Un vélo bleu pour deux
Papa,
J’avais demandé pour aller voir « Star Wars » alors tu m’as
entraîné dans une salle obscure où se jouait « 2001 l’Odyssée de l’Espace ». Tu avais décidé que
c’était mieux pour moi. Bien sûr je n’étais pas content, car ce n’était pas ce
que je voulais. Par chance pour toi, et pour moi, à cette époque, on discutait
peu les choix paternels : j’avais 10 ans et toi 50. La messe était dite.
Quand nous sommes entrés, la salle était
obscure car Kubrick l’avait voulu ainsi. Je n’ai su que plus tard que le film
débute par un long moment de noir silence. Je ne comprends qu’aujourd’hui
pourquoi. Longtemps, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une coquetterie du
réalisateur pour plonger le spectateur au cœur de son œuvre. Comme si cette
explication était suffisante.
Après notre partie d’échecs, nous étions
montés dans ta belle auto bleue. Et nous avions foncé à travers la campagne
pour arriver à l’heure à cette séance, dans le cinéma de Beaumont, probablement fermé aujourd’hui.
Tu avais téléphoné, tu avais prévenu que nous serions un peu en retard. Le gérant
du cinéma avait dit qu’il attendrait. Je t’avais cru. Je te crois toujours. L’enfant
croit ce que son père dit. Papa ne peut pas se tromper.
Nous nous sommes assis, face à l’écran. Dans
le noir. Ma vie commençait. Et quand je fouille mes souvenirs, c’est là,
quelque part, devant un soleil qui se lève sur la terre que ma vie débute,
après huit ans de petits bonheurs et malheurs à jamais oubliés.
La musique m’a fasciné : Richard Strauss
qui trouve les notes pour permettre à Zaratoustra de descendre de sa colline.
Nietzsche est assis dans la salle, à côté de nous, Papa. Je ne peux pas encore
le reconnaître et toi non plus d’ailleurs. Après les trois Métamorphoses qui
s’inscrivent à jamais dans mon univers musical, des hominidés envahissent
l’écran. Ils se disputent pour manger et pour survivre. L’un d’eux prend un os
et tue son ennemi. Le premier meurtre de l’humanité : instant fondateur.
Le fort écrase le faible. Comment pourrais-je savoir, à ce moment, que j’écrirais
une thèse sur ce sujet. L’aurais-tu cru, Papa ?
Nous voilà dans une station orbitale, avec le
professeur Floyd qui donnera son nom à l’un de mes enfants. Il contacte son
fils par visiophone. Il le rassure, il reviendra bientôt. L’enfant saute de
joie. Il croit son papa. Ensuite nous alunissons, toujours avec Floyd.
Tu n’avais pas 40 ans quand Armstrong s’est
posé sur notre satellite, alors que j’étais en toi et en maman. Sur la lune, Floyd dévoile le mystérieux
monolithe noir, quel moment impressionnant, et incompréhensible : le monolithe
lance un cri dans l’espace. Je ne comprends rien de ce qui se passe sur la lune
et tu ne pourras jamais me l’expliquer. Tu veux y voir une trace de Dieu. Je te
crois mais je sais que ça ne tient pas la route. Je lirai Clarck, et je lirai
Nietzsche, je saurai pourquoi ils n’ont pas besoin de Dieu pour comprendre. Ce
soir-là, Papa, avec toi, je suis allé sur la lune. Plus tard, on dira que ces
décors ont été utilisés pour simuler l’alunissage, fiction et réalité
s’entremêlent. Mais à ce moment, pour moi, je suis sur la lune. J’y retournerai
souvent. Et un jour je plongerai dans sa face cachée, avec un autre Floyd. Ce monolithe
noir lunaire qui capte la lumière du soleil, est-il autre chose que le prisme
de la pochette de Dark Side of The Moon ?
Je suis assis
à côté de toi, papa, pendant que, à Londres, Roger Waters compose déjà les
mélodies de The Wall. Quelques années
encore, Papa, et ce sera entre toi et moi que nous construirons ce mur, mot par
mot. Il te faudra un quart de siècle pour admettre que cette musique avait un
sens : c’était au Noël dernier, quelques jours avant ton accident.
