(Cet article a été publiée par le Soir le 8 avril 2023)
Un collectif d’ingénieurs civils signe une carte blanche ce 31 mars dans les colonnes du Soir. Ils veulent exprimer leur désarroi face à leur formation qui, selon eux, ne les prépare pas à jouer leur rôle face à la crise environnementale. Si l’idée générale peut sembler sympathique et que la démarche semble animée par de bonnes intentions, il nous semble qu’il est important de rappeler quelques éléments pour montrer les limites scientifiques et politiques d’une telle demande.
Les auteurs émettent plusieurs pistes pour améliorer la qualité de leur cursus. Ce dernier devrait offrir une construction de l’interdisciplinarité, une réflexion sur le sens sociétal des actions, une vision plus systémique,… Le tout guidé par les enjeux climatiques et environnementaux. Pour sortir du constat qu’ils regrettent amèrement: « Une formation qui ne prépare presque exclusivement qu’à des boulots destructeurs, là où nos métiers devraient être orientés vers la préservation, l’adaptation et la résilience ».
Interdisciplinarité
La science moderne est une manière de décrire le réel de façon efficace pour le comprendre. Pour y parvenir, elle utilise une méthode spécifique, déclinée en fonction des disciplines, qui trouve son origine chez René Descartes (1596-1650).
Dans cette méthode figure la règle d’analyse qui consiste à diviser le complexe en éléments simples. Par extension, et selon l’intuition de Francis Bacon (1561-1626), l’étude du réel est décomposée en disciplines scientifiques qui vont se déterminer des champs de plausibilité. Ces champs se recoupent parfois et différents scientifiques peuvent être amenés à étudier la même parcelle de réel.
Deux approches sont possibles. D’une part, la multidisciplinarité se concentre sur l'utilisation de disciplines distinctes pour aborder différents aspects d'un même problème. Les domaines sont considérés séparément et les solutions sont trouvées en combinant les propositions de chaque discipline. D’autre part, l’interdisciplinarité, se concentre sur la collaboration entre les (représentants des) disciplines pour résoudre un problème. Les domaines sont considérés de manière holistique et traités comme des parties d'un tout. La collaboration entre les disciplines est encouragée, ce qui permet la découverte de nouvelles solutions qui ne sont pas accessibles par l'approche multidisciplinaire.
Mais une telle approche est-elle possible dans le cadre d’une formation ? Est-il raisonnable de demander à des étudiants de se lancer dans ce qui ressemble tout de même à la création d’une nouvelle discipline ? A fortiori si les disciplines constitutives ne partagent pas le même socle méthodologique ?
Sens sociétal des actions
Les signataires veulent également une réflexion sur les sens sociétal de leurs actions d’ingénieur. Commençons par rappeler qu’historiquement, les scientifiques et plus encore les ingénieurs ont participé activement à tous les régimes politiques et à toutes les entreprises de grande ampleur, sans que le sens sociétal soit l’élément déterminant de leur activité. Prenons deux exemples pour s’en convaincre. La figure quasi mythique de Léonard de Vinci (1452-1519) ferait presque croire qu’il est possible de travailler pour le progrès de la science tout en étant un artiste et un humaniste. Mais la vérité historique rappelle que ce génie était très impliqué dans l’industrie de… la guerre. Plus récemment, l’ingénieur Wernher von Braun (1912-1977) a construit avec la même technicité des V2 et des fusées.
La technologie offre des outils pour le meilleur et pour le pire, même en dehors de toute politique. Et l’intention initiale offre peu de garantie sur ce que la technologie va réellement générer.
Ces précédents historiques et ces caractéristiques intrinsèques devraient nous rendre méfiants quand à l’attribution d’un sens sociétal au techno-sciences. La politique (conçue ici comme l’art de la pratique du pouvoir) se charge de déterminer provisoirement ce sens sociétal. Dans nos contrées, cela se décide à travers le débat démocratique. Cependant les signataires, eux, se sentent capables de définir le sens sociétal: nos métiers devraient être orientés vers la préservation, l’adaptation et la résilience.
