Presse, médias sociaux, soins d’urgence et vie privée face au fait divers
L’urgence
d’un fait divers crée des relations qui peuvent s’avérer très tendues entre
journalistes et secouristes avec en toile de fond la protection de la vie
privée. Les positions de ces différents acteurs rendent-elles inconciliables le
droit de savoir et le respect du secret professionnel ? Entre vie privée
et vie publique, il nous semble possible d'imaginer une "vie
likable" et une "banque virtuelle bibliographique". Une approche
qui pourrait convenir simultanément aux urgentistes, à la presse et surtout...
aux victimes.
Tout
d’abord, il est pertinent d’aborder l’accident de voitures comme un lieu
de ruptures avec la normalité. Conserver sa voiture en bon état à l’issue de sa
promenade, c’est normal. Or, bien sûr, l’accident de voiture constitue une
rupture[1] par
rapport aux situations techniques et sociétales normales. L’accident de
circulation rompt l’équilibre habituel et plonge l'individu, dont le titre
devient une victime, pendant un laps
de temps que nous ne sommes pas en mesure de déterminer ici, dans un univers
anormal.
Temple et sacralisation areligieuse
Le
lieu du drame peut également se définir comme une zone hors de l'espace-temps
habituel. D’une part, ce lieu est soustrait à l’espace traditionnel. Pour
entrer dans cette zone, qui sera physiquement délimitée, par exemple par des
banderoles ou des cônes, il faut avoir une accréditation: secouriste, policier,
dépanneur, témoin, victime... la liste des intervenants est limitée. Ni le
badaud ni le citoyen n'y a sa place.
D’autre
part, le temps lui aussi est déformé. En effet, le lieu du drame ne le restera
que durant une période limitée, ensuite il redeviendra un tronçon de route
comme un autre. Mais ce n’est pas tout, les premiers moments qui suivent l'accident
paraissent interminables. Le temps se déforme.
Nous
proposons, pour désigner ces différentes ruptures la notion de « sacralisation areligieuse ».
Nous voulons désigner par cette expression un événement qui sépare du reste de
la population ceux qui sont impliqués dans le fait divers. Toutefois cette
rupture, aussi violente et aussi profonde soit-elle, n’est pas religieuse car
le groupe qui entoure la victime ne forme pas, à proprement parler, une
communauté religieuse.
Par
contre, nous proposerons l’expression « temple » pour
désigner le lieu du fait divers car il s’agit bien d’un endroit coupé de la
réalité habituelle, dans lequel se déroule une « cérémonie » avec sa
propre liturgie. A cause de cela, et bien que le fait divers se déroule
régulièrement dans le domaine public, il nous semble que l’événement ne peut
pas être considéré comme relevant de la sphère privée ou de la sphère publique.
Presse et réseaux sociaux
Dans
le schéma que nous tentons d’élaborer, le journaliste se voit conférer le rôle de
messager entre le "temple"
et le monde profane. Le reporter établit un lien entre deux univers
qui sont disjoints et qui, sans lui, ne pourraient pas communiquer.
Certes les secouristes peuvent aussi raconter ce qu’ils ont vu
et le partager autour d'eux mais avec des biais sévères: leur vision
du temple est forcément
partielle (aussi bien dans l’espace que dans le temps), ils ont une
autre mission à remplir, ils doivent respecter un secret professionnel et
enfin, ils n’ont pas un accès direct au grand public. Toutefois ce
dernier point est largement remis en cause par l’émergence des médias
sociaux puisque tous les secouristes ont aujourd'hui la possibilité, au moins
technique, de publier sur le net.
Venons-en
aux médias sociaux[2].
Qu’apportent-ils à la presse ? Les technologies modernes
permettent bien sûr de faciliter l'accès à certaines informations.
Ainsi les données privées, mais rendues publiques par la victime elle-même, sur
son mur Facebook par exemple, peuvent servir à compléter l'article et à
orienter efficacement le marketing pour la vente du reportage. Par contre, tout
comme les témoignages traditionnels, les commentaires et les photos
disponibles sur internet peu après le fait divers, sont sujets à caution. En
effet, les émotions, la bonne ou la mauvaise foi génèrent des déclarations peu
objectives qui nécessitent un traitement journalistique. Ce traitement
marque (ou devrait marquer) une distinction entre "médias" et
"médias sociaux".
Pour l’exprimer dans le cadre de notre schéma, le rôle liturgique
tenu par le journaliste dans les faits divers est à la fois d’apporter un
regard critique dans le « temple »
et de transmettre, comme nous l’avons déjà vu, cette analyse au monde
extérieur.
Vie privée (de) vie publique ?
Traditionnellement,
le fait divers présente la caractéristique d’être directement lié à la question
de la séparation entre vie privée et vie publique. L’habitacle de la
voiture, havre de la vie privée, devient avec le crash, le centre de
la préoccupation de tous. Plusieurs priorités légales se
télescopent alors: la liberté de la presse, le droit à l’information et le
respect de la vie privée. Les journalistes auront tendance à évoquer la liberté
de la presse, droit essentiel dans nos démocraties, pour justifier
leur quête d'informations. Cette dernière sera présentée par d’autres
comme une atteinte à la vie privée.
La
distinction entre vie publique et vie privée est régulièrement utilisée,
principalement dans la presse, comme une sorte de balise morale entre ce qui est
permis et ce qui ne l’est pas. Or ces notions sont extrêmement floues et très
variables. La vie privée d’un président de la République semble beaucoup plus
limitée que celle d’un facteur des postes. D’ailleurs, les différentes
rédactions, en fonction de leur ligne éditoriale, ne tranchent pas de la même
façon. Mais c'est bien cette décision de la rédaction qui va
donner le caractère public, ou pas, à l'événement et à ses acteurs.
