mardi 21 avril 2020

Voyage en confinitude (5) : Le nocher gouvernemental


Voyage en confinitude (5) : Le nocher gouvernemental


J’ai repris mon radeau. Le fond de l’air me semble un peu moins froid depuis que j’ai quitté la plate-forme pétrolière. Je dois bien reconnaitre que je commence à m’habituer à naviguer sur cette eau étrange. Je me sens un peu mieux et pour la première fois depuis mon départ, je repense à ma vie d’avant, quand le virus ne s’était pas encore abattu sur l’humanité. Le printemps est une si belle saison, pleine de vie. Mon répit dure peu de temps car voici qu’une barque ornée d’un grand oeil et emplie de sacs de poubelle est immobilisée trois cents mètres devant moi, à côté d’une colonne de fumée qui s’échappe de la mer. Je comprends mieux pourquoi la température a augmenté, je suis à proximité d’une minuscule île volcanique. Un vieillard maigre mais grand et robuste prend les sacs poubelles et les jette dans le trou en les comptant. Je l’écoute: « … dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt… »  Quand j’arrive à sa hauteur, il arrête d’égrener les chiffres: « Que faites-vous là ? Vous êtes vivant ? Vous devriez être mort » . Je le regarde éberlué : « Merci pour votre accueil ».  Le nocher prend un nouveau sac poubelle et le jette dans le trou: « vingt et un... ». Puis il éponge son front: « Je suis Charon, le Nocher ». En un instant le mythe me revient à l’esprit. Charon, le nocher des Enfers, qui fait passer les morts d’une rive à l’autre de l’Achéron. Sans lui, les âmes défuntes ne peuvent prétendre au repos éternel et doivent errer sans but. Quand Charon s'immobilise sur la berge, il ne peut prendre en charge que les défunts qui disposent de l’obole. C’est pourquoi il est si important que les rites funéraires soient respectés: pas de pièce dans la bouche du mort, pas d’obole pour Charon, pas de repos éternel. Mais que fait Charon ici, pourquoi a-t-il déserté le Styx? Il ne prête plus attention à moi et jette un nouveau sac dans le trou fumant. J’examine la forme et la dimension des sacs. L’horreur me saisit, je crois comprendre. Charon s’accroupit et prend un nouveau sac. Cette fois je ne peux plus douter: une main s’échappe du plastique.  Le nocher la replace dans le sac et peste: « Ils ne sont même pas foutus de fermer les sacs correctement. Il n’y a plus aucun respect. » Il jette le corps sans vie et me jette un regard livide: « Vous comprenez maintenant pourquoi vous devriez être mort ! Il n’y a pas de vie ici. Seulement la mort. »  

 J’ai vu assez de vivants depuis mon départ pour relativiser les propos du vieil homme. Ses propos ne me désarçonnent pas. Je lui demande qui sont tous ces morts et, sans surprise, il me répond qu’il s’agit des victimes du virus. Il doit aller les chercher sur la plage, les embarquer et les jeter ici. Je m’insurge: « Mais votre rôle c’est de les amener au séjour des morts, de l’autre côté de l’eau, pas de les brûler au milieu de l’onde. Que s’est-il passé, Charon ? ». Le vieil homme jette un autre cadavre dans le trou en me répondant: « Que puis-je faire d’autre ? Ils ne respectent aucun rite funéraire. Ils ne peuvent accéder au repos. Ce n’est tout de même pas ma faute s’ils n’ont pas d’obole. Il ne manquerait plus que ça. » Et, en criant « vingt-trois », il jette le dernier corps qui disparait à son tour dans le trou. Le nocher s’assied dans sa barque. Il souffle, boit une gorgée dans une gourde et déchire une enveloppe: « Les dieux n’avaient plus besoin de moi alors je me suis reconverti. Je travaille pour le gouvernement à présent. » Il ouvre un grand cahier et établit son rapport: « Vous voyez je dois consigner le nombre de sacs. Ce n’est pas très compliqué, le nombre figure dans l’enveloppe que l'on me donne. Aujourd’hui je dois noter quinze ». Je n’en crois pas mes oreilles. Cela n’a aucun sens, il vient de prononcer 23 et il note 15. Déjà il repart me laissant seul à côté du trou fumant. 
Que dira-t-on aux familles des huit autres ? En faisant attention je parviens à prendre pieds sur une minuscule plate-forme à côté du trou. Je pose ma main sur la paroi et j’essaye de réciter une prière, un texte qui ne vient pas d’une religion, mais qui pourrait apaiser, un peu, tous ces morts et leurs familles, là-bas, au loin, dans un autre monde. Je pense à tous ces inconnus et j’imagine leurs sourires échangés, leurs joies partagées, leurs petites peines dépassées, les naissances, les premiers mots d'amour, les premiers baisers, les premiers pas, tous ces moments de la vie qu’ils ont pu vivre et qui se sont terminés dans l’horreur solitaire. A quoi ont-ils pensé en étouffant ? A revoir un dernier sourire de leur petit-fils adoré ? A dire au revoir à leurs enfants chéris ? A se réconcilier avec leur frère ? A dire l'amour ? A espérer boire une dernière soupe dans leur cuisine en regardant les fleurs du printemps dans leur jardin ? Mais ce qui les attendait, c'était une mort aseptisée, loin du réconfort des leurs. Et, comme un dernier clou dans leur croix, on va au dernier moment tirer au sort la cause du décès. Ma prière est finie, je l'ai murmurée: qu'ils reposent enfin en paix. Les larmes coulent sur mes joues et viennent se perdre dans la Mer de l’Inconnu.

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