Voici une approche de la rupture entre modernité et post-modernité, vue à travers la science et l'humanisme. Il s'agit d'un mémoire rédigé pour l'obtention de mon DEA en philosophie.
U.C.L
ISP –
Année académique 2003-2004
Modernité
/ Post-Modernité
A
travers les statuts de la science et de l’humanisme.
Promoteur Monsieur le Professeur FELTZ
Modernité – Post-Modernité
Introduction
La présence de
risques majeurs générés par la science dans notre monde contemporain permet de
reposer, en partant de l’angoisse, une question que la philosophie se pose
depuis plusieurs dizaines d’années : vivons-nous dans une nouvelle phase
de la modernité ou sommes-nous entrés dans la post-modernité.
Le présent travail a pour
but de partir de « La fin de la modernité » du philosophe Vattimo et
de tenter de dégager les arguments qui plaident en faveur ou qui s’opposent à
la post-modernité. Deux grands volets ont spécialement retenu mon
attention : l’approche du duo science-raison et le regard posé sur
l’humanisme. Hanah Arendt (La crise de la Culture), Charles Taylor (Le malaise
de la Modernité), Richard Rorty seront tour à tour conviés à dialoguer avec le
texte de base de Vattimo. Munis de toutes ces informations, nous aurons alors
défini le cadre dans lequel s’opposent Giddens (Les conséquences de la
Modernité) et Beck (La Société du Risque). On verra alors que la distinction initiale
entre science et humanisme s’avère bien ténue. A plusieurs reprises en effet,
les conséquences de l’un et de l’autre vont s’entrecroiser.
Vattimo, philosophe italien,
né en 1936, jette sur la Modernité un regard très critique. Se basant sur les textes
de Nietzsche et Heidegger, il proclame que la modernité est une maladie dont il
est temps de se remettre. Pour sortir de cette maladie, il faudra abandonner
l’idée d’Etre, l’idée de vérité. Outre une série de considérations sur l’art,
il développe les révolutions de deux aspects de cette nouvelle approche du
monde : la science et l’humanisme. La science et la raison ne doivent plus
avoir de prétention à la vérité. L’humanisme n’a plus aucun fondement et le
sujet lui-même doit être profondément remis en cause.
Il
propose comme solution le verwindung. Ce
concept évoque le dépassement mais un dépassement qui n’abandonnerait pas le
passé, afin de se démarquer de la course en avant résumée par la nouveauté incessante.
Ce travail en
reprend un autre[1], basé
sur une lecture croisée de Ulrich Beck et Anthony Giddens autour du risque.
L’un comme l’autre y voient une caractéristique majeure de la modernité. Pour
Giddens, la notion même de risque apparaît avec la modernité. Les deux auteurs voient dans ces risques une
remise en question fondamentale du rôle de la raison et de la science. Avec les
risques, la science est obligée de traiter non plus seulement la nature mais
également l’univers créé par la technique.
Ce nouvel univers génère un monde nouveau qui, pour Beck, prend le nom
de société du risque. Beck et Giddens sont toujours d’accord pour dire que
cette nouvelle vision du monde est caractérisée par l’absence d’autres[2].
En effet, les menaces sont telles que leur portée concerne tout le monde. Les
classes disparaissent et l’on se retrouve dans un monde nouveau, le lien social
va donc changer à son tour. Un lien social qui ne pourra plus se faire que sur
base et avec la science. La science entre en politique et la politique a besoin
de la science. Mais la réflexivité ne s’applique pas qu’à ce binôme. Elle
atteint surtout la science elle-même. Les risques nécessitent une remise en
cause de la science. Les deux auteurs sont d’accord sur ce point. Mais, pour
Beck, la science doit apprendre à s’auto-dominer en poussant la réflexivité à
son terme et en en tirant toutes les conclusions. Par contre, Giddens laisse
entrevoir l’ajout dans la science de composantes morales car, pour lui, on ne
peut plus se contenter de s’attaquer aux impacts externes.
Ce débat en appelle
un autre, celui qui agite les philosophes et sociologues autour du possible
dépassement de la modernité. En effet, à première vue Beck, resterait dans le
sillon moderne en voulant appliquer la modernité sur la modernité. Et Giddens
lui s’élancerait au-delà de la modernité. Mais une étude plus approfondie va
nous permettre de mettre en perspective cette première approche. Comme nous
allons le voir, le concept de « risque majeur » est une passerelle
intéressante entre de nombreux auteurs. Principalement parce qu’il se situe à
la jonction entre la science et l’homme et qu’il peut être, à ce titre,
considéré comme le dernier cri de la modernité ou l’appel de la postmodernité.
1ère partie : La science et
la raison remises en doute.
Introduction
L’explosion de la bombe
atomique sur Hiroshima et plus encore celle de la centrale nucléaire de
Tchernobyl, la catastrophe de Seveso, pour ne pas parler de tous les problèmes
environnementaux, induisent immanquablement une question : la science, ce
fleuron et ce pilier de la modernité, peut-elle encore légitimement
perdurer ?
La question se pose plus
encore si l’on évoque non seulement les catastrophes déjà provoquées mais aussi
les apocalypses possibles : guerre nucléaire, mort d’espèces entières à
cause des OGM,…
Dans cette première partie,
il s’agit d’aborder la science sous l’œil de la raison aride. En faisant fi
donc des considérations humaines qui seront, elles, traitées dans la deuxième
partie. Nous nous contenterons ici de tenter de percevoir si la raison peut,
raisonnablement, se valider elle-même.
Peut-elle accéder à la
vérité ? A une vérité ? Cette vérité elle-même a-t-elle encore un
sens ? Ou faut-il revoir ses prétentions à la vérité ? A
l’être ? La science doit-elle, à cause des risques qu’elle induit,
abandonner une partie de ses activités ? Ou doit-elle, au contraire, gérer
les risques comme s’il s’agissait d’un nouveau domaine de compétence ?
L’apologie du nihilisme selon Vattimo
Pour Vattimo, le
nihilisme est encore à l’œuvre dans nos sociétés et il est donc trop tôt pour
pouvoir en tirer un bilan. Mais, d’ores et déjà, et contrairement à une vision
largement répandue, pour lui, le nihilisme est une chance, et probablement la
seule, dont l’homme dispose pour sortir de la modernité. Pour définir le
nihilisme, il reprend les définitions de Nietzsche et Heidegger, philosophes
qu’il voit comme les penseurs du nihilisme.
Chez Nietzsche, le nihilisme
se traduit principalement par la mort de Dieu, c’est-à-dire la dévalorisation
des valeurs suprêmes. Mais, et ceci sera constant dans l’approche de Vattimo,
cette disparition n’est pas synonyme de fin, bien au contraire. Dans ce cas, la
mort de Dieu va permettre le développement des valeurs. Plus encore, tant que
Dieu est vivant, les valeurs ne peuvent pas se développer. Il faut mettre un
terme aux valeurs suprêmes pour que les valeurs se développent. Voilà une
première pierre pour construire l’édifice de Vattimo : un édifice dont le
nihilisme rend possible la construction.
Chez Heidegger, le nihilisme
est le processus par lequel, à la fin, il
n’en est plus rien quant à l’être. L’être s’annihile complètement en se
transformant entièrement en valeur : « pour
Heidegger, la réduction de l’être à la valeur met l’être sous la coupe du sujet
qui ‘reconnaît’ les valeurs… »[3].
Mais attention, il faut comprendre ici valeur au sens de valeur d’échange.
Donc, le nihilisme est l’absorption de la valeur d’usage par la valeur
d’échange : « le nihilisme, ce
n’est pas le fait que l’être serait sous la coupe du sujet, mais que l’être se
soit entièrement dissous dans le discourir de la valeur, dans les
transformations indéfinies de l’équivalent général. »[4]
Réduire l’être à la valeur
d’échange peut sembler signer, pour bon nombre, une dégénérescence de la pensée
et appeler à des réactions vives. Vattimo désigne comme fers de lance de cette
réaction le marxisme et la phénoménologie. Il pointe également le long conflit
qui oppose les sciences de la nature aux sciences de l’esprit. Les sciences de
l’esprit sont la zone de la valeur d’usage.
Mais, aux yeux de Vattimo, il s’agit là de combats d’arrière-garde. Pour
Vattimo, la consommation de l’être par la valeur est une chance. C’est une
chance qu’il faut saisir même si elle ne se soldera ni par la gloire ni par
l’arrivée de nouvelles valeurs métaphysiques mais bien par un nouveau monde,
enfin sorti de la modernité. Ce nouveau monde ne sera pas authentique (comment
pourrait-il l’être puisque Dieu est mort ?) mais il devra être considéré
comme ce qu’il est : une fable. Dans le monde de la valeur d’échange
généralisée, tout est donné comme narration, comme récit. Le rôle des media est
ici considérable.
Le nihilisme est bel et bien
une chance en un triple sens. D’abord au sens effectif car la massification de
l’information, la médiatisation ne sont pas nécessairement synonymes
d’aggravation de l’aliénation. Au contraire, la déréalisation va faciliter la
mobilité du Symbolique et non créer de nouvelles valeurs suprêmes.
Ensuite, « on ne se réapproprie le
sens de l’histoire qu’en acceptant le fait qu’elle ne possède pas un sens
massif ou un caractère métaphysique et théologique péremptoire ».[5] Enfin,
le nihilisme est un appel à la prise de congé, en l’occurrence prendre congé de
l’être comme fondement.
Dans ce passage, la
technique joue un rôle essentiel. Vattimo redéfinit le Ge-Stell de Heidegger.
Par Ge-Stell, il faut entendre la totalité du poser technique qui constitue
l’essence historico-destinale du monde de la technique. Le monde se modifie par
l’arrivée de nouvelles techniques et celles-ci nous provoquent, positivement ou
négativement. Ce Ge-Stell que Vattimo définira plus tard comme
l’accomplissement cohérent de la métaphysique est également le premier et
insistant éclair de l’Ereignis.[6] Ce
qui signifie que l’être se dissout dans le language.
La technique est, elle
aussi, prise dans ce processus. Ainsi, elle n’est pas une réalité forte mais
une fable, un message transmis. Ce qui autorise Vattimo à conclure que « le mythe de la technique
déshumanisante et la ‘réalité’ de ce mythe dans les sociétés de l’organisation
totale sont des crampes métaphysiques, qui continuent à donner une lecture de
la fable en termes de ‘vérité’ »[7].
Cette affirmation va prendre une signification particulière dans notre débat.
Elle permet de remettre fondamentalement en cause la validité du discours des
scientifiques mais aussi des opposants à la technocratie.
Vattimo rejoint ici d’autres
penseurs de la post-modernité comme Lyotard par exemple : « En simplifiant à l’extrême, on tient
pour ‘postmoderne’, l’incrédulité à l’égard des grands métarécits »[8].
Lyotard déconstruit les Mythes et les Histoires. Ils sont d’ailleurs
désinvestis car ils n’ont pas tenu leurs promesses ou, pire, ils ont tourné au
drame indépassable avec Auschwitz. On pourrait, en première approche,
considérer que le progrès est un mythe. Au delà, on peut également considérer
que la technique déshumanisante est un mythe. Un mythe qui trouverait ses
racines, par exemple, dans les romans de science-fiction du début du 20ème
siècle, que l’on pense à 1984 de Georges Orwell ou au Meilleur des Mondes de
Huxley.
Giddens s’inscrit en retrait
par rapport à ce courant général de rejet des métarécits. En effet, il relance
l’idée, pour aider à maîtriser le camion
fou que représente la modernité, de réintroduire ce qui ressemble
étrangement à un nouveau mythe : « Il
faut des modèles de réalisme
utopique »[9].
Hiérarchisation des sciences ?
Comme le relève Beck dans la
Société du Risque, l’argumentation développée par le mouvement écologiste est
lui aussi de l’ordre de la science. Si l’on s’en tient à Vattimo, la définition
des risques majeurs est aussi une fable. Peut-on se contenter de qualifier de
fables ces menaces quant à la survie de notre espèce ? Si l’on peut
admettre que les lois de la gravitation universelle sont une belle histoire
pour physicien romantique, n’est-il pas indispensable d’accorder aux discours
sur les risques un autre statut ? Surgit alors la question de savoir
comment hiérarchiser les différentes assertions de la science. Ce qui nous
ramène au débat entre Giddens et Beck sur la vision de l’avenir de la science.
Pour Beck, il n’y a pas de
hiérarchisation. Certes, il définit deux phases de la science : la science
simple ou primaire et la science réflexive ou secondaire. Mais ce classement
est chronologique, pas hiérarchique Dans la science simple, les problèmes sont
clairement séparés entre causes et résolutions. La science définit clairement
les objets qui sont les causes des problèmes à régler. Et ces objets sont pris
en charge par des branches différentes de la science, les champs d’application
ne se recoupent donc pas.
Bien entendu, il peut
exister des erreurs dans la science simple mais ces erreurs sont débattues dans
des forums internes qui monopolisent la rationalité. Si des insuffisances en
sortent, elles sont attribuées à l’état d’avancement incomplet de la science.
Elles seront donc utilisées comme de nouvelles impulsions qui permettront à la
science d’avancer sans remettre en cause le monopole de sa connaissance, bien
au contraire, puisqu’elle sera renforcée et stabilisée par la crise qu’elle
viendra de gérer. Il ne restera plus alors qu’à imposer, de façon autoritaire,
les nouveaux résultats à l’extérieur.
Mais, et c’est là la thèse
de Beck, cette phase de la science est terminée. Dorénavant, nous sommes entrés
dans la science réflexive, dans l’interdisciplinarité qui place la science et
la technique au rang des causes possibles des problèmes et des erreurs. Les
fautes et erreurs ne sont plus, comme précédemment, l’occasion d’évolutions. Au
contraire, cette fois elles font exploser les rapports de pouvoir. L’évolution
scientifico-technique devient un problème : on scientificise la scientificisation en la considérant comme un
problème.[10]
Dorénavant, les
contradictions entre les sciences vont apparaître au grand jour et les champs
d’application vont se recouper. Des sciences vont se permettre d’en critiquer
d’autres. La gestion des erreurs ne se fera plus dans les comités internes
d’une discipline spécialisée. On va voir de nouvelles structures de répartition
de pouvoirs entre la théorie, la pratique et le politique. Entre les sciences,
les concurrences vont s’exacerber, au détriment de la reconnaissance et du
traitement social des risques. Pourtant, les risques vont être mis en évidence à
leur tour, mais par le grand public. L’opinion publique va imposer la
reconnaissance des risques : les
risques reposent sur des définitions et des relations qui ne sont pas internes
aux sciences mais propres à la société toute entière.[11]
Il y a pourtant quelque
chose de plus. Dans la première phase de la science, des critiques extérieures
existaient mais elles étaient le fait de profanes. Cette fois, on constate une
scientificisation des protestations contre la science. La critique est
scientifiquement fondée et elle affronte la science avec les armes de la
science. La science s’autofustige et elle doit faire face à un rempart
politique, surtout si elle a des applications pratiques.
