dimanche 26 mars 2017

IVG et neutralité des cours

IVG et neutralité des cours

J’ai eu l’occasion d’assurer la formation des futurs enseignants du « cours de philosophie et citoyenneté ». Dans ce cadre, J’aimerais à mon tour intervenir au sujet de la polémique suscitée par les notes de cours de M. Stéphane Mercier dans un cours de philosophie à l’UCL. J’ai lu ces notes et je souhaite, principalement à l’usage de mes anciens étudiants du cours de neutralité, apporter quelques commentaires.

Sur le fond :


M. Mercier construit un réquisitoire, solidement charpenté, contre l’avortement. 
Il énonce d’ailleurs son propos: " Ici, je voudrais seulement examiner la question suivante: quel argument philosophique et moral peut établir que l’avortement est un meurtre criminel et qu’il n’est donc jamais justifié ? Et on verra que le nœud de la question tient à ceci: tout porte à penser que l’embryon et le fœtus sont bien des personnes humaines à part entière. » (page 2). De plus, selon Stéphane Mercier, l’avortement consiste à tuer une personne innocente (page 4). S’en suit une démonstration qui est un résumé plutôt intelligent de l’argumentation classique qui conduit à considérer que la lutte contre  l’IVG est une nécessité morale qui s’impose à tous  "Le reste… c’est très intéressant et cela mérite assurément d’être étudié, mais ce n’est rien en comparaison du prix de chaque vie humaine et de la protection des innocents, des plus faibles d’entre nous » (page 14). 
Ce réquisitoire n’est pas, à mon sens, une oeuvre de philosophe mais bien d’idéologue. 
M. Mercier ne manque pas de rigueur mais il omet d’interroger et d’accepter honnêtement le débat. En particulier, le texte néglige de rappeler l’élément constitutif d’une morale: elle est construite par un groupe d’individus partageant des valeurs communes. Les notions de "vie", de "nature humainé et d’ "innocence"  sont des valeurs  hautement connotées qui vont varier en fonction des époques et des civilisations. Ouvrir le dialogue consiste, en mon sens, à présenter ces différentes morales en expliquant leurs forces et leurs faiblesses. Ensuite il est possible de construire un cours en explicitant les réponses des différents courants de pensée et en rappelant les questions: par exemple qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qu’un être humain ? Qu’est-ce que l’innocence ? 

Sur l’aspect déontologique


En tant que membre du personnel d’un établissement scolaire, M. Mercier est tenu à la neutralité. Si les notes publiées dans la presse constituent le cours et qu’elles ne sont pas mises en discussion avec d’autres approches, alors la neutralité n’est pas respectée. En tous les cas, je ne conseille pas à mes anciens étudiants de tenir dans leurs classes de tels propos, ni, d’ailleurs des affirmations opposées.  Ils se mettraient vraisemblablement en infraction avec les décrets du 17/12/2003 (notamment les articles 5 et 10) et du 31/03/1994 (notamment les articles 4 et 9).
En tant que membres du personnel enseignant, nous devons respecter les lois car elles sont l’expression de la majorité. La loi autorise l’IVG, que cela plaise au professeur ou pas. Et l’Etat n’a pas à être moral, il doit être, au contraire, neutre.

Sur les réactions


J’ai pu lire ici et là des propos scandalisés par l’attitude de M. Mercier. Il est évident que son attitude manque de professionnalisme pour la raison évoquée ci-dessus et il n’agit pas en tant que philosophe, au sens où je l’entends.
Toutefois, il convient de se méfier du piège inverse. L’Etat doit rester neutre. Ce qui signifie qu’en tant qu’enseignants, il ne nous appartient pas de proclamer notre opposition au raisonnement de M. Mercier. Car cette opposition serait encore une construction morale. Mépriser la position de M. Mercier, en présentant son opposé comme un absolu constitue aussi une entrave à la neutralité. Nous devons nous contenter de rappeler la loi, à savoir la légalité de l’avortement, et éventuellement les différents arguments qui s’étaient opposés dans les débats préparatoires au vote parlementaire.
La "vie", la "nature humaine", l’"innocence" constituent des sujets de discorde. En Belgique, le Parlement s’est prononcé et a légalisé la pratique de l’IVG. On pourrait dire qu’au nom de la Constitution, de la Démocratie, du Contrat Social, le Parlement a de la sorte « neutralisé » le débat. Ce qui ne signifie pas que les arguments des uns ou des autres ont perdu leur pertinence, ni même que le rapport de force restera toujours dans le sens actuel de la loi, mais cela signifie certainement que les professeurs, parce qu’ils sont des serviteurs rémunérés de l’Etat, sont tenus à la neutralité au sujet de l'IVG devant leurs étudiants.






lundi 13 mars 2017

Exercice de Philofix #20 : Le million d'euros, injuste ou immoral

Exercice de Philofix #20: Le million d'euros, injuste ou immoral ?

Rappel :

Les Etats modernes se sont construits, notamment, sur la notion de neutralité. L’idée était de chasser de l’Etat les morales, principalement issues des religions. Pour sortir de la guerre fratricide et interminable entre Protestants et Catholiques, la violence a été confiée à un Etat qui assurait, par sa neutralité, la sécurité à tous. Le bien et le mal étaient relégués dans la sphère privée. Les religions et d'autres communautés prendraient en charge la définition du bien et du mal. Dorénavant, l'Etat ne s'occuperait que du juste et de l’injuste, via les lois qui assurent l'équité pour tous, sans référence à une morale particulière mais en visant l'universalité. Les députés ne balisent donc pas le bien et le mal

Nous avons vu au cours que la distinction bien/mal - juste/injuste peut faire l’objet de nombreuses interprétations, tant il est complexe de s’accorder sur le juste, d’où la difficulté du travail parlementaire.
 
Votre question : Gagner un million d’euros alors que des employés de votre société ne gagnent pas 20.000 euros, est-ce immoral ou injuste ?

Pour structurer votre réponse:

1. Vous êtes membre de la commission Publifin. Vous pouvez choisir votre sensibilité:
1.a: Vous êtes élu de la gauche. 
En restant dans le cadre de vos convictions, comment pouvez-vous concevoir un tel écart salarial ? - En restant dans le cadre de vos convictions, quel crédit pouvez-vous apporter au rapport d'une société privée de consultance qui recommande des salaires pour des emplois publics ? Trouvez-vous la situation juste ? Si non, comment expliquez-vous que le groupe socialiste soit directement impliqué dans ce montage ?
1. b Vous êtes élu de la droite.
Dans une approche libérale, des salaires très élevés constituent un élément pertinent sur le marché de l’emploi. Ils permettent de recruter des éléments de haute compétence, dans les secteurs concurrentiels, ce que confirme d'ailleurs le rapport de la société privée de consultance.
N'oubliez pas: vous n'êtes pas seulement de droite, vous êtes aussi député et donc tenu à créer de la neutralité. Il vous revient de montrer que l'écart salarial est non seulement moral (ce qui vient d'être expliqué) mais également juste. Comment justifiez-vous que votre vision est bien universelle et qu'elle n'est pas seulement le reflet de votre morale libérale ? L'existence de telles disparités ne risque-t-elle pas de remettre en cause l'égalité en droits, fondatrice de notre société ?


2. Vous êtes désigné pour rédiger une loi destinée à fixer une limite aux écarts entre les salaires dans une même institution. Quelle proportion entre le plus bas et le plus haut salaire allez-vous proposer? Sur base de quels critères ?


3. En tant que député, commentez la réflexion suivante: "Si le salaire élevé  est immoral, il ne revient pas à la commission de trancher sur la question. S'il est injuste, alors il faut déclarer le décret illégal et le réformer. Dans les deux cas, le Parlement à autre chose à faire que d'organiser cette commission."

samedi 4 mars 2017

Les Mots à la dérive #9 : Fascisme et complotisme

Les Mots à la dérive #9 : Fascisme et complotisme


Fascisme: « 1. Régime établi en Italie de 1922 à 1945, instauré par Mussolini et fondé sur la dictature d’un parti unique, l’exaltation nationaliste et le corporatisme. 2. Doctrine et pratique visant à établir un régime comparable, à des degrés divers au fascisme italien: ce régime ». 
Facho (fasciste) : « Qui manifeste une autorité arbitraire, dictatoriale ou violente ». (Le petit Larousse illustre 2016)

Complotisme : (Inconnu par le Larousse en 2016): Système explicatif du monde qui postule l’existence d’un complot, à l’échelle supranationale ou mondiale, destiné à manipuler les populations, au profit d’une oligarchie occulte.
Notons directement que le « complotiste », contrairement à ce que son nom pourrait faire croire, n’est pas un défenseur du complot mais bien son pourfendeur.

Ces deux termes désignent des visions du monde qu’il ne s’agit pas ici d’étudier. Par contre nous aimerions discuter de leur usage, et plus spécialement de leur dérive sémantique.

A l’heure actuelle, les termes « facho » et « complotiste » sont surtout utilisés pour discréditer la position d’un débatteur. Traiter un interlocuteur de « facho » revient à diaboliser ses propos politiques ou moraux. Le traiter de « complotiste » qualifie ipso facto son raisonnement d’irrationnel ou de stupide.

Cette pratique relève d’une inquiétante dérive des mots. Par exemple, un homme politique qui souhaite protéger économiquement son pays risque d’être rapidement qualifié de facho. Comme s’il existait un lien évident entre le soutien à ses artisans ou à ses producteurs et le corporatisme puis l’exaltation du nationalisme et donc, finalement, le fascisme! Ces explications par analogies ne relèvent pas de la pensée rationnelle moderne. Si certains d’entre vous soutiennent tout de même que vouloir encourager la consommation nationale est du fascisme, qu’ils s’intéressent à la déclaration du gouvernement wallon du 24 novembre 2016

 
Il n’est pas plus correct de traiter de complotiste tout qui remet en cause les déclarations des grands Etats. Bob Woodward était-il un complotiste lorsqu’il a dévoilé le Watergate ? Existe-t-il encore un doute sur l’existence d’armes de destruction massive présentées solennellement à l’ONU par les USA?
La remise en cause de la parole officielle est une nécessité cruciale pour la vie en commun. L’histoire est truffée de mensonges assainis comme des vérités évidentes.

La dérive de ces mots continue car pour se prémunir de l’émergence du fascisme et du complotisme, certaines personnes de très bonne foi les lancent comme des anathèmes à quiconque ose exprimer une idée qui remet en cause leur propre système supposé le meilleur. Ainsi, paradoxalement, c’est au nom de la morale et de la science que les mots « fascisme » et « complotisme » risquent de transformer ceux qui les prononcent sans discernement en des fossoyeurs de la pensée. Car s’il existe réellement des fachos et des complotistes, il existe aussi une saine remise en cause et des critiques valides de notre société. Méfions-nous:  faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ?