samedi 27 décembre 2014

Et si Madame R. était la gardienne du dernier piquet de grève ?


Et si Madame R. était la gardienne du dernier piquet de grève ? 


Toute la Belgique ou presque crache sur Madame R parce que, lors d’une grève, elle a renversé des vêtements dans un magasin. Cet acte serait inadmissible au point qu’une pétition sur internet[1] réclame des sanctions à son égard .  On peut bien entendu discuter à l’infini sur le bienfondé de son acte et de la grève. Mais nous voudrions plutôt ici examiner un enjeu qui nous semble plus crucial : pourquoi et comment cet incident a-t-il pris une telle ampleur ?  Nous proposerons le concept de « cercle sociomédiatique ». Nous verrons pourquoi il nous semble dangereux : d’abord par l’émergence d’un besoin de « syndicalement correct » et ensuite par l’apparition d’une forme inédite de sanction populaire directe. Démocratique ou populiste ?

Les faits connus du grand public sont les suivants : lors d’une grève générale, Madame R entre dans un magasin qui a laissé ses portes ouvertes et intimide la gérante. La  méthode est directe : la gréviste prend des vêtements pendus à des étalages pour les jeter un peu plus loin. Visiblement énervée, son message reste pourtant clair : il faut fermer ce magasin par solidarité, elle précise même « …par rapport aux autres, ce n’est pas correct que vous, vous soyez ouvert ». Nous ne saurons rien de plus.
Un vidéaste professionnel est témoin de la scène. Il filme et propose ses images à son groupe de presse. Le document, visiblement remonté puisque l’on y remarque des coupures, est alors diffusé sur le site du média.  (http://www.dailymotion.com/video/x2cldid_namur-la-secretaire-generale-du-setca-utilise-la-maniere-forte-pour-fermer-les-magasins_news?start=55 ). Le fait que la vidéo soit coupée ne l’empêche pas d’être reprise, le soir-même, lors du journal télévisé d’une chaîne nationale. La vidéo ne fait pas l’objet d’une analyse particulière par la rédaction : impossible de savoir par exemple si tous les magasins de cette rue commerçante étaient fermés, ou de comprendre comment la situation en est arrivée à ce point.
Dans les heures qui suivent la diffusion du document, les réseaux sociaux s’enflamment, conspuant cette déléguée syndicale. A tel point que le lendemain, la même chaîne de télévision propose un deuxième reportage : son titre : « internet se déchaîne ». Mais on n’y apprend rien de plus sur l’incident, il s’agit avant tout d’expliquer les conséquences catastrophiques, pour Madame R, de son action syndicale. http://www.lalibre.be/actu/belgique/raymonde-le-lepvrier-vedette-du-jour-malgre-elle-548f0146357028b5e95b1036#media_1


Cercle sociomédiatique

On peut se demander où se situe encore le traitement journalistique[2]. Se contenter de reprendre une vidéo montée par un autre média et  la diffuser sans la contextualiser est déjà douteux. Mais, en plus, la placer en entrée de journal comme si elle constituait l’élément majeur de la journée de grève peut relever de la malhonnêteté intellectuelle. Nous sommes ici clairement face à un exemple de la dictature de l’image déjà souvent dénoncée. Il nous semble que, dans le cas présent, ce n’est pas tellement la question du buzz qui est à mettre en cause mais bien la puissance d’illustrations vivantes de l’événement : ce qui n’est pas filmé n’existe pas[3]. Et cette séquence est vivante et…filmée !  Le résultat ne se fait pas attendre, au point que la polarisation sur cette Madame R va escamoter le reste de l’actualité. Et le lendemain, le journal reviendra sur les conséquences… non pas de la grève mais bien de la « réception » de la vidéo sur le web. Il nous semble voir apparaître ici un cercle vicieux : le choix rédactionnel du premier JT s’auto-justifie par celui du second. Or le reportage du second jour n’aurait jamais eu lieu sans la formidable caisse de résonance offert par le premier reportage.  Il y a bien un cercle, que nous nommerons, le cercle sociomédiatique. Reste à montrer en quoi il est vicieux.

