La particularité universelle de la crèche
Qu'il est doux d'avoir universellement raison. Quel bonheur de pérorer en déclinant la « vraie vérité », qui, la plupart du temps, est éternelle. Si agréable qu'il en devient impossible pour le génie omniscient de se souvenir que le soleil est toujours au zénith de son clocher — et exclusivement de celui-ci.
À propos d'astronomie, disons-le tout de suite, car il s'agit, pour une fois, d'un universel indiscutable : les jours s'allongent à partir du solstice d'hiver. Deuxième et dernier universel du moment : chacun d'entre nous est né bébé. Ceci devrait suffire à comprendre l'universalité d'une crèche à Noël, qu'elle soit à Bruxelles ou ailleurs, et à nous mettre d'accord. Mais certains en profitent pour intégrer, probablement de bonne foi, d'autres universaux. Voici pourquoi tout le monde a raison en même temps — et surtout sur tout.
Notons les principaux universaux utilisés en cette période : Dieu est Amour ; Jésus est Fils de Dieu ; l'absence de particularisme conduit à l'universalisme (par exemple à l'humanisme) ; l'inclusivité permet de bâtir le vivre-ensemble ; la République moderne doit être neutre ; les traditions sont essentielles à la Nation ; la Nation doit vivre. Comme chacun a raison sur tout et est convaincu de sa bonne foi, et comme ces universaux ne sont pas compatibles entre eux, cela ne peut que générer des anathèmes et désigner des fautifs.
Sans surprise, on retrouvera donc: une crèche est un symbole religieux et ne peut donc pas se trouver dans l'espace public (ceux qui affirment le contraire sont taxés, par exemple, d’anti‑républicains et/ou d’anti-laïques) ; une crèche représente toute l'humanité et ne doit pas s'inscrire dans une tradition particulière (affirmer le contraire, c'est être fasciste) ; effacer les visages des personnages, c'est arracher l’humanité de ces derniers (dire le contraire, c'est prendre le risque d’être taxé de wokiste et/ou de salafiste) ; effacer les visages des personnages, c'est leur donner une dimension humaniste universelle (dire le contraire, c'est être réactionnaire) ; la crèche est laide / belle (celui qui soutient le contraire est sectaire et/ou a mauvais goût). Étant donné que tout cela est simultanément vrai pour ceux qui l'affirment et faux pour les autres, l'arsenal philosophique peut être déployé, car une multitude de réponses aussi définitives dissimule souvent des questions paradoxales. Attardons-nous sur deux d'entre elles.
Premier paradoxe : si la crèche est un symbole religieux, alors l'État ne peut pas en faire la promotion. Or il suit cette voie en octroyant 65 000 euros, en lui offrant sa plus belle place et surtout en laissant les autorités ecclésiastiques gérer sa symbolique. Deux explications sont envisagées pour justifier cette entorse à la neutralité. Soit la crèche est représentative du pays (oserions‑nous le terme « tradition » ?) et constitue une pratique commune désacralisée. Soit la crèche, grâce à l'omission des visages en signe d'inclusivité ultime, est encore plus universelle que la religion catholique (dont l'étymologie signifie pourtant… universel). Ce second choix semble avoir été retenu. Mais par qui ?
Second paradoxe : la crèche est une forme de vulgarisation de la Nativité ; autrement dit, elle donne à voir un concept typiquement chrétien : un Dieu fragile s'incarne dans un bébé qui a besoin des hommes pour grandir. Simultanément, voici qu'à Bruxelles on oblitère les visages des personnages pour… visualiser l'inclusivité. La crèche a donc à la fois pour objectif d’incarner une certaine vision de la divinité et de montrer l’humanisme en le désincarnant. C'est la porte (à double battant) ouverte aux catéchismes les plus divers. Les plus malins expliquent doctement aux pauvres hères qu'ils ne comprennent rien au véritable message de l'Évangile et/ou à celui de l'Humanisme, et réciproquement. Bien sûr, certains, avec la meilleure des intentions, argueront que le message chrétien et les valeurs républicaines constituent les deux faces d'une même pièce. Et tous ceux qui ne le comprennent pas sont invités à revoir leur copie, avec l’aide de la foi ou de la raison. Cette jonction serait peut‑être le meilleur des mondes, mais…
Cette volonté à vocation universelle escamote une réalité plus pragmatique : christianisme et humanisme sont des idéologies humaines, trop humaines pour être éternelles mais bien assez pour être profondément exclusives. Par exemple, la plupart des autres communautés religieuses présentes en Belgique refuseront catégoriquement l'incarnation d'un Dieu. De nombreux catholiques ne peuvent même pas imaginer s’identifier aux personnages de la crèche, sans ressentir l’impie goût de l’orgueil. Sans compter que se prendre pour Jésus ou Joseph n'est fondamentalement pas un signe de bonne santé. Enfin, l'absence de visage pose un très gros problème d'identification, tant le visage constitue un élément essentiel de notre humanité, comme l'a développé Lévinas. D’ailleurs, dans les textes croisés sur le net, nous avons lu « tout le monde peut se reconnaître dans ces personnages sans visage » mais jamais « je me reconnais dans ces personnages sans visage ». Posez-vous la question…
Alors, si tous ces universaux ne peuvent entraîner ici que des polémiques de bonne foi, comment peut‑on tout de même rêver de la magie de Noël ? D'abord en se rappelant que les jours, divins ou pas, vont immanquablement s'allonger, et que nous sommes tous nés sur la même terre. Ensuite en se souvenant que les communautés, religieuses ou pas, tissent des traditions. Certaines traditions plaisent en dehors de leur communauté d’origine, d’autres moins ou pas du tout. L’ambiance de Noël, l’odeur de la dinde, l’onctuosité des bûches, les repas de famille, comme autant de plaisirs au coeur du froid et des ténèbres peuvent marquer durablement les individus, favorablement ou pas. La crèche constitue l’un des noeuds modifiables de la toile certes provisoire mais tissée par notre vie en commun. À ce titre, elle s'inscrit dans nos traditions. Le mot sent-il forcément le rance ? Le sent-il si la tradition n’est pas présentée comme un universel mais comme ce qu’elle est, l’incarnation de la vie d’une communauté…ici et maintenant. En sachant qu’il existe de nombreuses communautés, des demain et des ailleurs…
