jeudi 30 octobre 2014

Presse, médias sociaux, soins d’urgence et vie privée face au fait divers

Presse, médias sociaux, soins d’urgence et vie privée face au fait divers


L’urgence d’un fait divers crée des relations qui peuvent s’avérer très tendues entre journalistes et secouristes avec en toile de fond la protection de la vie privée. Les positions de ces différents acteurs rendent-elles inconciliables le droit de savoir et le respect du secret professionnel ? Entre vie privée et vie publique, il nous semble possible d'imaginer une "vie likable" et une "banque virtuelle bibliographique". Une approche qui pourrait convenir simultanément aux urgentistes, à la presse et surtout... aux victimes.

Tout d’abord, il est pertinent d’aborder l’accident de voitures comme un lieu de ruptures avec la normalité. Conserver sa voiture en bon état à l’issue de sa promenade, c’est normal. Or, bien sûr, l’accident de voiture constitue une rupture[1] par rapport aux situations techniques et sociétales normales. L’accident de circulation rompt l’équilibre habituel et plonge l'individu, dont le titre devient une victime, pendant un laps de temps que nous ne sommes pas en mesure de déterminer ici, dans un univers anormal.

Temple et sacralisation areligieuse

Le lieu du drame peut également se définir comme une zone hors de l'espace-temps habituel. D’une part, ce lieu est soustrait à l’espace traditionnel. Pour entrer dans cette zone, qui sera physiquement délimitée, par exemple par des banderoles ou des cônes, il faut avoir une accréditation: secouriste, policier, dépanneur, témoin, victime... la liste des intervenants est limitée. Ni le badaud ni le citoyen n'y a sa place.
D’autre part, le temps lui aussi est déformé. En effet, le lieu du drame ne le restera que durant une période limitée, ensuite il redeviendra un tronçon de route comme un autre. Mais ce n’est pas tout, les premiers moments qui suivent l'accident paraissent interminables. Le temps se déforme.
Nous proposons, pour désigner ces différentes ruptures la notion de « sacralisation areligieuse ». Nous voulons désigner par cette expression un événement qui sépare du reste de la population ceux qui sont impliqués dans le fait divers. Toutefois cette rupture, aussi violente et aussi profonde soit-elle, n’est pas religieuse car le groupe qui entoure la victime ne forme pas, à proprement parler, une communauté religieuse.
Par contre, nous proposerons l’expression « temple » pour désigner le lieu du fait divers car il s’agit bien d’un endroit coupé de la réalité habituelle, dans lequel se déroule une « cérémonie » avec sa propre liturgie. A cause de cela, et bien que le fait divers se déroule régulièrement dans le domaine public, il nous semble que l’événement ne peut pas être considéré comme relevant de la sphère privée ou de la sphère publique.

Presse et réseaux sociaux 

Dans le schéma que nous tentons d’élaborer, le journaliste se voit conférer le rôle de messager entre le "temple" et le monde profane. Le reporter établit un lien entre deux univers qui sont disjoints et qui, sans lui, ne pourraient pas communiquer. Certes les secouristes peuvent aussi raconter ce qu’ils ont vu et le partager autour d'eux mais avec des biais sévères: leur vision du temple est forcément partielle (aussi bien dans l’espace que dans le temps), ils ont une autre mission à remplir, ils doivent respecter un secret professionnel et enfin,  ils n’ont pas un accès direct au grand public. Toutefois ce dernier point est largement remis en cause par l’émergence des médias sociaux puisque tous les secouristes ont aujourd'hui la possibilité, au moins technique, de publier sur le net.
Venons-en aux médias sociaux[2]. Qu’apportent-ils à la presse ? Les technologies modernes permettent bien sûr de faciliter l'accès à certaines informations. Ainsi les données privées, mais rendues publiques par la victime elle-même, sur son mur Facebook par exemple, peuvent servir à compléter l'article et à orienter efficacement le marketing pour la vente du reportage. Par contre, tout comme les témoignages traditionnels, les commentaires et les photos disponibles sur internet peu après le fait divers, sont sujets à caution. En effet, les émotions, la bonne ou la mauvaise foi génèrent des déclarations peu objectives qui nécessitent un traitement journalistique. Ce traitement marque (ou devrait marquer)  une distinction entre "médias" et "médias sociaux". 
Pour l’exprimer dans le cadre de notre schéma, le rôle liturgique tenu par le journaliste dans les faits divers est à la fois d’apporter un regard critique dans le « temple » et de transmettre, comme nous l’avons déjà vu, cette analyse au monde extérieur.