Pour ces raisons, la
crédibilité de la science auprès du public diminue mais, dans le même temps,
elle s’ouvre de nouveaux domaines d’effectivité : ce sont de formidables
opportunités d’expansion. Voilà donc la science relancée dans sa recherche, à
travers ses propres contradictions : La
gestion publique des risques liés à la modernisation est la voie de la
transformation des erreurs en opportunité d’expansion.[12]
Il n’est pas question ici de
fables. Il est question d’une multitude de discours qui co-existent et quoi
doivent être régulés par la raison, par la réflexivité. La proclamation
scientifique des risques n’est pas un mythe. Giddens aussi prend au sérieux la
possibilité d’une apocalypse générée par la science des hommes.
Par contre, chez
Giddens il est possible de déceler une forme de hiérarchisation dans les
déclarations de la science. Ici aussi, la science n’est pas considérée comme
une fable. La technologie a un dynamisme propre important mais, une fois
installée, elle a également une forte inertie. La science développe
d’innombrables applications mais celles-ci semblent incontrôlables d’autant
qu’elles s’attaquent maintenant à la nature humaine elle-même. Giddens apporte
une solution très différente de celle de Beck : il fait intervenir la
morale là où Beck avait misé sur la capacité de la science à
s’autodominer : Si l’on veut éviter
des dégâts sérieux et irréversibles, il faudra s’attaquer non seulement à
l’impact externe, mais également à la logique de développement technologique et
scientifique incontrôlé. L’humanisation de la technologie impliquera
probablement l’introduction de la dimension
morale dans la relation aujourd’hui largement « instrumentale »
entre les êtres humains et l’environnement créé[13].
Fable ou pas, pour Giddens, les enjeux humains sont trop importants pour
laisser la réflexivité décider seule.
Faut-il sauver
la science ? Si oui, sous quelle forme ? Doit-on continuer à
appliquer la raison, même aride, ou bien faut-il faire entrer en ligne de
compte d’autres facteurs, plus humains, voire plus moraux ?
Giddens, comme
Beck, voit dans la construction d’un lien la solution aux problèmes, ou tout du
moins des pistes intéressantes. Pour Beck, nous l’avons déjà dit, il faut que
la science continue à user de la réflexivité sur elle-même. Et le lieu de
prédilection pour y parvenir est la sociologie. Elle permet en effet de faire
le lien entre les différentes disciplines scientifiques. On reste clairement
dans la modernité avec le rôle essentiel attribué à la rationalité. La science
est capable de s’auto-dominer si elle poursuit sa démarche de réussites entamée
depuis trois siècles.
Giddens, lui,
veut également un lien mais ce lien doit être plus social. La sociologie aussi
a un rôle important à jouer. Giddens n’est pas très clair dans ses visions
d’avenir. D’une part, pessimiste, il rappelle que l’apocalypse est possible.
D’autre part, optimiste, il parle de réalisme utopiste, tout en rejetant toute
forme de téléologie. Cette notion lui permet d’envisager la sortie de la
modernité. Le monde pourrait alors dépasser la modernité et de nouvelles
institutions, plus informatives que dirigistes, verraient le jour. L’une des
nécessités serait alors d’introduire la morale dans la recherche scientifique.
Moraliser la recherche pour ne plus la laisser errer. Les OGM ne sont-ils pas
un lieu de moralisation extrême puisque l’on y parle de vie et de mort
d’espèces? Une partie du débat n’est-il pas récupéré par ceux qui prétendent
voir une insulte à Dieu lorsqu’il est question de manipulation génétique? Mais,
dans le même temps, la volonté de nourrir la population entière de la planète
avec les méthodes scientifiques n’est-elle pas, aussi, un exemple de réalisme
utopiste?
La réflexivité selon Hegel
Mais
Beck et Giddens apportent-ils réellement quelque chose de neuf au débat ?
Beck, voulant faire de la modernité sur de la modernité, restant ainsi dans la
modernité. Giddens se détournant de la raison toute puissante, entrant dans la
postmodernité. En vérité, il semble bien que cette distinction soit beaucoup
plus ancienne. Elle a en tous les cas déjà été pensée par Hegel. Même si l’auteur
de la Phénoménologie de l’Esprit n’utilise jamais le concept de « risques
majeurs ». Dans les leçons sur
l’histoire de la philosophie, Hegel en quelque sorte évoque déjà très
clairement cette idée de lien. Même si son approche est autre. Hegel étudie la
progression de l’esprit à travers le temps, les civilisations et les
différentes disciplines. L’esprit culmine avec la trio religion-science-philosophie. Aux
yeux de Hegel, les sciences sont des démarches qui visent à
connaître, c’est-à-dire à prouver et à démontrer. Elles veulent dégager des
concepts, des lois selon un caractère systématique : « Elle (la culture scientifique) possède, en commun avec la
philosophie, la forme, c’est-à-dire la pensée, la forme du général. »[14]
Mais
les sciences restent positives c’est-à-dire dans le règne de l’immédiateté, du
factuel et du non-prouvé. Leur objet est toujours fini. « Elles (les sciences) disposent du moment de la pensée
personnelle qui appartient en propre à la philosophie et qu’elles conservent
comme une chose essentielle. Le défaut c’est que leur pensée est abstraite et
que les objets dont elles s’occupent sont abstraits (finis) »[15]
L’esprit, emporté
par son élan, va donc dépasser les sciences pour entrer dans le domaine de la
philosophie. Il cesse d’être entendement pour devenir raison. Cela semble
correspondre à ce que Beck et Giddens désignent par le lien. Ce lien serait-il
la raison, enfin advenue ?
Il convient
d’approfondir ce passage de l’entendement vers la raison. Car si ce passage
hégélien est identique au lien imaginé par Beck et Giddens, alors il est clair
que l’hypothèse de la post-modernité disparaît. En effet, l’avènement de la
raison est une étape certainement (et peut-être typiquement ?) moderne. Et
l’atteindre correspond peut-être à la Fin de l’Histoire mais on se situe
toujours dans la pensée moderne, plus que jamais peut-être.
Une lecture
attentive de la doctrine de l’essence,
dans l’Encyclopédie des sciences
philosophiques, permet de mieux comprendre ce que Hegel entrevoit par
entendement et par raison. Il est utile d’étudier cette partie du texte car le
moment de l’essence est, en plus de l’opposition entre le sujet et l’objet, le
passage de l’être vers le concept. Il est aussi le moment de l’opposition la
plus violente entre l’objet et le sujet. C’est surtout le moment où Hegel va
développer le concept de réflexion, un concept essentiel qui va permettre à
l’être (qui est parce qu’il est) de prendre du recul avec lui-même. Grâce à
cela, il va se transformer peu à peu pour devenir concept. Très rapidement, il
apparaît indubitablement que si l’on veut parler de réflexion on doit parler de
prise de recul, autrement dit de différence (souvent interne). On ne peut
concevoir une réflexion qu’avec du recul. C’est ce que fait sans cesse la
raison, elle qui est capable d’unir l’identité et la différence. La réflexion
nécessite une différence simultanée à une identité. C’est pour cela qu’Hegel
rejette toute forme de dualisme, les deux pôles sont en fait unis et ne peuvent
exister seuls s’ils sont disjoints. Comme les deux faces d’une feuille
transparente ne peuvent exister qu’ensemble. Chaque face est la même chose que
l’autre et pourtant elle est différente. Pour Hegel, la science n’arrive pas à
concevoir cela.