Mais
maintenant, dans ce petit cinéma, c'est l'adagio de Gayaneh, par Katchaturian,
qui nous glace. Nous sommes en route vers Jupiter dans ce gigantesque vaisseau
qui en inspirera tant d'autres. Par une télévision, au cœur du vide
interplanétaire, Dave, l’astronaute, parle à son papa. Ils ne se reverront
jamais. Ils se parlent pour la dernière fois. La séparation ne fera que
s'agrandir: un milliard de kilomètres déjà mais… ce n'est encore rien.
Survient le
personnage le plus étrange. CARL, le Cerveau Analytique de Recherche et de
Liaison, fait son entrée dans ma vie par ces mots qui sentent le péché consommé :
« Je suis désolé ».
L'ordinateur originel. A cette époque nous n'en avions jamais vu. Le voilà
résumé à une lampe rouge, amicale et inquiétante fenêtre sur le monde. CARL
joue aux échecs et il gagne: quel sacrilège, une machine prend le roi d’un
humain. Le singe devenu homme devenu ordinateur, Dieu est mort, Nietzsche nous
enveloppe. Et toi Papa, tu dois bien t'embêter à regarder de la
science-fiction, que tu n'as jamais aimée. Moi je me suis sans doute endormi à
ce moment, c'est si long ce chemin inéluctable vers la fin. Dans le vaisseau, CARL
se rebelle. Il tue l'homme, comme l'hominidé avait tué le singe, le premier
meurtre électronique. Dave doit débrancher l'ordinateur s’il veut survivre.
Papa, j'ai eu
peur que Dave n'y parvienne pas, j’ai eu peur qu’il se laisse convaincre par
Carl qui le suppliait d’arrêter. Dans cette lente mise à mort de l'ordinateur
qui ne se trompait jamais jusque là, on touchait le sublime. La scène est
interminable, le cerveau électronique perd ses fonctions une à une. Ses
capacités s’amenuisent, sa volonté s’essouffle, sa mémoire disparaît. Plus
question pour l’ordinateur de jouer aux échecs. Qui est-il encore ? Roger
Waters, celui de « The Final Cut »,
réutilisera souvent ces phrases. CARL finit par avoir peur. Nous découvrons,
Papa, un sentiment humain dans une machine ! CARL supplie Dave d'arrêter.
Mais l'homme veut sauver sa peau. Il continue à débrancher, encore et encore.
Je te vois,
papa, sur ton lit d'hôpital, dans cette chambre sans âme, propre et
fonctionnelle, comme une capsule spatiale. Tu tardes à te lever, tu aurais du
remarcher depuis plusieurs jours déjà. Tu ne le veux pas ou tu ne le peux pas. Cet
accident, dû au dysfonctionnement de la machine qui protégeait ton coeur, t’a gravement
affaibli. Je me penche à ton chevet. Je t’écoute. Et j’ai peur. Tu es là, je le
sais, mais certains mots qui franchissent tes lèvres ne sont plus à leur place.
Ils ne peuvent pas provenir de toi, papa. Tes souvenirs, surtout les derniers,
s’envolent. Et, comme CARL que l’on déconnecte, tu reviens avec de vieilles
histoires. Alors je suis là, papa, près de toi. Comme tu étais auprès de moi autrefois
dans cette salle de cinéma peut-être détruit aujourd’hui. Je te répète, dix
fois, vingt fois, cent fois, les raisons de ton arrivée dans cette chambre.
Rien n’y fait. Comme si un voile noir était tombé là, le silence qui précède le
film. Comment parvenir à te rappeler tout cela ? L’ambulance qui quitte notre
maison, l’arrivée aux urgences, ta première chambre, les examens, puis
l’ambulance encore. Tous tes souvenirs sont en réalité les nôtres maintenant.
