et donc à une prise de risque supplémentaire pour les futurs conducteurs ?  Le marketing automobile qui utilise les préjugés sexistes et d’autres sentiments humains comme la jalousie pour viser son public-cible (et provoquer sa réaction ?) ne participe-il pas à une sorte de stratification du lien sociale et à la dégradation de la nature au sens large ? En ce qui concerne la volonté des membres de l’industrie automobile, il paraitra sans doute assez évident qu’il s’agirait d’un procès d’intention de leur en attribuer une.
Les caricatures utilisent bien entendu, elles aussi, la provocation. Cette dernière est-elle plus « gratuite » ? Y a-t-il une intention de nuire? Dans ce cas aussi, il faut un procès d’intention pour répondre à la question[1].

Deuxièmement, l’industrie automobile, elle, aurait un intérêt à réduire les accidents et travaillerait d’ailleurs toujours dans ce sens, pour améliorer son image de marque.  Par analogie, le caricaturiste pourrait donc, lui aussi, chercher à réduire les dégâts en aiguisant autrement son crayon. Et ici, c’est si simple : on ne caricature plus le prophète ni rien de choquant, les risques disparaissent. Mais, en vérité, c’est aussi simple dans l’automobile : on retire le moteur de la voiture : plus de vitesse, donc plus de danger. Dans un cas, on se spécialise dans les dessins pour enfants et de l’autre dans les voitures miniatures.

Si cette construction semble cavalière c’est probablement parce que nous n’avons pas encore examiné la troisième différence, celle de l’utilité. Nous admettrons volontiers l’utilité de l’automobile, et nous ne doutons pas non plus que l’automobile est plus utile que les voitures pour enfants. Reste à étudier l’utilité de la caricature, et son avantage par rapport au dessin pour enfants. Nous estimons que la provocation inhérente à la caricature est une nécessité absolue pour la vie sociale, tout comme le moteur pour la voiture.

La nécessaire provocation

Nous allons tenter d’expliquer pourquoi. En examinant objectivement nos vies, nous admettrons qu’une partie non négligeable de ce qui nous construit a été bâti sur des provocations issues de notre entourage. Il ne s’agit pas de faire l’apologie du dolorisme ou du sado-masochisme mais bien de constater que telle ou telle remarque provocatrice formulée par un éducateur, un parent, un ami… nous a permis d’avancer. Les critiques négatives, et même méchantes, quand elles sont assimilées, permettent de progresser. Si les critiques sont toujours négatives, au point de ruiner l’estime de soi, les conséquences peuvent être funestes. Mais un monde aseptisé et sans opposition, sans dialectique, ne permet pas le dépassement de soi.
Prenons un père qui voit son fils courir vers un radiateur brûlant. Peut-il élever la voix et heurter la sensibilité de son fils ? Une autorité a-t-elle le droit de contraindre les habitants à rester chez eux si des criminels sont dans la rue? Pouvez-vous pousser violemment votre voisin si vous voyez qu’une voiture fonce vers lui alors qu’il est sur la route ?
Il y a, dans l’évolution personnelle et dans l’éducation, un usage régulier, mesuré et justifié de la provocation. Et l’on remarquera d’ailleurs que cette provocation s’exerce dans tous les sens : l’élève peut très bien l’utiliser pour faire évoluer son professeur.
Or, la caricature ne se résume pas à de l’humour, elle est habitée par une volonté politique et/ou pédagogique. C’est très clair avec Charlie Hebdo : il s’agit d’un magazine laïc et athée. Les caricatures vont donc véhiculer ces idées, c’est là que se situe la véritable liberté d’expression, beaucoup plus que sur la forme utilisée.
Une vérité semble être passée sous silence : les caricatures litigieuses mettent le doigt sur un élément essentiel, elles dénoncent l’existence d’un dogme religieux. Un dogme religieux qui doit être doublement inconcevable pour un dessinateur laïc : une interdiction d’ordre religieux, c’est-à-dire infondée pour un laïc, et qui porte sur la représentation picturale, c’est-à-dire incongrue pour un artiste. Il est normal que le caricaturiste veuille exprimer sa « vérité ». Il est probable aussi que s’il le fait, c’est parce qu’il a lui-même, comme nous venons de l’évoquer, été heurté précédemment par ce dogme. Dira-t-on que certains éléments d’un dogme sont intrinsèquement provoquants ? Que dans un société moderne, l’interdiction de représenter quelqu’un ou quelque chose est, pour des dessinateurs, un manque de respect ?

