vendredi 3 avril 2020

Confiné et confini


Confiné et confini


Le confinement rassure et angoisse à la fois. La pandémie charrie la peur et colporte les propos les plus délirants comme les plus sérieux. J’ai été tétanisé, incapable de lire, d’écrire ou même, et surtout, de regarder la télévision. La philosophie ne m’aidait plus jusqu’à ce que je trouve enfin une issue de secours que j’aimerais vous confier. Et si nous reconnaissions que cette pandémie nous conduit, parce qu’elle déshumanise la mort, non seulement au confinement mais surtout à la confinitude ?


Le confinement se construit sur les mots « cum »  et « finis ».  Etre confiné, c’est être renvoyé aux confins du mondes, contre les frontières, contre les barrières, là où la terre plonge dans l’inconnu. Une très belle région du monde garde la trace de cette étymologie, le Finistère.
Mais comment confiner une population sur son propre territoire, à l’intérieur de ses propres maisons ? En fermant les portes et en clouant les fenêtres ?  Ce ne serait qu’un premier pas car chaque habitant sait que la rue l'attend derrière la porte et les fenêtres. Il entendrait le délicat chant des oiseaux.
Le confinement en ses propres terres ce serait remplacer cette porte par une situation inconnue, incompréhensible, inexplicable et dangereuse. La porte s’ouvrirait alors sur l’angoisse.
Dès l’aube des mesures gouvernementales, en quelques fractions de seconde, je me suis confronté, c’est-dire étymologiquement « cum » « frontis », mis au front, avec l’inconnu. Et tout d’abord par des symptômes dans mon propre corps: Suis-je malade? Quelles sont ces douleurs qui m’étreignent ? Vais-je contaminer mes proches ? Reverrai-je mes amis ? Combien de vies ce coronavirus va-t-il faucher ? Par peur, fidèle au Mur de Waters, je me suis confiné.
Grâce, ou à cause, des moyens de communication modernes, la porte et la fenêtre ne sont pourtant jamais vraiment fermées. Donc un flux continu d’images, plus insoutenables les unes que les autres, déferlent sur les écrans. J’ai été débordé. Hébété. Abasourdi. Incapable d’encore voir ou entendre ces informations. Incapable d’écrire. Devant l’angoisse, la raison reculait. Ma si chère philosophie ne pouvait plus m’aider.  Mon clavier était muet. Mes tourments sont insignifiants mais je tenais à expliquer par quel vent contraire j’ai été cloué contre cette foutue porte, incapable d’encore communiquer, d’encore penser.

La chouette de Minerve

Passé ce long effarement, j’ai enfin pu me concentrer sur la situation pour tenter d’en tirer un questionnement philosophique, pour me rassurer donc, pour me souvenir que ce chemin, avant de traverser la Vallée des Larmes devait bien provenir de quelque part, à défaut  de ne mener nulle part. Dans les ténèbres, c’est la chouette de Hegel qui est la première venue à mon secours, timidement.  Ou plus précisément celle de Minerve: « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol » ( in « Principes de la philosophie du droit »).  J’avais toujours interprété cette phrase en lui faisant dire que la philosophie venait chronologiquement après les autres disciplines, qu’il lui fallait du temps pour assimiler les faits et les synthétiser. Cette fois le hululement de la chouette me rassurait dans ma tempête intérieure : l’effarement n’était pas forcément une tare.
Dans la crise, les autres disciplines occupent le terrain et cela est très bien: médecine, aide aux personnes, collecte d’immondices, recherche scientifique, alimentation, information… toutes ces personnes qui veillent sur la cité et sur ses habitants.  Des hommes et des femmes qui ont pu ou qui ont du maîtriser la situation. Et auxquels, très humblement, j’adresse mon admiration.
Moi je suis resté prostré devant cette porte fermée sans oser la toucher, espérant que le monstre reste dans la rue. Je dis bien dans la rue, pas dans une autre maison, pas dans une autre ville ou un autre pays, non qu’il épargne l’Humanité.  Et pour cela, mes connaissances en philosophie sont inutiles.
Au creux de l’angoisse et de la tristesse, l’impuissance s’est lovée. Je ne pouvais que respecter les consignes: le confinement.