J’ai emmené un
jeu d’échecs avec moi à l’hôpital… mais je renonce à mon espoir de te voir
déplacer les pièces. Je te demande si tu te souviens être venu avec moi voir
2001. « Oui ! Bien sûr » me
réponds-tu. Je souris. Mais tu ne sais plus où avait lieu la séance. Cela
a-t-il une importance ? Il ne reste rien de ce cinéma, quelques briques
dans un vieux mur, tout au plus. Avais-tu vraiment téléphoné pour retarder le
début ? Avions-nous vraiment foncé dans la campagne, tous les deux, dans
ta belle voiture bleue?
Lorsque CARL,
épuisé, n’éprouve même plus la peur, il se réinitialise et c’est une chanson
qu’il entonne alors : « je suis
à moitié fou d’amour pour toi… je ne pourrai pas t’offrir un carrosse mais tu
seras belle sur une bicyclette construite pour deux. » Quand il ne
reste rien de l’intelligence et du pouvoir de CARL, il parle d’amour. Puis la
lampe rouge devient noire.
Sur ton lit,
faiblement, tu ne nous parles plus que de cela papa : faut-il aller chercher les enfants à l’école ? comment va maman ? Y aura-t-il assez de
bois pour l’hiver ? Le petit Floyd a-t-il bien dansé au spectacle ?
Scottmaix ?
Tes sourcils
se froncent, tu as prononcé un mot sans sens. Tu le sais. Tu veux te corriger.
Tu me demandes si le terme existe. Comme je te le demandais sans doute autrefois.
Comme tes petits-enfants me le demandent aujourd’hui.
Et sur ce lit
où l’on t’attache pour ne pas que tu tombes, mot par mot, j’assemble avec toi
un vélo pour deux. Nous le prendrons tôt ou tard, comme nous l’avions pris pour
aller voir « 2001 », il y a
quarante ans, hier.
Ton œil est
comme la lampe rouge de CARL, Papa, il s’éteint lentement. Je connais la
dernière scène du film, Papa : sans sa combinaison spatiale, Dave, devenu
moribond, est couché sur un lit blanc et il touche le monolithe noir. La quête
est finie, le film aussi. Il faut quitter le cinéma Papa, remonter dans ta
belle auto bleue et rentrer chez maman, sur terre.
Tu es sur ton
lit Papa. Et je te regarde comme nous regardions tous les deux, hier encore, la
fin du film : ce mélange de fatalité et d’incompréhension. Mais que
pouvait bien être ce monolithe ? Et
pourquoi mourir là, comme ça ? Est-ce bien Dave, ce vieillard ? Je me
souviens que je ne parvenais pas à y croire : un homme si faible n’avait pas
pu être, quelques minutes auparavant, un fier cosmonaute.
Je te regarde papa,
dans ce lit, si frêle sous ta couverture, et je comprends maintenant.
Demain, Papa,
je serai sur ce lit. Mes enfants me regarderont et dans mes yeux s’éteindra la
lumière, celle que tu avais placée pendant qu’Armstrong marchait sur la face éclairée
de la lune et que Waters en fouillait la face cachée. Papa, ma lumière est-elle
apparue en voyant 2001 ?
A-t-elle pris une autre dimension quand j’ai rencontré ma femme ? Quand
mes enfants sont nés ? A quel moment suis-je devenu le fils qui te regarde
maintenant ?
Et demain,
papa, quand je ne pourrai plus jouer aux échecs et que mes souvenirs
s’évaporeront, lorsque je serai à mon tour sur ce lit immaculé, verrai-je la
lune ? A mon chevet, Floyd et ses frères scruteront-ils une petite
étincelle de moi dans mes yeux déjà obscurcis? Qui sera sur mon lit ? J’espère
qu’il me restera la pensée d’un petit vélo bleu pour deux avec lequel nous
pourrions reprendre la route ensemble.