Le lynchage de Mme R et de la grève

Le rôle des réseaux sociaux  nous semble ici particulièrement inquiétant. En se focalisant sur un individu bien particulier, les internautes portent atteinte non seulement à son intégrité mais aussi, plus largement et plus insidieusement, à notre modèle démocratique.  En effet, la grève indique un mal être social. Ceux qui revendiquent, en groupes constitués, reçoivent une protection particulière[4].  Si l’on exclut la grève de la faim, la grève est bien l’acte d’un groupe avec toute la solidarité que cela implique. Dans les luttes sociales, cette notion de groupe est stratégique, ce qui conforte par exemple les actions en « front commun », etc.
Or, que voit-on apparaître avec le reportage sur Mme R et ses suites sur les réseaux sociaux ? La possibilité de  placer directement, en quelques minutes, sur l’autel sacrificiel un individu clairement identifié. Mme R n’est plus membre d’un groupe de grévistes, elle devient le personnage principal d’une vidéo, son héroïne en quelque sorte. Ou plus exactement, l’anti-héroïne, voire le bouc-émissaire. En injuriant et en demandant la démission de Mme R (par exemple via cette  lettre ouverte), en isolant un individu et en détruisant son image, les internautes affaiblissent potentiellement tous les grévistes et, de facto, l’organisation des grèves futures. Car qui osera encore dresser une barricade ou lancer des oeufs s’il sait que, le soir, il sera la risée du pays ? Cette mise au pilori virtuelle de chacun des grévistes aura-t-elle pour conséquence de rendre les grèves plus calmes ou, au contraire, générera-t-elle une guérilla encagoulée et organisée ? Ou bien encore aura-t-elle pour effet de faire déserter les grévistes, au point de vider la grève de ses acteurs ?  

Qui défendra les grévistes ?

Par ailleurs, les arguments utilisés par les internautes tournent autour de « inacceptable de porter atteinte aux biens » ( propos repris par M. Elio Di Rupo sur Bel RTL) , « le droit de travailler est aussi un droit » ( ce qui n’est pas totalement exact )et surtout : « chacun à le droit de penser comme il le veut », … Mais réfléchissons bien à cette dernière affirmation. Ceux qui voudraient prendre position pour Mme R, puisque c’est leur droit aussi de penser comme cela (par extension de la ligne précédente), se retrouvent en vérité doublement piégés
D’abord, ils sont englués par et dans le cercle sociomédiatique. D’une part, pour que leur plaidoyer soit entendu, il faut qu’ils utilisent les médias sociaux. Ils doivent pouvoir trouver une place en vue sur la toile, à contre-courant d’un flux massif.  D’autre part, un appel au débat serein suppose une prise de recul, un temps assez long pour la réflexion, l’examen non seulement de l’incident initial mais aussi de ce qui a permis de le transformer en buzz. Autrement dit la capacité de penser hors du cercle sociomédiatique. Il faut donc pouvoir penser à la fois dans et en dehors du cercle.
Cette première difficulté, qui constitue un paradoxe surmontable à moyen terme, se complète d’un autre péril pour ceux qui voudraient venir en aide à Mme R (ce que son syndicat a fait). En effet, échaudés par l’empire du politiquement correct qui a déjà largement réduit le débat public en lui imposant des balises, ils voient poindre avec le tsunami virtuel de Mme R,  une variante inquiétante : le syndicalement correct qui risque de rendre impossible des prises de position tranchées, à l’exception de celles de l’indignation, ces réactions innombrables dans le cercle sociomédiatique. Que restera-t-il dans cet univers syndicalement correct ? Des grèves qui ne dérangent personne, des mobilisations immobiles, des manifestations sans bruit, des grévistes en costume cravate et aux dents blanches formés à la langue de bois ?
Paradoxalement, alors que dans d’autres régions du monde, les nouveaux médias semblent participer à la création de communautés, ici ils semblent pousser l’individualisme dans ses derniers retranchements : non plus ma liberté s’arrête là où celle de l’autre commence mais bien je renonce à exercer ma liberté pour être certain de plus jamais rencontrer celle de l’autre, devenant ainsi l’individu atomique. Politiquement, les réseaux sociaux fonctionneraient-ils systématiquement en opposition avec le pouvoir en place ? Aider à renverser les dictatures là où elles se trouvent et, chez nous, mettre en péril notre modèle démocratique ? Le droit de grève n’est pas forcément lié à la forme du régime politique en place. Mais que penser d’un système politique dans lequel la grève serait autorisée par le gouvernement mais rendue impossible par la population elle-même[5] ? Au profit de quoi ou de qui ?

Madame R se retrouve au cœur d’un cercle sociomédiatique qui la dépasse totalement et qui constitue, à notre avis et pour les raisons évoquées plus haut, le véritable enjeu sociétal. Ne serait-il pas judicieux de demander des explications au vidéaste professionnel, aux responsables éditoriaux, voire aux politiciens qui voient dans cette affaire l’occasion de gagner des minutes d’antenne, aux annonceurs publicitaires… ? Mais aussi nous devrions-nous pas nous interroger tous sur les conséquences de nos « likes » ? Et essayer de penser en dehors du cercle ?

Démocratie ou populisme ?

Nous avons volontairement éludé la question posée par le comportement de Mme R. En fonction de ses opinions, le lecteur pourra se dire « Cercle sociomédiatique vicieux ou pas, elle est allée trop loin »[6] ou bien « Cercle sociomédiatique vicieux ou pas, elle n’a quand même rien fait de mal. ». Nous ne pouvons pas éviter indéfiniment d’examiner le bienfondé des remarques formulées. Passant outre les indélicatesses utilisées par certains internautes (mais n’est-ce pas une erreur en soi ? Elles combinent intimidation et grossièretés), nous devons effectivement examiner l’hypothèse  d’une sorte de consensus populaire, ou d’un référendum instantané qui pourrait se targuer d’une certaine portée démocratique, à travers les nouveaux médias. Les réseaux sociaux peuvent se concevoir comme une sorte de gigantesque café de la place où la population vient donner son avis. La majorité dégagée, si elle est éclatante, pourrait-elle alors avoir une certaine légitimité ? Et si, à l’écoute de leurs concitoyens virtuels, les politiciens surfent sur cette vague et qu’ils en profitent pour gagner quelques points dans les sondages, est-ce un acte démocratique ou populiste ? Outre le cas particulier de Mme R où l’on qualifiera l’acte principalement en fonction de sa sympathie ou pas pour la grève, la question renvoie, plus fondamentalement, à la conception que l’on se fait de la capacité du citoyen à prendre part réellement à la chose publique. Nous revenons ici sur un sujet plus classique en philosophie politique : le citoyen est-il assez « éclairé » pour décider par lui-même ou doit-on le représenter et/ou lui préparer les questions des débats de société ? Or, et c’est peut-être la première fois dans l’histoire de la Modernité, les réseaux sociaux permettent de tester un modèle de la sanction populaire immédiate, même si c’est aujourd’hui encore en toute insécurité juridique et technique : c’est ce qui est arrivé à Mme R. Une démocratie participative citoyenne instantanée libre via des élections gratuites et écologiques qui conduit à pacifier le débat : la majorité écrasante dit que Mme R est dans le faux, donc la  norme est fixée et les opposants, par peur ou par correction, s’y soumettent. Et que demander de plus ? Ceux qui sont catalogués à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche, habitués à la technique du bouc-émissaire, répondront probablement, dans un sourire : rien.

Pour les autres, qu’ils se disent de droite, du centre ou de gauche, n’est-il pas grand temps de s’interroger sur ce cercle sociomédiatique… ?




[1] La pétition en question, contrairement à ce qui a parfois été indiqué, ne demande pas la démission de Mme R mais bien des sanctions à son encontre. L’auteur de la pétition s’offusque du comportement de Mme R mais ne remet absolument pas en cause la légitimité des grèves. Il faut immédiatement préciser que plusieurs autres pétitions veulent la soutenir (+).  L’événement a également suscité une pétition pour la reprise des punitions publiques dans le cas de débordements syndicaux. Au 25 décembre, elles avaient récolté respectivement: 25137 – 984 – 64 et 12 signatures.
[2] Heureusement, d’autres medias ont ensuite couvert l’événement. Notre critique concerne surtout les reportages “en direct” qui sont aussi ceux qui reçoivent la plus grande audience.
[3] Cette problématique a été abordée notamment par Ignacio Ramonet dans “La Tyrannie de la Communication” (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1999_num_122_1_2972_t1_0118_0000_2 )
[4] Nous ne sommes pas en mesure de développer ici le statut exact de cette protection. La grève n’est en effet pas consacrée par le droit belge mais la Cour de Cassation la reconnaît et la protège. ( voir SPF Emploi, Travail et Concertation Sociale)
[5] On pourra lire l’analyse des sociologues Daniel Zamora et Jean-Louis Siroux “La Belgique sous le choc: une syndicaliste froisse quelques vêtements dans une grande surface” ( 23 décembre 2014 )
[6] Cette position peut être tenue aussi bien par les anti-grévistes que par ceux qui défendent la grève et estiment que Mme R déforce leur cause (c’est le cas de signataires de la première pétition citée).  D’autant que Mme R n’a pas renié son acte.

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