Les signataires installent, volontairement ou pas, la confusion en utilisant des termes scientifiques (préservation, adaptation, résilience) pour les transposer dans un choix politique (devraient être orientés). Des aspirations politiques peuvent-elles s’inscrire dans le cursus des étudiants en science et technologie, a fortiori via les souhaits des praticiens eux-mêmes ?
La question est très délicate car elle interroge la neutralité de la science et le positionnement des institutions qui rendent la pratique de la science, c’est-à-dire in fine de l’Etat.
Certains diront que l’urgence environnementale ne relève pas de la politique mais de faits avérés et donc se dispenseront automatiquement à la fois de la réflexion qui suit et du passage par la démocratie.
Nous continuons notre propos avec ceux qui pensent que l’urgence environnementale est un facteur essentiel de la vie commune mais que cette dernière doit être régulée par la politique.
La techno-science moderne s’est construite en s’éloignant des morales et des politiques. Elle a choisi de se couper des finalités, tournant ainsi le dos à Aristote et aux explications métaphysiques, se séparant des religions. Il y a eu des retours en arrière. La techno-science serait-elle plus performante si elle intégrait une visée politique ? Faut-il ici rappeler ici les stupidités générées par un concept comme celui de science non-juive ?
La science marxiste a-t-elle fourni des techniques permettant une meilleure répartition des richesses ?
Les exemples historiques ne plaident pas en faveur d’une science politisée. Toutefois la science n’est pas pour autant réellement neutre, la question n’est donc pas tranchée et ne le sera sans doute jamais.
Si la science ne gagne probablement pas grand chose à être politisée, on peut se poser la question de l’intérêt de donner du sens sociétal à ses institutions, en l’occurrence ici aux universités et hautes écoles. Nous restons ici dans le cadre dressé par les signataires de la carte blanche, celui des formations publiques et ne tenons donc pas compte des financements privés, par ailleurs essentiels au développement des sciences. La liberté académique ouvre en effet la porte à des adaptations de programmes. Et l’importance de l’enjeu climatique n’a certainement pas échappé aux responsables des facultés. Espérons que ces derniers entendent bien l’appel des signataires.
Toutefois il y a une limite à ces adaptations académiques, inhérente à la mission dévolue aux ingénieurs dans la société. Les citoyens, via leurs impôts et la législation, les chargent d’être à la hauteur des demandes et de fournir les solutions les plus pertinentes possibles aux divers problèmes techniques rencontrés. Les contribuables financent donc des enseignements qui doivent être les plus poussés possibles dans le domaine technico-scientifique. Pour deux raisons, d’abord, comme il a été vu plus haut, à cause du découpage en champs scientifiques et ensuite à cause d’un autre découpage (qui relève de la même logique), celui du budget parlementaire. Ce dernier alloue les ressources en fonction des besoins intellectuels décrétés par la loi en fonction des nécessités du pays et de l’importance que le pouvoir en place leur attribue.
Introduire un sens sociétal dans un cursus académique techno-scientifique nous semble donc problématique tant au niveau de son impact sur l’efficacité de la méthode scientifique qu’au niveau des rôles dévolus aux techniciens. Cela n’empêche évidemment pas que l’on traite l’urgence environnementale. Et pour y parvenir, la science reste l’un de nos meilleurs atouts. La preuve en est, de nombreuses formations, y compris universitaires, ont déjà intégré les problématiques liées à ce péril. Et c’est heureux.
On peut se réjouir bien sûr que des ingénieurs s’inquiètent de l’urgence environnementale et il faut saluer l’énergie qu’ils déploient via leur carte blanche pour exprimer collectivement cette position. N’est-ce pas une enthousiasmante façon de revisiter l’affirmation que formulait déjà Rabelais (1494-1553), donc avant Bacon et Descartes: « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ?
François-Xavier HEYNEN
Docteur en philosophie des sciences