lundi 19 décembre 2016

Alep: pleurer, ne pas penser. L'humanisme est-il universel ?


Depuis quelques jours, les médias, y compris sociaux, nous inondent de propos dramatiques sur les événements en cours à Alep. Comme pour le petit Aylan il y a un an, la charge émotionnelle est telle qu’elle étouffe la raison. Pour des raisons morales, il est même risqué d’oser la réflexion. Pourtant en voyant, le message d’une personne affirmant qu’elle mourrait bientôt à Alep pour la liberté, une question a surgi : la liberté chérie par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme justifie-t-elle la mort de cet homme et de sa famille ?

Le résultat de ce nouveau tsunami médiatique sur la capacité réflexive est épouvantable : la raison est priée de s’éclipser devant des étalements infinis de bons sentiments. Celui ou celle qui pleure le plus fort peut ainsi se permettre de raconter n’importe quoi.
Une variante apparait cette fois dans ce processus de destruction de la pensée: les informations proviendraient directement de gens sur le point de mourir et qui communiquent sur tweeter. Pourquoi sur tweeter et pas sur un réseau plus socialisant ? Les profils appartiennent-ils vraiment à des personnes situées à Alep ? Ces questions élémentaires sont balayées par certains qui, vu l’urgence de la situation, estiment qu'il faut cesser de tergiverser et désignent des coupables: Assad et  Poutine. 
Je perçois trois critiques qui complètent cet aveuglement et qui sont autant de voiles contre la pensée. Essayer de réfléchir hors du flux, ce serait se montrer  insensible au drame, ou soutenir les fascistes ou bien sûr sympathiser avec le complotisme. Pourtant, au nom de ma vision de la  philosophie, je pense qu’il faut ouvrir une série de questions.

La qualité des sources

Tout d’abord, pour réfléchir sereinement, la question de la qualité des informations ne peut être éludée. Or ici, la pertinence des sources utilisées laisse, pour le moins, dubitatif. La ville est assiégée depuis des mois et se trouve sous un feu nourri. Comment bénéficie-t-elle d'électricité ? De réseaux de communication ? Où se situent les journalistes ? Qui valide les témoignages émis par tweet ? Qui décortique les propagandes ? Pourquoi nos médias se ruent-ils sur ces tweets et laissent-ils tant de place aux commentateurs installés en Occident ? Pourquoi n’y a-t-il pas ou peu de propos contradictoires ? N’y a-t-il donc plus d’informations à transmettre mais seulement des sentiments ? La cause est-elle tellement entendue ? Est-il inconcevable de savoir quels organes de presse se trouvent réellement sur place et pour qui ils travaillent ? 

Poser les questions, ce n’est pas laisser entendre qu’il existe un complot qui nous cache la vérité, c’est simplement rappeler un fait historique évident : dans toutes les guerres, des propagandes sont à l’oeuvre. Ici les enjeux sont multiples, les propagandes aussi. Une propagande, ce n’est pas un complot, c’est un outil d’Etat destiné à maintenir ou à renforcer son pouvoir. Et les propagandes, depuis Bernays, ont rivalisé d’imagination pour arriver à leurs fins. S’imaginer que nos médias sont immunisés contre ce phénomène, c’est manquer de raison.

Enjeux stratégiques et humanisme

Il existe des enjeux stratégiques à cette histoire et bien malin est celui qui pourrait aujourd’hui les définir précisément. La question des oléoducs, par exemple, suscite très vraisemblablement des convoitises et des représailles. Ces enjeux énergétiques permettent peut-être de comprendre assez largement le fonctionnement de la rébellion, de son extension et de ses soutiens étrangers. 

Tout cela bien sûr n’enlève rien au drame vécu par les personnes qui se trouvent dans Alep. Par contre, cela permet de s’interroger sur le bienfondé  de l'explication affirmant que la rébellion est une révolte contre l'oppression d'un dictateur. Bien sûr, si on se contente de cette dernière justification, la situation devient subitement très claire: c’est tout simplement Star Wars. Et pourquoi les rebelles se battent-ils ? Pour du pétrole ou pour du gaz ? Non, pour la liberté.  Dès ce moment, toute la rhétorique habituelle des Droits de l’Homme peut être servie. 


Des Droits absolus ?
 

C’est sur ce point précis, celui de l'humanisme et de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, qui relève plus spécifiquement de la philosophie, que nous aimerions nous arrêter.
Ici et là des personnes affirment que l’humanité est en danger, que la situation d'Alep est tellement ignoble qu'elle signe l'échec de l'ONU et de notre vision de l’Humanité.
Dès que les rebelles font référence à la liberté, surtout face à un gouvernement largement présenté comme autoritaire, ils deviennent des icônes de la DUDH et trouveront en Occident des défenseurs inconditionnels. Car la DUDH est universelle et forcément juste, au-dessus de toute autre considération, de toute autre loi. C'est en tous cas ce qu'une partie, très occidentale, du monde continue à affirmer. Il se trouve une série de prédicateurs pour, avec la meilleure foi en l'Humanité, et dans les larmes d'Alep, affirmer que c'est l'Humanité que l’on met  à mort en abandonnant ces chercheurs de libertés que sont les rebelles.
Peu importe que les informations soient vraies, ou issues d'une propagande, et peu importe les nuances de la raison et les faits géo-politiques, ces "jedis" de la DUDH, se sentent autorisés par l'urgence de leurs sentiments et par l'universalité supposée de la cause de faire la morale à tous les autres.