François-Xavier HEYNEN
Avril 2016
www.philofix.be
version PDF de l'Ile aux sirènes
L’Ile aux Sirènes
Il est arrivé par la route des Falaises, un mardi en fin de matinée. En
longeant la rue des tavernes, il est allé jusqu’au rivage. Il a regardé la mer
qui s’attaquait aux galets et il a écouté leur sanglot éternel. Il a jeté un
œil distrait sur les mouettes qui criaient autour de lui. Puis il est remonté
sur la digue et il a marché vers l’ancienne piscine aujourd’hui à moitié
détruite. Il est resté là un quart d’heure, peut-être plus, devant des pierres
brisées et des algues desséchées. Il a ajusté son lourd manteau gris, s’est
protégé le visage dans son large col et est revenu vers les tavernes. Il est
entré dans la troisième : « le
bocal vide.»
La tenancière est surprise de voir entrer chez elle un étranger en
cette arrière-saison détestable mais elle se contente de le saluer poliment. La
pièce est basse et plutôt sombre. Les murs sont couverts de coquillages, de
filets et de dessins de bateaux. Sur une étagère trônent des instruments de
pêche, des figurines de sirènes sculptées dans divers matériaux et, au milieu,
un bocal rempli d’un sable étrangement coloré, peut-être issu d’une mer
lointaine. Accrochés au bar, trois
marins pécheurs patibulaires et un poissonnier très propre sur lui discutent le
coup. L’étranger s’assied calmement à une table, à proximité du feu qui brûle
dans la cheminée. Il reste là longtemps, perdu dans ses pensées. C’est à peine
s’il entend arriver la tenancière :
Pardon, Monsieur. Puis-je vous servir quelque chose ?
L’homme lève la tête, celle d’un quinquagénaire qui a traversé la vie
sans que son visage en soit marqué, et reste impassible pour demander le plat
du jour avant de retourner dans son monde intime. Au comptoir, les quatre hommes élèvent la voix.
La discussion porte sur les mers, sur les plus belles destinations, sur la vie
à bord des bateaux. Tout en augmentant le volume de leur voix, les marins en
viennent à parler des sirènes. Et le plus petit de tous, celui qui a la voix la
plus aigüe et le nez le plus pointu crie subitement :
- Moi j’y suis allé et je les ai
vues.
Ce qui provoque aussitôt l’hilarité des autres. Le petit se tourne alors vers l’étranger et
le prend à parti :
- Croyez-moi j’y suis
allé !
Une lueur étrange passe dans ses yeux sombres :
- C’était il y a vingt ans. J’étais
parti sur la Licorne Hardie, le plus
beau bateau parti du port, nous avions navigué des mois et des mois. Le
capitaine nous a fait traverser le monde entier car il ne voulait pas rentrer
chez lui. Il était devenu fou. Un soir, au large d’une côte inconnue, alors que
nous avions tous bu la cargaison de rhum que nous devions livrer, le capitaine
a mis le feu dans les soutes. J’étais saoul, j’ai plongé dans l’eau. J’ai nagé.
J’ai essayé de nager. Devant moi, tant que je pouvais, jusqu’au petit matin.
Avant que le soleil ne se lève, une femme est sortie de l’eau, à côté de moi.
La plus belle femme du monde. La plus belle de l’univers. Ses longs cheveux
blonds ondulaient dans les vagues, elle me souriait comme jamais personne
auparavant ne l’avait fait. Et, au même moment, de l’autre côté, une autre
femme a surgi de la mer, venant elle aussi de nulle part. Elle était aussi
belle que la blonde, ses cheveux noirs et courts donnaient à ses yeux verts une
puissance incroyable. Elles m’ont pris dans leur bras et elles m’ont porté jusqu’à la plage, au
pied de leur village. J’ai vécu là trois semaines, les plus beaux jours de ma
vie. Elles étaient toutes belles, leurs voix étaient délicieuses. Je n’ai
jamais mangé de repas plus savoureux que dans leurs huttes. C’était le Paradis.
L’étranger écoute très attentivement. Il va répondre lorsque les trois
autres rient aux éclats. Ils ont déjà entendu cette histoire des centaines de
fois. Le plus grand reprend son souffle puis se tourne vers l’étranger :
- Et trois semaines plus tard,
les secours l’ont retrouvé, mort saoul dans un café du port, amnésique !
Le petit marin maugrée et s’emporte. Les autres le calment en lui
offrant un autre verre. L’étranger attend que le silence revienne et, entre
deux bouchées du poisson frit que la tenancière vient de lui servir, il
prononce distinctement :
- Moi je suis allé dans ce
village. Je n’étais pas saoul et j’en suis revenu.
Sa voix est ferme, sans hésitation. L’étranger termine son repas, comme
si de rien n’était.
La tenancière revient près de lui et dépose un pichet de vin. Ses yeux
bleus translucides semblent amusés :
- Vous les avez vues, c’est
vrai ?
Il opine de la tête, silencieusement puis il demande s’il est possible
de louer une chambre pour quelques jours.
La tenancière lui tend une clef et lui indique l’emplacement de
l’escalier qui conduit aux étages. L’étranger salue poliment l’assemblée et prend
congé.
Le lendemain matin, l’étranger retourne vers la vieille piscine
détruite puis il prolonge sa balade sur la plage, bravant le froid. Il s’assied
et il jette aux mouettes des morceaux de pain en les regardant distraitement se
chamailler et crier. Vers midi, il se
dirige vers « Le bocal vide » et
entre dans la taverne. La tenancière le salue poliment et lui propose le plat
du jour qu’il accepte aussitôt. Le feu est plus faible qu’hier alors l’étranger
s’assied devant la cheminée. Il grelotte. Sa mine est grave. La jeune femme s’approche
de sa table et y dépose un bol fumant :
- Tenez, une bonne soupe chaude, ça
vous réchauffe un homme ! Et ce n’est pas n’importe quelle soupe. C’est la
recette de ma propre mère qui elle-même la tenait de sa mère et ainsi de suite
depuis cinq générations.
Elle se tourne vers l’étagère et désigne de la main une galerie de
portraits placés autour du bocal de sable, derrière les licornes. Elle
sourit :
- Et je suis Mathilde, la dernière
héritière et seule survivante. Pour vous servir la meilleure soupe de la
région. Bon appétit, Monsieur.
L’étranger enserre le bol dans ses mains glacées et sourit à son
tour :
- Enchanté Mathilde, moi c’est
Jean. Je me réjouis de boire cette soupe.
La porte s’ouvre : les trois marins et un vent froid s’engouffrent
dans la taverne. Ils réclament aussitôt leur boisson habituelle puis le marin
le plus grand apostrophe l’étranger :
- Un petit verre avec
nous ?
Jean soulève légèrement l’épaule gauche et accepte. Les trois marins s’installent
à sa table, contre la cheminée. Ils grelottent, eux aussi. Quatre chopes atterrissent
sur la table en bois. L’étranger boit calmement sa soupe tout en
écoutant les trois marins se présenter et, lorsque vient son tour, il répond
qu’il a lui aussi longtemps voyagé sur les mers au départ du plus grand port du
pays.
- Puis un jour, j’ai renoncé à tout
cela. La mer me fatiguait, le vent me glaçait et je ne trouvais aucun plaisir à
voir le soleil se coucher dans les ondes. Vous connaissez ça, vous aussi ?
Cette lassitude qui s’installe, port après port. On peut prendre un vague
plaisir à découvrir une nouvelle cité mais partout on retrouve les mêmes quais,
les mêmes hôtels, la même nourriture…
J’ai préféré jeter l’ancre, pour toujours.
Mathilde écoute depuis le comptoir. Elle intervient subitement, sa voix
mélange la douceur et la tristesse :
- Mais les Sirènes alors… Vous
ne voulez plus les revoir ?
Surpris, Jean lève le regard vers la tenancière :
- Elles sont si loin maintenant.
- Mais connaissez-vous le
chemin ? Pourriez-vous y retourner ?
- Oui, je connais le chemin mais ne
m’en demandez pas plus, je ne peux pas le partager, je l’ai juré.
Le petit marin intervient à son tour pour rappeler que lui aussi a été
contraint de jurer de ne jamais révéler l’emplacement de l’Ile des
Sirènes. Ce qui fait ricaner les autres.
Mais il insiste en se tournant vers Jean :
- N’y a-t-il pas à l’entrée de
la baie, une grande colline en forme de tortue ?
L’ambiance s’envenime rapidement. Mathilde préfère mettre tout le monde
dehors et fermer son établissement. En franchissant la porte, Jean ajuste son
col et marmonne :
- Si, il y a une colline en
forme de tortue.
Les trois marins disparaissent rapidement et Jean se retrouve seul dans
la rue glacée. Il n’est pas encore très tard, il retourne donc sur la digue,
malgré le froid. Peu avant la piscine détruite, il entend une voix derrière
lui, c’est le petit marin. L’homme est essoufflé. Il bégaie :
- Monsieur, je voulais vous dire
merci. Vous m’avez sauvé la mise. Ils
n’avaient jamais voulu croire que j’étais allé sur l’Ile des Sirènes. Je vous
en prie, appelez-moi Thomas et acceptez mon amitié.
Jean lève les yeux au ciel :
- Allons, Thomas, tu sais tout de
même que ce n’est pas vrai. Mais cela ne m’empêchera pas d’être ton ami.
Le lendemain matin, Jean se rend à la poissonnerie, au cœur du village.
Dès qu’il le reconnaît, le patron, derrière son comptoir, pointe son couteau
vers lui. Il demande le silence aux quelques clients présents puis, d’un air
solennel :
- Mesdames et messieurs, voici un
homme qui est allé sur l’Ile des Sirènes. Qu’il soit le bienvenu chez moi.
Jean lève les deux mains et sourit, un client plus jeune applaudit en
sourdine. Une femme ricane : « Ah ! C’est donc
vous ! Je vous imaginais plus athlétique. ». La porte s’ouvre et
Mathilde, protégée par un lourd manteau vert, entre et salue amicalement Jean. Elle regarde l’étalage et se régale déjà
du repas qu’elle va préparer avec le saumon qui la regarde d’un œil mort. Elle se place près de Jean, l’effleurant
presque, et lui murmure :
- Pensez-vous que ce saumon soit
allé lui aussi près de leur Ile ?
Jean fait la moue et agite légèrement la tête de gauche à droite :
- Non, il y serait
resté !
Et elle complète, taquine :
- Vous avez raison, c’est
tellement plus malin de venir mourir ici.
C’est au tour de Jean de se présenter devant le poissonnier. Il achète
quelques crevettes puis murmure, en croisant Mathilde :
- Je ne mourrai pas ici, mais chez
moi, à Jolibois. A propos, je ne rentrerai que tard ce soir, je vais
marcher jusqu’au port du Nord.
Avant de gravir la falaise, Jean s’arrête de longues minutes près de la
piscine détruite, pour regarder l’eau et écouter les mouettes. Il semble dire
quelques mots, peut-être aux oiseaux, peut-être à un fantôme, sans se rendre compte
que Mathilde, cachée derrière un arbre, l’observe. La nuit est tombée sur la
ville. Dans la chambre qu’il loue à l’étage de la taverne, Jean, après sa
promenade, s’est couché sur le lit et il somnole. La pâle lumière de la lune
éclaire le modeste mobilier. On frappe à sa porte. Il se lève, ouvre et
découvre Mathilde. Cette dernière titube légèrement, sa voix est faible.
Inquiet, Jean la fait entrer et lui propose son unique chaise. Mathilde s’assied
et respire rapidement. Il s’inquiète :
- Que s’est-il passé ? Rien
de grave ?
Elle agite sa tête puis le regarde droit dans les yeux :
- Tu… tu as bien dit Jolibois,
c’est là que tu habites ?
- Oui, oui, c’est mon village,
depuis toujours…
- Tu étais déjà venu dans notre
village, n’est-ce pas ?
- Il y a très longtemps, oui.
- Je m’en doutais. Viens avec
moi…
Elle l’entraine dans la partie privée du bâtiment et le fait entrer
dans une chambre, celle d’un enfant, d’une fille probablement s’il se fie aux
couleurs des décorations. Mathilde ouvre le tiroir du petit bureau et en tire
un vieux cahier. Elle l’ouvre et tourne les pages rapidement puis elle
s’arrête, quelques pages avant la fin. Elle lit, d’une voix tremblante : « Aujourd’hui, je me suis installée sur
la digue, non loin de la piscine, pour vendre mes bijoux. Une heure avant midi,
un garçon est venu, le plus beau garçon que j’ai vu dans toute ma vie. Il m’a
acheté un bocal, avec une sirène, celui que j’aimais le mieux. Il m’a dit que
c’était le plus beau et j’ai souri. Je
crois que j’étais toute rouge. Il m’a dit qu’il reviendrait. Je dois t’avouer
maintenant, Cahier Secret, qu’il est venu dix jours de suite, il a une petite
tache sur le bras, en forme de tortue, c’est mignon. Il s’appelle Jean et il
habite Jolibois. Il m’a juré qu’il reviendrait après les vacances. »
Les derniers mots sont prononcés avec une infinie tristesse et les
pleurs reprennent. Jean soulève la manche de son pull et dévoile sa tache de
naissance, une petite tortue. Mathilde pose un doigt, puis deux, et caresse la
tortue :
- C’est donc toi. Pourquoi
n’es-tu jamais revenu ?
Posant la main sur son cou, infiniment tendrement, il murmure :
- Ce voyage, je l’ai fait cent
fois, mille fois peut-être. Mais ce n’était pas possible à l’époque, je n’avais
pas les moyens de voyager. Je te jure que j’ai pensé à toi sans cesse depuis
lors. J’ai gardé ton bocal tu sais, la plus belle de toutes les œuvres. Les
couches de sables coloriées sont restées longtemps l’une sur l’autre formant
une sirène, puis peu à peu les couleurs se sont détériorées, se transformant en
un gris étrange. Toi tu as été ma vraie sirène. Et c’est pour te revoir
que je suis venu ici, j’ai cru que c’était toi mais tu as changé ton prénom et
j’ai eu un doute… Je suis si heureux de t’avoir enfin retrouvée.
Il veut l’embrasser mais elle se soustrait et pose un doigt sur les
lèvres de Jean :
- Attends Jean, attends, je dois te
montrer quelque chose, viens avec moi. Habille-toi et viens.
Sans réfléchir, il la suit dans les ruelles étroites qui grimpent vers
la campagne. Il n’ose rien dire. Ils marchent un quart d’heure puis longent un
mur. Elle s’arrête devant une grille qu’elle ouvre dans un grincement sinistre.
Ils entrent alors dans le cimetière. En contrebas, loin, dans une brume
éclairée par une lune décroissante, la mer roule sur elle-même. Le pas de
Mathilde est rapide, elle s’immobilise devant une petite tombe et dit, dans un
sanglot :
- Lis toi-même… C’est trop
pénible pour moi.
Jean a déjà compris mais il se penche pour lire à faible voix :
- Christelle…
Puis il se relève, ouvre les bras, et entoure Mathilde :
- Mais que s’est-il passé ?
Mathilde l’enlace à son tour :
- C’est la mer, c’est la mer qui
l’a prise. Là, tu vois en contrebas ? Près de la vieille piscine ?
Elle s’est aventurée trop loin dans l’eau. Son corps n’est revenu que le
troisième jour…
Jean serre Mathilde dans les bras :
- Je suis désolé, tellement
désolé…
Mathilde ferme les yeux :
- Tu me conduiras à l’Ile aux
Sirènes ?
Jean regarde la mer, par dessus l’épaule de Mathilde :
- C’est ici, Mathilde, ça a
toujours été ici.
En contrebas, sur l’île artificielle de la piscine détruite, quelques
mouettes posent leurs pattes dans le sable.
A partager sans modération....
RépondreSupprimerje reconnais bien la la griffe d'un de mes auteurs préférés toujours entre la réalité et la fixions
RépondreSupprimermerci François
Napoléon
Très belle histoire et bien racontée.
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