Vie privée (de) vie publique ?


Traditionnellement, le fait divers présente la caractéristique d’être directement lié à la question de la séparation entre vie privée et vie publique. L’habitacle de la voiture, havre de la vie privée, devient avec le crash, le centre de la préoccupation de tous. Plusieurs priorités légales se télescopent alors: la liberté de la presse, le droit à l’information et le respect de la vie privée. Les journalistes auront tendance à évoquer la liberté de la presse, droit essentiel dans nos démocraties, pour justifier leur quête d'informations. Cette dernière sera présentée par d’autres comme une atteinte à la vie privée.
La distinction entre vie publique et vie privée est régulièrement utilisée, principalement dans la presse, comme une sorte de balise morale entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Or ces notions sont extrêmement floues et très variables. La vie privée d’un président de la République semble beaucoup plus limitée que celle d’un facteur des postes. D’ailleurs, les différentes rédactions, en fonction de leur ligne éditoriale, ne tranchent pas de la même façon. Mais c'est bien cette décision de la rédaction qui va donner le caractère public, ou pas, à l'événement et à ses acteurs. 
Du moins jusqu’il y a peu car, sur ce point, l’impact des réseaux sociaux est considérable. Tout simplement parce qu’une information qui circule massivement sur les réseaux sociaux revêt de facto un caractère public. Lorsque la presse s’en empare, elle peut affirmer qu’elle se contente de reprendre une information déjà publique. La séparation entre vie publique et vie privée n’est alors plus assurée ni assumée par la presse mais par une sorte de version ultra-technologique de la rumeur.
Il faut bien mesurer les deux facettes de ce glissement: le journaliste, dans un certain nombre de cas, n'a plus la charge de décider lui-même où se situe la frontière entre vie privée et vie publique, mais il n'en a plus non plus le privilège. 
La distinction entre vie privée et vie publique sera probablement encore profondément révisée avec l’émergence de nouvelles technologies. La quantité de médias disponibles pourrait générer un phénomène paradoxal. La vie publique pourrait, et ce phénomène pourrait s'avérer plus grave, être à son tour menacée de disparaître, diluée à travers d’innombrables réseaux sociaux.
Pour mesurer l’ampleur de cette menace, il est utile de rappeler la définition de vie privée dans l'Antiquité car elle nous semble trouver aujourd'hui une nouvelle actualité. La vie privée était réservée aux esclaves, aux enfants et à la plupart des femmes. Il s'agissait de la vie privée au sens où elle était privée de... vie publique. Pour Aristote, l'homme est l'animal politique. Ceux et celles qui sont confinés dans des villas à l'écart de l'agora ne peuvent donc pas être considérés comme authentiquement humains. Plus tard, avec la Modernité, la vie privée devient le lieu où l'individu peut rester lui-même face à la vie publique où règne l'Etat. Dans le but de se protéger contre l'ingérence supposée ou réelle de l'Etat, les citoyens ont réclamé des droits et libertés à titre privé, pour garantir leur épanouissement personnel. C'est bien à cette notion moderne que l'on fait référence dans les débats vie privée / vie publique. Mais, que ce soit au sens antique ou moderne, et c’est la menace, comment concevoir l’un de ces types de vie sans l’autre ? 

Vie likable


Nous soutiendrons ici que les réseaux sociaux favorisent l'émergence d'un troisième type de vie que nous nommerons, faute de mieux, la "vie likable". Par cette notion, nous entendons tous les éléments relevant de la vie privée et placés par les individus sur internet en sachant qu'ils deviendront publics. La "vie likable" n'est pas née avec les réseaux sociaux, mais elle se développe avec eux. On peut, par exemple, penser aux marques de sympathies lors des funérailles d'un proche, événement indubitablement à la fois privé et public. 
Cette "vie likable" relève de la vie privée au sens moderne car elle provient d’une volonté de l'individu. Mais son essence est d'entrer dans la sphère publique, donc de s'extraire de la vie privée au sens antique. Cette extraction n’est possible que via un maximum de signes d'intérêts venus de la communauté (par exemple les "like" de Facebook).
Or, le fait divers va susciter l’intérêt de la sphère publique pour la victime, via la médiation du temple. Cet intérêt, s’il est orienté correctement, ce que permettent les technologies nouvelles, peut bénéficier à la « vie likable ». Nous pensons que c’est sur cette orientation qu'une jonction entre individus, presse, medias sociaux et soins d'urgence est envisageable, voire souhaitable.

Urgences

Lors d’un fait divers, le temps presse pour tout le monde dans le temple qui se met en place. Rappelons que ce temple ne relève pas seulement de la sphère publique, son statut est hybride. Dorénavant, des informations non traitées vont circuler quasi instantanément sur le net, des témoignages mais aussi des marques de sympathie qui, nous l’avons vu, seront partiellement récupérés par la presse. La victime et ses proches risquent souvent de ne pas avoir le temps de gérer ce flot d'informations les concernant. 
 Or cette pression médiatique pourrait influencer la guérison des victimes, parce qu'elle ne s'arrête dorénavant plus aux portes des urgences mais est accessible dans chaque chambre.

Banque bibliographique


La notion de "vie likable" permet, peut-être, d'envisager un traitement "à froid" de cette problématique. Les réseaux sociaux offrent en effet la possibilité de mettre à la disposition de tous des éléments biographiques que l'on aimerait laisser de nous, un peu comme un faire-part nécrologique préventif. Référencé correctement, ce document deviendrait la source officielle à laquelle la presse s'alimenterait principalement. Pour les équipes soignantes, la présence ou non de ces informations permettrait probablement de mieux prendre en charge la détresse psychologique des blessés et/ou survivants. Ce lieu virtuel pourrait également devenir la tribune de la famille, voire des secouristes, pour apporter d'autres informations semi-officielles, dans un cadre juridique à inventer.
Ainsi, nous plaidons ici pour l'apparition sur les réseaux sociaux d'une "banque virtuelle biographique" qui serait une expression de la "vie likable" et qui nous semble pouvoir aider tous les acteurs du fait divers. De son côté, l'Etat ne devrait intervenir que pour octroyer le statut de "source authentique" à ces informations et baliser juridiquement la démarche.
Le concept de "vie likable", amplifié par le celui de « temple », dépasse le stérile débat vie publique - vie privée, et nous semble construire un lieu apaisé capable d'atteindre le véritable enjeu du fait divers: rassembler toutes les forces disponibles, y compris celle des médias sociaux, pour soulager les victimes.


Cet article a été initialement publié dans la revue "Urgences accueil - USI", n°53, juin-juillet-août 2014, pp 19-21.  Merci d'indiquer cette référence si vous citez l'article.

[1] Nous soutenons même qu'il s'agit d'une rupture à l'encontre de la Modernité, mais nous ne pouvons développer ce point ici
[2] Nous entendrons ici l'expression "médias sociaux" comme une évolution de l'expression "Web 2.0" c'est-à-dire qu'il s'agit d'une série de techniques et d'interactions sociales qui s'allient en utilisant l'internet comme toile de fonds. Les "médias sociaux" ne désignent donc pas ici des médias traditionnels dans une version internet.