Les scientifiques
pourraient alors se rabattre sur la logique et prétendre que leurs disciplines
sont logiques et, au moins dans leur fondement, inattaquables. Hegel est-il logique? Cette question peut
sembler insolite, voire iconoclaste. Toutefois, en reposant la question en ces
termes, elle prend tout son sens: la logique est-elle un outil du raisonnement
ou de l’entendement? Les fondements logiques que Hegel évoque, à savoir les
principes d’identité et du tiers-exclu sont clairement abordés dans la partie
de sphère où la raison n’est pas encore advenue. Le principe d’identité n’est
valable que dans l’abstraction, ce qui semble le dévaloriser. D’autant que A est en fait A et non-A. Ceci ne nie
pas le principe d’identité mais, pour le comprendre avec la raison, il faut
admettre que le principe d’identité inclut le principe de différence. Au vrai,
nous n’avons pas le choix, il n’y a pas d’autre possibilité, ou encore c’est
nécessaire: nous devons admettre ce A
qui est un non-A tout en étant A.
Contre le
tiers-exclu, c’est tout le processus d’Hegel qui est mobilisé. D’abord parce
que chaque nouvelle étape est une fusion-dépassement de la précédente. Mais
aussi parce que à chaque apparition d’un dualisme, tout est entrepris pour le
faire disparaître. Or, qu’est-ce qu’un dualisme sinon une application du
principe du tiers-exclu? Le principe du tiers-exclu ne peut certainement pas
exister. Tout au plus peut-il être une vision de l’entendement. Et, à y
réfléchir un peu, nous pouvons percevoir que le dualisme ne permet pas la
liberté. Au contraire, il enchaîne la pensée dans une forme de schizophrénie.
Or l’identité et le tiers-exclu sont la base de la logique. Bien entendu, certains pourront toujours prétendre que la science n’est pas construite sur ce fondement. Mais, il est évident que, à l’heure actuelle, les ordinateurs fonctionnent sur une base binaire. Les calculs sont donc effectués dans le registre de l’entendement. Or en ce qui concerne les risques, ils sont très souvent estimés sur base de statistiques calculées par des ordinateurs.
Or l’identité et le tiers-exclu sont la base de la logique. Bien entendu, certains pourront toujours prétendre que la science n’est pas construite sur ce fondement. Mais, il est évident que, à l’heure actuelle, les ordinateurs fonctionnent sur une base binaire. Les calculs sont donc effectués dans le registre de l’entendement. Or en ce qui concerne les risques, ils sont très souvent estimés sur base de statistiques calculées par des ordinateurs.
Pour Hegel,
prendre du recul par rapport à la science pour lui appliquer la réflexion,
c’est faire de la philosophie. On pourrait appeler sociologie ce que Hegel
désigne par philosophie. Beck n’aurait alors que redit ce que Hegel avait déjà
étudié en profondeur. Les risques n’ayant servi que de déclencheur à sa
réflexion.
L’approche
de Giddens, par contre, laisse penser qu’il pourrait y avoir un au-delà à la
modernité. Ainsi, pour Hegel, faire intervenir des considérations morales, ou
même subjectives, à ce stade du cheminement de la pensée est exclu. Il faut
bien se rendre compte qu’avec la doctrine de l’essence, il n’est aucunement
fait référence à une inter-subjectivité quelconque. L’individu, au sens où il
serait capable d’entrer en relation avec ses semblables, n’est pas pris en
considération. Introduire de la morale à ce stade, c’est donc un sacrilège.
Autrement dit, la science comme la propose Giddens n’est pas de la science aux
yeux de Hegel. Il n’est donc même pas
sûr que cette science-là pourrait se revendiquer du simple entendement. Ou
alors, si elle le peut, Giddens doit admettre que cette science-là relève d’une
autre sphère de l’esprit, probablement de celle de la… philosophie. Et donc,
une science morale n’est rien d’autre que la philosophie sous un autre
nom. On le voit, Giddens, remis dans le
cadre hégélien, ne parvient pas à en sortir.
Pour
le verwindung de Vattimo, l’étude est
plus délicate[16].
Simplement, il me semble, d’après ma compréhension sur base des traductions
(parfois indirectes puisque Vattimo a traduit l’allemand vers l’italien avant
d’être lui-même traduit en français) que le verwindung
est déjà ce mouvement de l’esprit présenté par Hegel dans la doctrine de
l’essence. Vattimo reproche en effet au dépassement moderne d’abandonner le passé[17].
Vattimo est en effet obsédé par l’inintérêt du mythe de la nouveauté. Pour lui,
la nouveauté, qui pourtant caractérise la modernité, n’a aucun sens puisque le
seul but de la nouveauté est de préparer une nouvelle nouveauté qui la
remplacera et ainsi de suite. La quête de nouveauté, qu’il dit typiquement
moderne, finit par avoir comme effet de supprimer toute forme de créativité.
Pour Vattimo, le dépassement[18]
dialectique traditionnel induit un rejet de la chose dépassée. Le Verwindung, lui tiendrait compte de ce
passé. Il n’y aurait donc plus cette fuite en avant vers la nouveauté que
Vattimo réprouve. Et une porte s’ouvrirait donc vers la post-modernité puisque
celle-ci, toujours selon Vattimo, est caractérisée par ce besoin incessant de
nouveauté.
Mais, en lisant
Hegel, ce désir de nouveauté n’apparaît pas. En fait, le mouvement de l’esprit
d’Hegel avance sans cesse mais sans renier son étape précédente. Il me semble,
au contraire, que le mouvement incessant va de l’intérieur vers l’extérieur et
réciproquement, il n’y a pas de notion chronologique, aucune référence à un
passé et à un futur et le concept de nouveauté trouve difficilement une place
dans cet univers. Il n’y a jamais rien de nouveau, le tout se modifie, se
transforme, évolue, entre en lui-même, prend du recul, puis recommence mais
rien n’est jeté. En somme, rien ne se
crée, tout se transforme. Vattimo utilise comme exemple la société de
consommation qui produit pour produire et pour survivre. Il s’appuie d’ailleurs
sur Arendt qui, dans la condition de
l’homme moderne, décrit l’univers moderne d’auto-destruction du travail.
Mais ces exemples font état de situations qui, tout comme la morale, sont bien
éloignées des préoccupations de la doctrine de l’essence. En tous les cas, ils
ne permettent pas d’établir une distinction efficiente entre la verwindug et le dépassement.
Si on regarde
l’évolution de la science elle-même, la question est ouverte de savoir si elle
tient compte de son passé ou pas ? Elle se remet régulièrement en cause et
rejette une partie de ses théories régulièrement mais, le fait de les rejeter,
n’est-ce pas en tenir compte ? La science moderne ne progresse pas par tabula rasa. Mais il est également exact
qu’apparaissent des disciplines nouvelles, que l’on n’aurait même pas pu imaginer
quelques décennies plus tôt.