La réponse devant cet interdit est, pour Charlie Hebdo, de reconnaître pleinement cet élément fondateur de la pensée islamique, d’accepter, en somme, de se laisser toucher par la culture de l’autre. Et d’y répondre. Notons au passage que la réponse est une caricature, pas un dessin, en un sens il ne s’agit pas véritablement d’une représentation. Ne pourrait-on pas trouver des pistes d’apaisement en insistant sur ce point ? Ou bien, au contraire, notre société préfère-t-elle ne surtout pas regarder la différence en face[2] ? Comme si on niait totalement les différences parfois constitutives des communautés, voire des individus.

Qui provoque qui ?

Qui provoque qui dans cette affaire ? Qui se sent provoqué? Et qui admet l'être ?
Il ne fait pas de doute que les islamistes sont directement visés par les caricatures. Des musulmans se sentent agressés (mais le sont-ils tous ? N’y aurait-il pas des musulmans qui ne s’en soucient pas, tout comme certains musulmans boivent de l’acool? – Qui d’ailleurs peut définir ce qu’est, on n’est pas, un vrai musulman ?) : certains par l'aspect caricatural, d'autres par le fait d'avoir vu Mahomet dessiné. Des non-musulmans peuvent également être choqués par exemple parce qu'ils estiment que des violences évitables vont survenir et que le jeu n’en vaut pas la chandelle (c’était notre point de départ). Toutes ces personnes admettront être choquées. Mais n'y a-t-il pas encore une autre catégorie de gens potentiellement heurtés ? Ceux qui prônent un consensualisme politiquement correct et à qui la caricature rappelle brusquement qu'une communauté fonctionne avec des interdits non consensuels et qu’elle n’est certainement pas la seule. Qu'est-ce qui est le plus choquant pour ceux-là ? Dessiner Mahomet avec irrévérence ou l'interdiction de le représenter?

Liberté de non-expression

A notre sens, le fond du problème se trouve là et cet aspect est largement occulté. Il y a pourtant là un débat intéressant et original car il permettrait de poser la question de la liberté d'expression autrement, en s’appuyant sur un double paradoxe. Les musulmans pourraient en effet invoquer une liberté de non-expression pour justifier leur interdiction de représenter Mahomet. On aurait ainsi d'une part ceux qui sont iconoclastes parce qu'ils représentent le sacré (et non pas, comme autrefois, parce qu'ils détruisent les représentations sacrées) et d'autre part ceux qui utilisent la liberté d'expression contre elle-même.
Dans une moindre mesure ce deuxième paradoxe est déjà utilisé par M. Geluk, lorsqu'il affirme[3] que, c'est sa liberté d'expression de choisir de limiter les sujets exprimés, pour ne pas choquer les sensibilités. Autrement dit, pour reprendre notre comparaison initiale, il préfère vendre des voitures miniatures, ce qui est un choix respectable. Mais il est bien clair que l’on ne demandera pas à un tel vendeur un avis d’expert sur les automobiles pour adultes.
En supprimant la provocation, nous sommes ici entrés dans un monde constitué de cultures qui coexistent sans se rencontrer, sans surtout jamais se rencontrer sinon autour d’une déferlante de pathos : des matchs de foot, des catastrophes, des attentats... Comme autant de petites voitures sur un tapis de jeu dans une école primaire. Parfois au bout des mains, les miniatures se percutent mais sans conséquences graves. Parfois le plus petit enfant dit "caca" et tout le monde rit de bon cœur, c’est un humour bon enfant. Parfois le plus grand veut prendre la voiture du plus petit alors l'institutrice intervient. Mais cet univers-là n'est possible que si l'institutrice est reconnue comme telle et que ses décisions sont respectées... Et elle devra s’imposer sans jamais heurter la sensibilité ni des enfants, ni de leurs parents, ni de personne… et surtout en étant un enfant parmi les autres.




[1] On peut toutefois se faire une idée des intentions du caricaturiste Luz dans cet édifiant reportage: https://www.youtube.com/watch?v=ebL1oCy6tgY

[2] Sur ce point, il est très intéressant d’observer la construction de l’expression « Je suis Charlie », mais cela nécessite un développement qui n’est pas directement l’objet de cet article.