L’inconnu

Retour à cette porte fermée sur l’inconnu: derrière elle, un être minuscule dont on ne sait s’il fait partie du règne des vivants ou pas. Un ennemi qui est réduit à des statistiques, à quelques observations, à quelques hypothèses bien trop récentes pour avoir déjà une validité scientifique avérée. Et qui se prête donc à toutes les spéculations, dont les réseaux sociaux s’emparent aussitôt pour les acheminer vers un marché de l’information plus dérégulé que jamais.

Sur cette connaissance scientifique balbutiante se greffent des décisions politiques contraignantes et une communication dont les enjeux profonds nous échappent. Les propos sont-ils exagérément rassurants ou, au contraire, alarmistes ? Tout, et son contraire, est possible. Une propagande est l’œuvre, c’est de bonne guerre. Devant l’urgence, qui est raisonnablement expliquée par le risque de saturer les hôpitaux, des mesures d’exception sont admissibles.
L’Autorité est inspirée par des experts et exercée par des partis. Certes, les uns comme les autres ne sont pas guidés par la démocratie mais la Constitution autorise de telles décisions. Il faudra pourtant impérativement veiller à ce qu’ils rendent rapidement ces pleins pouvoirs. Opposition et presse y veilleront. En Belgique, contrairement à d’autres pays, nous pouvons avoir une confiance relative sur ce point essentiel. A ce stade, à mes yeux, il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour cela.

Certains se rassurent

En regardant cette porte barricadée, je peux aussi entendre des explications nées de mythologies consolatrices. Le principe est éculé : cette calamité nous arrive car nous avons fait le mal. Autrefois nous avions péché contre Dieu. Aujourd’hui ce sont nos mauvaises actions envers la Nature ou envers les animaux qui sont la cause de ce fléau. Peter Singer, par exemple, s’engouffre dans cette explication pré-moderne (Philosophie Magazine, avril 2020). A ses yeux, si nous voulons éviter le retour de pandémies, il faudra traiter les animaux à notre égal.
Ces croyances peuvent rassurer car elles permettent à l’humain de reprendre un peu le contrôle sur le cours des événements. Cependant c’est Leibniz et sa Théodicée qui viennent frapper à ma porte close. La Théodicée veut expliquer l’existence du mal malgré la toute-puissance et la bonté de Dieu. L’écologiste convaincu se retrouve lui aussi devant un paradoxe : comment cette Nature qu’il chérit tant peut avoir produit une catastrophe de cette ampleur ? Dans un cas, comme dans l’autre, la faute sera rejetée sur l’homme qui ne respecte pas l’orthodoxie de l’idéologie en vogue.
Ici, ces explications d’essence médiévale sont pourtant contrebalancées par une inclinaison vers la Modernité. Ceux pour lesquels l’humanité est prioritaire, sont tournés vers les capacités techno-scientifiques issues de la raison cartésienne. Ce qu’il faut trouver, ce sont des vaccins, des médicaments et du matériel nécessaire à soigner, à guérir, le plus vite et le plus largement possible.
Par ailleurs, certains pensent qu’il leur est permis de connaitre l’après-crise et formulent des hypothèses: divorces ou suicides en surnombre, ou au contraire resserrement des liens familiaux, consommations mieux mesurées ou bien rebond, etc. D’autres affirment que nous assistons à l’effondrement de la société capitaliste. Il s’agit peut-être d’un chant du cygne mais n’oublions pas que le libéralisme peut se nourrir des chocs et autres crises. De plus, l’outil industriel n’est pas dégradé, les usines ne sont pas détruites.
Chacun projette ses propres aspirations ou les invente pour son voisin. Voilà aussi qui peut permettre de se rassurer en imaginant que l’éventuelle rupture sera soumise à des prédictions compatibles avec ses propres fantasmes. Tout cela, in fine, permet d’apporter un réconfort intérieur aux convaincus.

Un temps écrasé, sans deuil possible

Mon angoisse ne peut pas être réduite par ces moyens, elle vient  d’ailleurs. A force de regarder cette porte fermée, j’ai fini par comprendre que ma peur vient, à proprement, parler du néant. Car oui c’est bien le néant qui m’aspire dans cette crise. Cette maladie me déstabilise car elle me plonge, en écrasant le temps, dans l’absurdité de la vie et donc dans celle de la mort.
En effet les morts habituelles sont codifiées, ritualisées et socialement balisées. Avec le coronavirus, elles sont vécues en dehors de tout récit apaisant. Ces images, ces pensées sont insupportables: un patient arraché à sa famille, conduit dans une chambre stérile, mourant près d’humains qui ne peuvent le toucher, et ensuite soustrait à toute personnification pour devenir un chiffre dans une statistique, être transformé, à la chaine, en poussières puis transporté dans une urne en convoi militaire. La famille  ne peut pas faire son deuil, pas même se réunir ou rencontrer des amis. Les proches ne le sont plus que par des écrans interposés. Tout cela nous conduit directement, sans repos, à notre finitude, à la finitude. Car un processus d’écrasement du temps est à l’oeuvre.

Confiné et confini

Nous le savons bien : notre mort n’intéresse personne à long terme. Nous pouvons ignorer ce fait trivial car nous savons que, pour le court terme par contre, les sociétés humaines ont établi des rites funéraires pour faciliter le deuil.  Mais avec le coronavirus, ce long terme est écrasé en un insoutenable court terme, presque un instantané dans la mesure où certaines images sont diffusées en direct. Notre finitude se rapproche de nous, elle nous saute aux yeux, au journal télévisé, dans une salle d’urgence italienne, devant des malades sous un plastique bleu. Et toute l’absurdité de la vie, de notre vie et de celle des autres, nous étouffe. Nous sommes confinés à cette finitude. C’est ce que j’aimerais nommer la confinitude.
Vite, il faut donner de l’oxygène à cet encerclement. Etrangement, après Hegel et Leibniz, c’est mon vieux maître, Herbert Spencer, qui est alors venu à mon aide. Dans ses « premiers principes » il évoque le développement de la connaissance comme un ballon que l’on gonfle. La quantité de savoirs augmente à l’intérieur et la surface de contact avec l'extérieur, l’inconnaissable s’accroit. Pour lui, sur cette maigre enveloppe se trouvent les scientifiques, les philosophes et les théologiens qui parviennent, parfois, à  faire passer des éléments de l’inconnu vers le connu. Et si c’était cela qui se trouvait derrière la porte, hors de la confinitude ? On peut oublier, pour reprendre la qualification de Nietzsche, la pédanterie de Spencer, et nous imaginer tous installés par le coronavirus au bord de l’univers, sur l’enveloppe du ballon. Ouvrir la porte, regarder au-delà, cela nous offrirait alors une chance de saisir le non-être.  Et au-delà de la finitude ou de l’univers, par définition, il n’y a rien. Le coronavirus, avec ou sans confinement, nous a tous invités à nous asseoir au bord du monde, à ses confins.
Et donc, après avoir régulé l’angoisse, si l’on ouvre cette porte sur la rue, ce que l’on fera entrer, c’est un peu d’inconnu, et même plus précisément d’inconnaissable. Nous ne connaitrons rien de plus sauf peut-être justement que, dorénavant, nous en connaissons un peu moins. Et Nietzsche de sourire « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » (in « Ecce Homo »).

François-Xavier HEYNEN - avril 2020

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire