jeudi 14 mai 2020

Voyage en confinitude (12) : Le fort Maunsell

Voyage en confinitude (12) :  Le fort Maunsell


Des coups de canon font trembler l’horizon à plusieurs reprises. Je peux aussi voir un large faisceau lumineux qui déchire le ciel. Il me semble entendre le cri du monstre, alors, je rame dans cette direction. Bientôt sept forts en béton apparaissent devant moi. On dirait d’énormes quadrupèdes aux membres figés et enfoncés dans la Mer de l’Inconnu. Le spot est installé sur le bâtiment le plus proche de moi. Le puissant trait lumineux fouille le ciel mais aussi la surface de la mer. A force de scruter les flots, il finit par me repérer. Me voici au centre du halo. Instinctivement, en me souvenant des bruits de canon, je pose ma rame et je lève les deux bras. Inquiet. Une voix sortie d’un diffuseur m’invite avec fermeté à me rendre au fort central. J’obéis sans discuter. 


En avançant, je passe entre les installations et  je constate que des passerelles en relient six d’entre elles. La dernière, surplombée par un radar, est donc isolée. Je me dirige vers la construction indiquée sur laquelle figure l’inscription « control tower ».  J’y arrime mon fidèle radeau. Une porte s’ouvre dans le pilier et un militaire en sort. Il me donne un masque et m’invite à le porter durant tout mon séjour sur le site. Ensuite il me fait monter l’échelle jusqu’au toit de l’édifice. Je reconnais sans peine son uniforme, car j’ai porté le même, celui d’un milicien sans grade et sans importance.  Il ne dit pas un mot jusqu’à ce que nous nous retrouvions à l’air libre, à côté de l’antenne radar. Le jeune homme se prénomme Eric, il me montre les six autres défenses maritimes et m’explique le but de ce déploiement de force: empêcher les ennemis et plus spécialement le monstre de passer et, si possible, les tuer. Deux cents hommes sont mobilisés pour cette mission périlleuse. Eric me demande des nouvelles du Continent car il est isolé ici depuis des semaines. Je lui donne quelques informations dont il se délecte en s’asseyant sur un banc métallique. Il peste: « Je n’ai jamais voulu venir ici moi ».  Il me montre ses collègues qui discutent bruyamment, la mitraillette en bandoulière, fumant et buvant: « Ce sont des soldats professionnels, ils sont prêts à mourir et ils prennent volontairement des risques mais moi, je n’ai jamais voulu être ici, jamais! » Il sanglote presque : « Je viens d’être le papa d’un petit Roger et je me demande si je le reverrai un jour. » Je le félicite pour la naissance de son fils et je tente de le rassurer: « Il y aura certainement une relève. Vous n’allez pas passer votre vie ici. » Il hausse les épaules car personne ne sait quand arrivera la relève, ni même si elle viendra d’ailleurs: « Parfois je me demande même si je ne serais pas mieux confiné dans le fort du radar. » Et il me montre de la main le bloc inaccessible. Je veux comprendre sa fonction. Eric se lève et m’entraine contre la barrière située face à l’édifice aux portes et fenêtre closes. Je suis surpris par son état de délabrement. Je parle fort, car des bourrasques de vent nous vrillent les oreilles: « Pourquoi l’avez-vous abandonné? ».  Il ricane: « Il n’est pas du tout abandonné. La majorité des hommes vit là, surtout les plus âgés et les plus faibles. Il parait qu’ils y sont en sécurité… » Je ne saisis pas très bien pour quelle raison ils seraient plus en sécurité dans cet édifice à quelques dizaines de mètres à peine de la base opérationnelle.
Un cri affreux déchire l’aurore, une ombre angoissante se précipite vers nous. Les hommes crient et se mettent à leurs postes de combat. Le faisceau lumineux est pointé vers la masse sombre qui apparait alors dans toute sa force, c’est bien le monstre qui nous attaque. Eric m’invite à fuir le plus vite possible. Mais je reste subjugué par les deux yeux du monstre. Ses écailles réfléchissent la lumière du spot. Je prends alors pleinement conscience de sa puissance dévastatrice. Et la peur me submerge. Pris par ma panique, j’entends à peine le canon et les mitrailleuses cracher la mort autour de moi. Dans un réflexe de survie je plonge dans le pied du fort, je dévale l’échelle et en quelques secondes je suis sur mon radeau. Je pars vers les éoliennes qui dansent dans le petit matin. Un bruit apocalyptique retentit derrière moi, le monstre vient d’abattre trois forts. Il hurle de douleur, probablement blessé, se retourne et démolit un quatrième bloc. Brusquement je sens une fatigue profonde m’envahir, le contrecoup de l’angoisse peut-être. Avant de sombrer dans l’inconscience, je vois la barque du nocher se diriger vers le fort Maunsell.

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