La liberté avant la vie ?


Nous partons du même constat mais nous n'avons pas besoin que les faits originaux soient avérés; les réactions occidentales nous suffisent pour montrer que les Droits Humains sont profondément secoués par la situation à Alep. Mais, au lieu de réciter notre catéchisme onusien, nous aimerions nous laisser réellement porter par les questions soulevées. Si les Occidentaux acceptaient de réfléchir sur la DUDH, plutôt que de geindre sur sa potentielle mise à mort ?
Parmi les vidéos,  diffusées sur internet, on peut voir un professeur d'Alep qui affirme que l'armée régulière est toute proche, et que bientôt il sera exécuté. Il précise: "Et que voulions-nous? Rien, sinon... la liberté". Il n'y a pas de référence à un Dieu, mais bien à sa famille qui risque de mourir elle aussi. "Liberté chérie, j'écrirai ton nom" : et le prix ici en serait la mort pour toute la famille. Faut-il béatement élever cette potentielle victime au rang des héros de la liberté ? Crier sa haine contre le régime syrien, et au passage contre Poutine ? Se réfugier confortablement dans la défense de l'organisation socio-politique de l'Occident ? Et revêtir à nouveau le beau rôle moral ? En laissant au final le message suivant au Monde: la liberté défendue par l'Occident est si cruciale que ceux qui mourront pour elle seront admirés par les réseaux sociaux pendant 48 heures ? Faut-il pleurer sur le sort injuste de ces malheureux rebelles et se glorifier de défendre les Droits de l'Homme ?
Il s'agit là de réactions sentimentales et morales compréhensibles. Mais pourquoi ne pas imaginer un autre versant possible des choses ? Parmi ces approches: insister non plus sur la liberté mais sur la vie ? Se référer à une vision naturaliste par exemple: pour que les humains soient adaptés, il doivent être en équilibre avec leur environnement. Et l'équilibre en question n'est ni permanent, ni universel. Car un prédateur peut devenir une proie en changeant de biotope. Les écologistes ne me démentiront pas: un engrais pour certaines plantes peut devenir un poison pour des animaux.

Universels, les Droits de l’Homme ?

En suivant cette approche, il est grand temps de s'interroger fondamentalement sur la DUDH. Que l'on se comprenne bien, il n'est pas question ici de la remettre en cause au sein de nos Constitutions, ni de discuter de son efficacité dans nos contrées, mais bien d'examiner son caractère universel. 
Il est peut-être salutaire de la remettre dans son contexte historique, celui de la fin de la Seconde guerre mondiale. Les Alliés imposent à l'ONU ce texte fondamental qui est à la fois la promesse de la paix en Europe, un cheval de Troie "offert" au Kremlin et une caution morale à presque toutes les guerres qui suivront. 
En septante ans, le texte a eu le temps d'être étudié par des courants culturels peu écoutés lors de sa rédaction. Peut-on aujourd'hui encore ignorer les approches conceptuelles de l'Inde et de la Chine, pour lesquels la notion d'individu reste énigmatique. Et que dire de la réponse musulmane de 1990 avec la "Déclaration des droits de l'homme en islam", ratifiée par 57 Etats, ou de la "charte arabe des droits de l'homme" entrée en vigueur en 2008 où les notions d'égalité sexuelle ou de liberté religieuse sont revisitées ?
Nous est-il vraiment permis d'ignorer tout cela et de continuer à exiger de tous les pays et de toutes les cultures qu'elles s'alignent sur une doctrine que l'Occident a instrumentalisée voici à peine un siècle ? En quoi cette DUDH serait-elle plus juste que des traditions multi-séculaires?
D'autant que pour la plupart des pays de la Terre, surtout ceux pourvus de richesses naturelles, la DUDH a surtout été le prétexte à l'émergence de guerres (civiles ou pas).

Libre ou vivant ?
 
Revenons à ce professeur qui nous explique qu'il va mourir pour la liberté. Je ne veux pas qu'il meure, je ne veux pas que sa famille meure, ni son voisin... Et je ne veux pas non plus que, demain, dans une ville de Syrie ou d'ailleurs, une autre personne se retrouve dans la même situation...
Mais que faire pour éviter de tels drames ? Pleurer ? Exiger une application stricte de la DUDH ? Envoyer des casques bleu ? Et si nous revoyions plutôt nos idéologies, y compris la DUDH ? Et si nous respections sincèrement les conceptions intellectuelles des autres cultures, tout en exigeant la réciproque de leur part ? Accepter enfin que notre culture n'est ni supérieure ni universelle et que, dans certains environnements, comme pour ce professeur à Alep, elle est même nuisible. En reconnaissant humblement et sincèrement cette possibilité, nous pourrions peut-être nous ouvrir de nouvelles voies intellectuelles et politiques. Par exemple, au nom de Droits  de l'Homme non-universels, l'ONU pourrait, sans perdre la face, demander aux rebelles de se rendre. 
En tous les cas, nous pourrions revoir notre responsabilité face à ce professeur en nous posant la question autrement: vaut-il mieux qu'il soit libre ou vivant ?

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