IVG et neutralité des cours
J’ai
eu l’occasion d’assurer la formation des futurs enseignants du « cours de
philosophie et citoyenneté ». Dans ce cadre, J’aimerais à mon tour
intervenir au sujet de la polémique suscitée par les notes de cours de M.
Stéphane Mercier dans un cours de philosophie à l’UCL. J’ai lu ces notes et je
souhaite, principalement à l’usage de mes anciens étudiants du cours de
neutralité, apporter quelques commentaires.
Sur le fond :
Il
énonce d’ailleurs son propos:
" Ici, je voudrais seulement examiner la question suivante: quel
argument philosophique et moral peut établir que l’avortement est un meurtre
criminel et qu’il n’est donc jamais justifié ? Et on verra que le nœud de la
question tient à ceci: tout porte à penser que l’embryon et le fœtus sont bien
des personnes humaines à part entière. » (page 2). De plus, selon
Stéphane Mercier, l’avortement consiste à tuer une personne innocente (page 4).
S’en suit une démonstration qui est un résumé plutôt intelligent de
l’argumentation classique qui conduit à considérer que la lutte contre
l’IVG est une nécessité morale qui s’impose à tous "Le reste… c’est très intéressant et cela mérite
assurément d’être étudié, mais ce n’est rien en comparaison du
prix de chaque vie humaine et de la protection des innocents,
des plus faibles d’entre nous » (page 14).
Ce
réquisitoire n’est pas, à mon sens, une oeuvre de philosophe mais bien
d’idéologue.
M. Mercier ne manque pas de rigueur mais il omet d’interroger et
d’accepter honnêtement le débat. En particulier, le texte néglige de rappeler
l’élément constitutif d’une morale: elle est construite par un groupe
d’individus partageant des valeurs communes. Les notions
de "vie", de "nature humainé et
d’ "innocence" sont des valeurs hautement connotées qui vont varier en
fonction des époques et des civilisations. Ouvrir le dialogue consiste, en
mon sens, à présenter ces différentes morales en expliquant leurs forces et
leurs faiblesses. Ensuite il est possible de construire un cours en explicitant
les réponses des différents courants de pensée et en rappelant les
questions: par exemple qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qu’un être humain ?
Qu’est-ce que l’innocence ?
Sur l’aspect déontologique
En
tant que membre du personnel d’un établissement scolaire, M. Mercier est tenu à
la neutralité. Si les notes publiées dans la presse constituent le cours et
qu’elles ne sont pas mises en discussion avec d’autres approches, alors la
neutralité n’est pas respectée. En tous les cas, je ne conseille pas à mes
anciens étudiants de tenir dans leurs classes de tels propos, ni, d’ailleurs
des affirmations opposées. Ils se
mettraient vraisemblablement en infraction avec les décrets du 17/12/2003
(notamment les articles 5 et 10) et du 31/03/1994 (notamment les articles 4 et
9).
En
tant que membres du personnel enseignant, nous devons respecter les lois car
elles sont l’expression de la majorité. La loi autorise l’IVG, que cela plaise au
professeur ou pas. Et l’Etat n’a pas à être moral, il doit être, au contraire,
neutre.
Sur les réactions
J’ai
pu lire ici et là des propos scandalisés par l’attitude de M. Mercier. Il est
évident que son attitude manque de professionnalisme pour la raison évoquée
ci-dessus et il n’agit pas en tant que philosophe, au sens où je l’entends.
Toutefois,
il convient de se méfier du piège inverse. L’Etat doit rester neutre. Ce qui
signifie qu’en tant qu’enseignants, il ne nous appartient pas de proclamer
notre opposition au raisonnement de M. Mercier. Car cette opposition serait
encore une construction morale. Mépriser la position de M. Mercier, en
présentant son opposé comme un absolu constitue aussi une entrave à la
neutralité. Nous devons nous contenter de rappeler la loi, à savoir la légalité de l’avortement, et
éventuellement les différents arguments qui s’étaient opposés dans les débats
préparatoires au vote parlementaire.
La
"vie", la "nature humaine", l’"innocence" constituent des sujets de discorde. En
Belgique, le Parlement s’est prononcé et a légalisé la pratique de l’IVG. On
pourrait dire qu’au nom de la Constitution, de la Démocratie, du Contrat
Social, le Parlement a de la sorte « neutralisé » le débat. Ce qui ne signifie
pas que les arguments des uns ou des autres ont perdu leur pertinence, ni même
que le rapport de force restera toujours dans le sens actuel de la loi, mais cela
signifie certainement que les professeurs, parce qu’ils sont des serviteurs
rémunérés de l’Etat, sont tenus à la neutralité au sujet de l'IVG devant leurs étudiants.