Du
moins jusqu’il y a peu car, sur ce point, l’impact des réseaux sociaux est
considérable. Tout simplement parce qu’une information qui circule massivement
sur les réseaux sociaux revêt de facto un caractère public. Lorsque la presse
s’en empare, elle peut affirmer qu’elle se contente de reprendre une
information déjà publique. La séparation entre vie publique et vie privée n’est
alors plus assurée ni assumée par la presse mais par une sorte de version
ultra-technologique de la rumeur.
Il faut bien mesurer les deux facettes de ce glissement: le
journaliste, dans un certain nombre de cas, n'a plus la charge
de décider lui-même où se situe la frontière entre vie privée et vie
publique, mais il n'en a plus non plus le privilège.
La distinction
entre vie privée et vie publique sera probablement encore profondément révisée
avec l’émergence de nouvelles technologies. La quantité de médias disponibles
pourrait générer un phénomène paradoxal. La vie publique pourrait, et ce
phénomène pourrait s'avérer plus grave, être à son tour menacée de disparaître,
diluée à travers d’innombrables réseaux sociaux.
Pour mesurer
l’ampleur de cette menace, il est utile de rappeler la définition de vie
privée dans l'Antiquité car elle nous semble trouver aujourd'hui une
nouvelle actualité. La vie privée était réservée aux esclaves, aux enfants et à
la plupart des femmes. Il s'agissait de la vie privée au sens où elle était
privée de... vie publique. Pour Aristote, l'homme est l'animal politique. Ceux
et celles qui sont confinés dans des villas à l'écart de l'agora ne peuvent
donc pas être considérés comme authentiquement humains. Plus tard, avec la
Modernité, la vie privée devient le lieu où l'individu peut rester lui-même
face à la vie publique où règne l'Etat. Dans le but de se protéger contre
l'ingérence supposée ou réelle de l'Etat, les citoyens ont réclamé des
droits et libertés à titre privé, pour garantir leur épanouissement personnel.
C'est bien à cette notion moderne que l'on fait référence dans les débats vie
privée / vie publique. Mais, que ce soit au sens antique ou moderne, et
c’est la menace, comment concevoir l’un de ces types de vie sans l’autre ?
Vie likable
Nous
soutiendrons ici que les réseaux sociaux favorisent l'émergence d'un
troisième type de vie que nous nommerons, faute de mieux, la "vie likable". Par cette
notion, nous entendons tous les éléments relevant de la vie privée
et placés par les individus sur internet en sachant qu'ils deviendront
publics. La "vie likable"
n'est pas née avec les réseaux sociaux, mais elle se développe avec eux. On
peut, par exemple, penser aux marques de sympathies lors des funérailles
d'un proche, événement indubitablement à la fois privé et public.
Cette
"vie likable" relève de la
vie privée au sens moderne car elle provient d’une volonté de l'individu. Mais
son essence est d'entrer dans la sphère publique, donc de s'extraire de la vie
privée au sens antique. Cette extraction n’est possible que via un maximum de
signes d'intérêts venus de la communauté (par exemple les
"like" de Facebook).
Or, le fait divers va susciter l’intérêt de la sphère publique pour
la victime, via la médiation du temple.
Cet intérêt, s’il est orienté correctement, ce que permettent les technologies
nouvelles, peut bénéficier à la « vie
likable ». Nous pensons que c’est sur cette orientation qu'une
jonction entre individus, presse, medias sociaux et soins d'urgence
est envisageable, voire souhaitable.
Urgences
Lors
d’un fait divers, le temps presse pour tout le monde dans le temple qui se met en place. Rappelons
que ce temple ne relève pas seulement
de la sphère publique, son statut est hybride. Dorénavant, des informations non
traitées vont circuler quasi instantanément sur le net, des témoignages mais
aussi des marques de sympathie qui, nous l’avons vu, seront partiellement récupérés
par la presse. La victime et ses proches risquent souvent de ne pas avoir le
temps de gérer ce flot d'informations les concernant.
Or cette pression médiatique pourrait influencer la
guérison des victimes, parce qu'elle ne s'arrête dorénavant plus aux portes des
urgences mais est accessible dans chaque chambre.
Banque bibliographique
Ainsi,
nous plaidons ici pour l'apparition sur les réseaux sociaux d'une "banque
virtuelle biographique" qui serait une expression de la "vie
likable" et qui nous semble pouvoir aider tous les acteurs du fait divers.
De son côté, l'Etat ne devrait intervenir que pour octroyer le statut de
"source authentique" à ces informations et baliser juridiquement la
démarche.
Le concept de "vie
likable", amplifié par le celui de « temple »,
dépasse le stérile débat vie publique - vie privée, et nous semble construire
un lieu apaisé capable d'atteindre le véritable enjeu du fait divers: rassembler
toutes les forces disponibles, y compris celle des médias sociaux, pour
soulager les victimes.
Cet article a été initialement publié dans la revue "Urgences accueil - USI", n°53, juin-juillet-août 2014, pp 19-21. Merci d'indiquer cette référence si vous citez l'article.
[1] Nous soutenons même qu'il s'agit d'une rupture à l'encontre de la
Modernité, mais nous ne pouvons développer ce point ici
[2] Nous entendrons ici l'expression "médias sociaux" comme
une évolution de l'expression "Web 2.0" c'est-à-dire qu'il s'agit
d'une série de techniques et d'interactions sociales qui s'allient en utilisant
l'internet comme toile de fonds. Les "médias sociaux"
ne désignent donc pas ici des médias traditionnels dans
une version internet.