2ème partie : Humanisme et
(post)modernité
Introduction
L’explosion de la
bombe atomique sur Hiroshima, la destruction de Dresde, mais plus encore
l’extermination technique dans les camps nazis, pour ne pas parler des
génocides plus récents, induisent une nouvelle question: l’humanisme, cet autre
fleuron et ce pilier de la modernité, peut-il encore perdurer dans la
modernité avancée?
L’individu porteur
de tous ces droits existe-t-il vraiment ? Cette conception d’un sujet
absolu n’est-elle pas une nouvelle prétention à la Vérité ? Y a-t-il un
sens à parler de Droits de l’Homme dans un monde multi-culturel ? Doit-on
construire la morale non sur la raison mais sur les sentiments ? La
science doit-elle tenir compte de la survie de l’espèce humaine dans son
progrès ?
La crise de l’humanisme selon Vattimo
Vattimo reconnaît
qu’il existe une connexion entre la mort de Dieu et la crise de l’humanisme. En
effet, l’humanisme perd son fondement transcendantal et donc s’affaiblit
d’autant. Mais cette faiblesse est, aux yeux de Vattimo, non pas la fin de
l’humanisme mais, au contraire, un appel à une nouvelle vision du monde.
: « Il n’y a d’humanisme que
comme déploiement d’une métaphysique où l’homme se donne un rôle, mais un rôle
qui n’est pas nécessairement central ou exclusif »[19].
Tel est le paradoxe que Vattimo présente. L’humanisme dépend de la métaphysique
et si la seconde décline, la première sombre. Mais « la métaphysique ne peut survivre comme telle que si son trait
‘humaniste’, au sens d’une réduction de tout à l’homme, reste dans l’ombre.[20]Pour
sortir de ce paradoxe, il va donc falloir imaginer un humanisme dans lequel
l’homme n’a pas un rôle central ou exclusif.
Pour Vattimo,
relisant Heidegger, ce n’est pas du tout un hasard si la technique moderne est
liée à la crise de l’humanisme. En effet, la technique moderne est la
culmination de la métaphysique. L’essence de la technique moderne a en effet le
même but que la métaphysique : « Dans
son projet global d’enchaîner tendanciellement la totalité des étants en des
liens causaux prévisibles et maîtrisables, la technique présente le déploiement
extrême de la métaphysique ; ce sont des moments différents d’un même
processus »[21]. Il y a bien une
crise de l’humanisme parce que la technique « abrutit » l’homme, le
« déshumanise ». L’objectivité scientifique lamine la subjectivité de
l’homme. Vattimo apporte alors un élément essentiel à sa thèse. Dire que la
science lamine l’homme, c’est affirmer que le sujet reste central et que sa
nature est menacée par l’extérieur : « on
ne soupçonne absolument pas que la mise en route de ces mécanismes de
déshumanisation pourrait indiquer que quelque chose ne fonctionne pas dans la
structure même du sujet »[22]Cette
réflexion ne doit plus trop nous étonner. Elle est cohérente par rapport au
reste du propos de Vattimo. En effet, il n’y a aucune raison qu’il ne remette
maintenant en cause, dans sa vaste entreprise de déconstruction, le sujet
lui-même car celui-ci peut représenter un nouveau refuge pour les Valeurs
Suprêmes. C’est d’ailleurs, en quelque sorte, ce que Vattimo reproche à la
phénoménologie.
Il existe bien une
crise de l’humanisme liée à un déploiement technique. Pour Vattimo, cette
situation autorise deux approches : nostalgico-restauratrice ou le sens
d’un appel.
La première, dans le
filon existentialiste consiste à considérer la technique comme une menace.
L’idéal humaniste est ici conservé, c’est pourquoi cette lecture est dite
nostalgico-restauratrice. La pensée doit réagir soit en distinguant le monde
humain du monde de l’objectivité scientifique, soit en préparant la
réappropriation par le sujet de sa propre centralité.
La deuxième
reconnaît le triomphe de la technique et ne le considère pas comme une menace
mais comme un appel. Un appel pour un au-delà de la modernité, une promesse
utopique de libération : c’est le Ge-Stell que nous avons rencontré dans
la première partie de ce travail. Dans cette vision, ce n’est pas tant la
modernité que l’européo-centrisme qui est menacé. Vattimo évoque Ernst Bloch
pour décrire avec lui le nouvel homme, dont le modèle serait le clown, une
forme déséquilibrée pour représenter les possibilités nouvelles. Ceci nous
éloigne tout de même de l’homo-humanus.
Vattimo s’inscrit
dans ce deuxième courant de pensée. Pour lui, la verwindug de la métaphysique et donc de l’humanisme ne pourra se
réaliser qu’à condition d’écouter l’appel du Ge-Stell. Il faut bien voir ici
qu’il n’est pas possible, par exemple, d’opposer les errements de la technique
à la métaphysique, comme si celle-ci pouvait nous sauver, puisque ce sont des
moments différents du même processus. La technique n’est pas une menace pour la
métaphysique ni pour l’humanisme. Elle est une gabe c’est-à-dire une donation-en-don de l’être.
Il y a bel et bien
une crise de l’humanisme à cause de la technique mais elle doit appeler non pas
un dépassement, qui nous confinerait dans la modernité, mais bien un verwindung.
Il convient ici de
présenter ce que Vattimo entend par verwindung.
Il le définira plus tard[23]
comme la notion qui est en même temps analogue au dépassement- outrepassement (ueberwindung) et qui s’en distingue parce qu’elle n’abandonne pas le passé comme
l’aufhebung dialectique. Cette
distinction entre verwindung et ueberwindung est équivalente, pour
Vattimo, à la distinction entre modernité et post-modernité.
Le Ge-Stell n’est
donc certainement pas la liquidation de la métaphysique mais l’annonce de
l’événement de l’être, conçu comme donation. En fait, Vattimo y voit le moment
où l’homme et l’être vont enfin perdre ce vieux dualisme entre le sujet et
l’objet et pouvoir se livrer pleinement à la verwindung. Autrement dit, grâce à la technique, l’homme va pouvoir
prendre congé de sa subjectivité et abandonner ainsi son concept d’âme
immortelle qui, pour Vattimo, rappelle trop les Valeurs Suprêmes. Ce
renversement est rendu possible grâce à la technique parce que « l’existence dans la société
technologiquement développée n’est plus caractérisée par le danger permanent et
par la violence qui lui est consécutive. »[24]
On voit bien que
Vattimo pense aux formidables apports positifs de la technique moderne qui ont
pacifié la vie sociale. Mais, si l’on prend en compte les propos de Giddens ou
de Beck, on ne peut plus dire que le danger permanent n’est plus une caractéristique du monde
moderne. Au contraire, les risques majeurs font planer un danger permanent
d’une ampleur qui n’a jamais été égalée. Si Vattimo voit dans ce monde rendu
non dangereux par la technique, l’arrivée de la post-modernité alors il devrait
aussi reconnaître que les risques (réels ou même imaginaires) sont des
barrières contre le verwindung de la
modernité. Les risques seraient-ils alors une sorte de garde-fou de la science
pour conserver les prérogatives que la science s’approprie dans la modernité et
qu’elle risquerait de perdre dans la post-modernité de Vattimo ? En
particulier, dans la post-modernité, il n’y a plus de vérité et donc plus
aucune prétention à avoir quant à la possession de celle-ci. Les risques
sont-ils aussi un rempart dressé par le sujet pour se préserver ? En
effet, on parle de risques pour l’homme, pour sa survie ou pour celle des
générations futures. C’est bien un homme au sens d’individu moderne qui
revendique son droit à la survie. Et c’est à ce genre de subjectivité que
Vattimo va encore s’attaquer. Les risques ou l’agitation de leur épouvantail
seraient donc la frontière entre modernité et post-modernité aussi bien en
terme d’individualisme que de raison.
Dans le même temps,
les risques ne sont-ils pas l’appel le plus criant de la Ge-Stell ? En
effet, comment rester sourd aux problèmes conceptuels qu’ils soulèvent. Mais
alors constituent-ils le dernier rempart de modernité ou bien une première
étape de son dépassement ?
Vattimo va encore
s’appuyer sur Heidegger et son anti-humanisme. Ce que Vattimo vise en
particulier, c’est le sujet pensé à la manière humaniste, c’est-à-dire cette conscience de soi qu’il estime beaucoup
trop proche de l’être métaphysique objectif, stable… Pour Heidegger, selon
Vattimo: « Le sujet est…dépassé en
tant qu’aspect d’une pensée qui est oublieuse de l’être au seul profit de
l’objectivité et de la simple présence. »[25].
Vattimo reproche aussi à l’humanisme son caractère ascétique et répressif.
L’humanisme peut se définir comme une doctrine qui prend le sujet comme
référence absolue, la conscience-de-soi est le siège de l’évidence et ce dans
le cadre de l’être pensé comme fondement. Ce qui n’est pas cohérent avec la
réalité puisque ce sujet est aussi porteur de non-humanisme. En effet, il est
porteur de différences et de son histoire propre par exemple. C’est donc assez
logiquement que Heidegger établit un lien entre la crise de l’humanisme et la
mise en congé de la subjectivité.
A nouveau, deux
mouvements vont se dégager face à cette situation. Le premier va tenter de
sauver le sujet contre les attentats
déshumanisants de la rationalisation. Il va s’agir pour des auteurs comme
Adorno de rendre sa dignité au sujet. Le second va prendre acte du fait que le
sujet n’a aucun titre pour prétendre à être défendu. Au contraire, le sujet
devient la base même de la déshumanisation. Ceci peut sembler paradoxal mais,
mis en parallèle avec celui du début du chapitre, on comprend mieux maintenant
ce que Vattimo vise.
Toutefois,
il faut bien faire attention et ne pas interpréter abusivement l’appel de la
Ge-Stell. Il ne s’agit pas de se livrer corps et âmes aux lois de la technique.
On parle toujours ici de l’essence de la technique, qui n’est pas elle-même
technique. Heidegger exclut de diaboliser la technique et la rationalisation
sociale mais, dans le même mouvement, il replace la technique dans le sillon de
la métaphysique. Donc le monde forgé par la technique n’est pas la réalité et le sujet ne peut plus être
considéré comme un sujet fort. La crise de l’humanisme peut donc être
transcrite comme une cure d’amaigrissement du sujet. Le sujet sera ainsi « capable d’écouter l’appel d’un être
qui ne se donne plus sur le ton péremptoire du Grund, de la pensée de la
pensée, ou de l’esprit absolu : un être qui bien plutôt dissout sa
présence-absence dans les réticules d’une société qui se transforme de plus en
plus en un organisme très sensible de communication. »[26]
Le
souhait de diminuer l’importance accordée à l’individu se ressent chez la
plupart des auteurs abordés ici et, plus largement, dans la tradition
communautarienne. Ainsi Charles Taylor rappelle tout au long de son ouvrage que
les liens sociaux constituent les personnes. Même s’il affirme ne pas vouloir
ouvrir le débat sur les conséquences de la disparition des anciens ordres
sociaux, un parfum de nostalgie plane sur ses propos. Il développe en fait le
concept de réalisation de soi qui se
révèle difficilement compatible avec l’individualisme.
Le
sujet pourrait donc être le principal moteur de déshumanisation. Pour le moins,
il est pointé du doigt comme l’une des victoires marquantes de la Modernité et
en même temps qu’un problème à résoudre. C’est un nouveau paradoxe qui s’ouvre
à nous.
La science déshumanisante d’Hannah Arendt
Pour
Arendt, la science joue un rôle important dans la déshumanisation. Dans
son article « La conquête de
l’espace et la dimension de l’homme »[27],
elle se félicite des progrès incessants de la science. A cette époque, l’homme
s’apprête à marcher sur la lune, l’enthousiasme ambiant transparaît à travers
le début du texte puis se transforme peu à peu en inquiétude. Pour la
philosophe, il n’y a pas de doute, si la science réussit aussi bien c’est parce
qu’elle a été capable de renoncer à l’anthropocentrisme, au sens commun et aux
explications sur la vie. Et elle avoue sans trop avoir l’air de le
regretter : « Ce fut la gloire
de la science moderne que d’avoir été capable de s’affranchir de toutes ces
préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement
humanistes. »[28].
Elle va plus loin en affirmant même que la survie de l’espèce humaine n’est pas
encore un prix trop important à payer pour avoir accès à la vérité[29],
définie comme ce qu’il y a derrière les phénomènes. Pour Arendt, un fossé s’est
creusé entre d’une part les savants qui ont développé un langage qui leur est
propre et dont les succès sont colossaux et d’autre part les profanes et les
humanistes qui, eux, ont gardé le sens commun. Entre les deux, l’écart est
énorme et plaide en la faveur du savant. Mais, aux yeux d’Arendt, cette
séparation entre le profane et le savant, en réalité, n’existe pas ! Tout
simplement car le savant est aussi, et avant tout, un homme[30].
Arendt constate que le savant a renoncé à l’idée de vérité et de savoir absolu
mais qu’il n’a pas renoncé à sa quête de généralisation ultime de la
connaissance et peu lui importe les conséquences : «…on est tenté de dire qu’il est beaucoup plus vraisemblable que c’est
la planète que nous habitons qui partira en fumée du fait de théories
entièrement déconnectées du monde des sens et qui défient toute description
dans le langage humain, qu’il n’est vraisemblable que même un ouragan fasse
éclater les théories comme des bulles »[31]
La science avance encore et
les savants ne sont pas les plus nombreux en son sein. Une armée de
« techniciens » interviennent pour appliquer les découvertes. En
vérité, ce qui est inventé peut très bien ne pas être compris et est la plupart
du temps inexplicable en termes usuels mais l’aventure continue, toujours à la
recherche de ce point d’Archimède à partir duquel on pourrait voir le monde de
manière objective. Et Arendt de conclure : « La conquête de l’espace et la science qui la rendit possible se
sont périlleusement approchées de ce point. Si jamais elles devaient
l’atteindre pour de bon, la dimension de l’homme ne serait pas seulement
réduite selon tous les critères que nous connaissons, elle serait
détruite. »[32]
Sommes-nous arrivés en ce début de XXIème
siècle à ce point ? Est-il d’ailleurs possible d’arriver à ce point ?
Cette question nous ramène aux confins de la modernité et de la post-modernité.
Si l’on conçoit la vérité
comme un objectif promis, c’est-à-dire si l’on reste dans un discours moderne
classique en écoutant Leibniz par exemple, alors nous atteindrons un jour ce point
d’Archimède. Et, en suivant Arendt, la dimension de l’homme aura disparu. Sans
individu, la modernité perd l’un de ses piliers et s’effondre. On entrerait
donc dans une forme de post-modernité.
Si l’on conçoit la vérité,
comme le ferait Vattimo, comme un horizon qui file sans cesse devant nous, il
n’y a pas de crainte à avoir pour l’humanisme. La science ne pourrait jamais
atteindre ce point de parfaite objectivité et donc la dimension de l’homme
serait sauve. En quelque sorte, Arendt le concède elle-même en disant que le
savant est aussi un homme. Reste que depuis « la
crise de la culture », les capacités informatiques se sont
considérablement développées et que l’on pourrait imaginer que la machine sera
capable de compléter les théories là où l’intelligence de l’homme fait défaut.
Arendt, dans le même texte, a pourtant « prévu » cette remarque, elle
distingue intelligence et compréhension. Pour elle, la machine relève de
l’intelligence mais pas de la compréhension. Si l’on s’en tient à ces propos,
le point d’Archimède ne pourra donc pas être atteint et l’humanisme serait
sauf. Quitte-t-on alors la modernité ?
Un autre humanisme avec Rorty
L’humanisme est une notion
qui est également abordée par les pragmatistes, ils apportent un autre regard.
Rorty dans son article « Droits de
l’homme, rationnalité et sentimentalité » par exemple se déclare
moderne et veut accomplir l’idéal des Lumières. Pourtant, il abandonne la
question de savoir si les droits de l’homme sont fondés ou pas. Cette question
relève, pour lui, de l’immaturité. A l’aide de l’argument pragmatiste[33],
il montre que ces droits n’existent vraisemblablement pas, même s’il ne remet
pas en cause le fait que notre morale soit supérieure. Il convient plutôt de
redéfinir le rôle du philosophe moral : synthétiser nos intuitions morales
et non pas les fonder. Dorénavant, il faut assurer l’éducation sentimentale
plutôt que de miser sur la raison. Pour
Rorty, l’éducation doit en effet s’adresser à ceux, bien plus nombreux,
qui traitent correctement leurs proches et sont indifférents aux inconnus
plutôt qu’à ceux qui font preuve d’égoïsme rationnel, qu’il nomme les
psychopathes. Quant aux méchants, s’ils le sont, ce n’est pas par manque de
rationalité mais bien parce qu’ils souffrent d’un manque de sécurité et de compassion. Il convient donc également d’assurer celles-ci si l’on
veut, comme Rorty, accomplir l’idéal des Lumières.
Il n’y a pas d’obligation
morale à laquelle nous devrions tous nous soumettre. Pour que les solutions
soient opérationnelles, il faut que ceux qui sont en haut de l’échelle sociale
fassent preuve de compassion et offrent la sécurité.
Rorty évoque ensuite le
vieux débat entre, d’une part ceux qui, en succession de Platon, pensent que
l’homme est doté d’une différence qui lui est propre et qui est digne d’être
respectée et, d’autre part, ceux qui, comme Nietzsche, pensent que cette idée
est absurde. Pour eux, l’homme est une espèce animale particulièrement méchante
et tout ce qui ressemble à l’idée de dignité humaine est en fait une manœuvre
vouée à l’échec des faibles contre les forts.
Mais aujourd’hui ce débat
tombe en désuétude et la question « Quelle est notre nature ? »
est peu à peu remplacée par la suivante, plus intéressante aux yeux de
Rorty : « Que pouvons-nous faire de nous-mêmes ? ». Avec le philosophe argentin Rabossi, il se
félicite de ce changement et de celui qui fait qu’aujourd’hui le
fondationalisme des droits de l’homme est démodé.
Il n’y a pas d’intérêt à se
poser la question de savoir si les êtres humains ont réellement des droits ou
pas. C’est le concept même de nature humaine que Rorty veut dénoncer : « Rien de pertinent pour le choix moral
ne sépare les êtres humains des animaux si ce n’est des faits historiquement
contingents et des faits culturels »[34].
Bien entendu des critiques,
comme celles d’Allan Gewirth, s’insurgent contre ces affirmations. L’idée est
ici que les droits de l’homme ne peuvent pas reposer sur des faits historiques
sinon ils auraient pu ne pas exister, ce qui les affaiblit considérablement. Ces
penseurs rejettent ce « relativisme culturel » car il est
incompatible avec l’idée que notre morale est supérieure. Rorty prend une
position médiane en reconnaissant volontiers la supériorité de notre morale
mais, pour lui, cela ne permet pas d’en déduire qu’il existe une nature humaine
universelle.
Il va alors étudier la
nature humaine, ce prétendu attribut humain qui nous distinguerait des animaux
et sur lequel on devrait fonder la morale. La tradition nomme cet attribut la
raison. Le relativisme culturel serait-il alors la voie ouverte vers
l’irrationalisme ? Rorty récuse ce raisonnement en s’inscrivant dans une
démarche rationnelle, dans une tentative de rendre aussi cohérent que possible
son réseau de croyances.
Pour lui, la tâche du
philosophe est de rendre notre culture
des droits de l’homme plus consciente d’elle-même, plus forte et pas du tout de
démontrer sa supériorité sur les autres cultures en en appelant à quelque chose
de transculturel. Le maximum que la philosophie puisse faire est « de synthétiser nos intuitions
culturellement influencées sur la bonne manière d’agir en des situations
diverses »[35]. Et cette
synthèse est l’expression d’une généralisation à partir de laquelle ces
intuitions peuvent être déduites, à l’aide de propositions non-controversées.
Cette généralisation ne fonde pas nos intuitions mais elle les résume. Cette
démarche, même si elle est n’est pas fondationaliste, dispose tout de même
d’une capacité prédictive et elle permet aussi d’augmenter le pouvoir et
l’efficacité des décisions. Tout ceci renforce le sens partagé de l’identité
morale qui nous rassemble dans une communauté morale.
Platon, Thomas d’Aquin ou Kant voulaient inférer cette
généralisation de prémisses antérieures vraies indépendamment de la vérité des
intuitions morales synthétisées. Pour Rorty, il s’agit là de prétentions de
connaître la nature des êtres humains. Mais une telle connaissance s’identifie
à quelque chose qui n’est pas une intuition morale et qui pourrait, pourtant,
corriger les intuitions morales.
Ces prémisses antérieures formeraient une
connaissance sur la nature humaine. Une connaissance qui forme
traditionnellement la métaéthique mais qui, pour les pragmatistes, doit être
abandonnée. Il faut plutôt se limiter à l’efficacité, seule façon de réaliser
l’utopie des Lumières.
Kant affirme que la morale
est liée à la raison : « la sentimentalité n’a rien à voir avec la
morale ». Et donc la morale n’a rien à voir avec l’amour, l’amitié,… On
l’aura compris, Rorty s’inscrit en faux contre cette affirmation. A ses yeux,
il faut mettre un terme à cette conception de la morale en examinant plus
attentivement la différence entre l’homme et l’animal. Pour Rorty ce qui
distingue l’homme, ce n’est pas le fait que nous puissions connaître et que les
animaux ne puissent que savoir. La distinction vient du fait que nous pouvons
sentir bien plus les uns pour les autres qu’ils ne le peuvent[36].
Notons que grâce aux sentiments, on pourrait éviter les mésententes, parfois
violentes, entre les hommes basées sur une distinction, pour reprendre Arendt,
entendement – raison.
Le meilleur argument pour
rejeter le fondationalisme et probablement le seul, d’après Rorty lui-même,
c’est qu’il serait plus efficace d’agir en concentrant nos énergies sur la
manipulation des sentiments, sur l’éducation sentimentale. Grâce à ce type
d’éducation, on pourrait réduire le nombre de ceux que nous considérons comme
pseudo-humains. Le nombre de gens comme nous pourrait enfin atteindre la
population entière[37].
Il n’y a pas de remise en
cause chez Rorty du sujet. Au contraire, il s’inscrit plutôt dans le démarche,
passéiste pour Vattimo, qui consiste à renforcer l’importance de l’individu. Il
faut que chacun puisse vivre en paix et en liberté, même si c’est au nom du
sentiment et non de la raison. L’élément égalisateur change, la fondation des
droits de l’homme disparaît mais il n’est pas question, pourtant, de renoncer à
l’humanisme. Au contraire, le discours de Rorty est profondément humaniste au
sens où il veut attribuer à chacun la sécurité et la reconnaissance.
Les caractéristiques de la Postmodernité pour
Vattimo
Pour Vattimo, non seulement
il existe bel et bien une postmodernité mais, en plus, il est essentiel de se
diriger vers elle. La modernité, en effet, est une maladie dont il faut se
remettre. La modernité est épuisante car, par son obsession de nouveautés, elle
réclame un inépuisable mouvement qui décourage toute forme de véritable
créativité, parce qu’elle l’exige.
Il rappelle que Nietzsche a
rapidement compris qu’avec la catégorie d’outrepassement, il était impossible
de sortir de la modernité et qu’un cercle vicieux se refermait sur celui qui
voulait tout de même appliquer la nouveauté sur la nouveauté. Nietzsche va
alors abandonner le dépassement critique (et même le mythe de l’art) pour
radicaliser son discours et utiliser la métaphore de la « réduction »
chimique. Les éléments qui composent l’analyse chimique disparaissent et de
plus, la valeur qui donnait sa légitimation à l’analyse chimique est elle-même
une valeur qui se dissout. Autrement dit, si Dieu meurt, c’est parce qu’il est
tué par la volonté de vérité de ses fidèles. Et quand ceux-ci se rendent compte
qu’ils peuvent se passer de leur Dieu, alors il est temps de quitter la
modernité : la notion de vérité ne subsiste plus. On peut alors s’attendre
à l’éternel retour du même et à la suppression de la notion du novum, du dépassement.
C’est l’idée de philosophie du matin, une philosophie
tournée non plus vers l’origine (qui d’ailleurs montre son insignifiance au fur
et à mesure qu’on la connaît) mais vers la proximité. Une philosophie qui pense
l’erreur, l’errance et qui donc reste attachée aux constructions
« fausses » comme la métaphysique, la morale,… La philosophie du matin ne pense pas
l’erreur, elle étudie les errements. Nietzsche rejoint ici Lyotard puisque le
monde vrai devient une fable et que donc le monde apparent lui-même se
dissout : « c’est ainsi que
l’analyse chimique…perd aussi son apparence d’analyse ‘critique’ ; il ne
s’agit pas en fait de démasquer, puis de dissoudre des erreurs, mais de les
envisager comme la source même de la richesse qui nous constitue, et qui donne
de l’intérêt, de la couleur et de l’être au monde. »[38]
Vattimo voit dans les propos
de Heidegger une approche similaire lorsqu’il parle de verwindung. Le verwindung indique
un outrepassement qui maintient en soi-même les traits de l’acceptation et de
l’approfondissement. Il y a donc une similitude avec la convalescence, la
distorsion et la résignation puisqu’on doit
accepter. En fait pour Heidegger comme pour Nietzsche, « la pensée n’a d’autre ‘objet’ que les errances de la
métaphysique, remémorées selon un geste qui n’est ni celui du dépassement
critique ni celui de l’acceptation qui reprend et poursuit. »[39]
Selon Heidegger, pour sortir
de la métaphysique, il faut abandonner l’idée de l’être comme fond. On ne se
souvient pas de l’être, on ne fait que repenser l’histoire même de l’errance de
la métaphysique. Il n’existe pas de grund, pas de vérité : « il n’existe que des ouvertures historiques,
destinées ou envoyées par un Selbst, un Même, qui ne se donne qu’à travers
elles (les traversant, sans pour autant les utiliser comme moyens). »[40]
Vattimo souscrit à cette
vision et dégage trois caractéristiques de la post-modernité ouverte par Nietzsche
et Heidegger : une pensée de la jouissance, une pensée de la contamination
et une pensée du Ge-Stell.
La pensée de jouissance signifie qu’on abandonne la
conception « fonctionnaliste » de la pensée. En effet, s’il n’y a
plus de grund, il n’est plus possible pour l’esprit de transformer la
soi-disante réalité. Ceci permet à Vattimo d’entrevoir une nouvelle éthique.
L’éthique post-moderne serait opposée à l’éthique du développement, c’est-à-dire une éthique essentiellement basée sur
la quantité de nouvelles possibilités que l’action engendre. Dans ce type
d’éthique, l’action est d’autant plus morale qu’elle offre de nouveaux avenirs
à l’individu. Ce lien avec la nouveauté relève de la modernité pour Vattimo.
L’éthique post-moderne serait une éthique des biens au sens de Schleiermacher.
La pensée de la contamination propose
d’appliquer la pensée herméneutique non plus vers les messages du passé mais
aussi vers le savoir contemporain et prendre en ligne de compte toutes les
disciplines, y compris les arts et les techniques, pour tenter une unité. Une
unité d’un nouveau type bien sûr, il ne s’agit pas de rétablir des dogmes ou
des vérités métaphysiques. Mais bien plutôt d’approcher «…un savoir explicitement résiduel, qui posséderait bon nombre des
caractères de la ‘vulgarisation’ (où la philosophie se trouverait non plus au
fondement mais à la conclusion des sciences) et qui se situerait donc au niveau
d’une vérité ‘faible’ ».[41]
La pensée du Ge-Stell : « L’objet principal de la verwindung est le Ge-Stell ; car,
en lui, la métaphysique s’accomplit dans sa forme la plus achevée qui est
l’organisation totale de la terre par la technique. »[42].
La pensée doit donc s’orienter non plus vers le passé ou vers l’humanisme
mais vers la technique. Et Vattimo appelle l’herméneutique à quitter son
confinement à l’humanisme. Arrivé à ce stade, on ne trouvera pas étonnant que
Vattimo vante les chances qu’apporte la technique, ou pour être plus précis
l’essence de la technique qui n’est pas elle-même technique. Il faut donc préparer
les chances post-métaphysiques de la technologie planétaire et en arriver à
rétablir la continuité entre technologie et tradition passée de l’Occident.
De plus, le Ge-Stell permet
enfin de mieux saisir la relation entre la technique et l’oubli de l’être :
« le Ge-Stell est un premier éclair
de l’Ereignis en tant qu’il ‘est le domaine aux pulsations internes, à travers
lequel l’homme et l’être s’atteignent l’un l’autre dans leur essence et
retrouvent leur être, en même temps qu’il perdent les déterminations que la
métaphysique leur avait conférées’ »[43].
Par déterminations il faut surtout entendre ici la distinction sujet –
objet elle-même base de la réalité et que, bien sûr, Vattimo veut reléguer.
L’homme et l’être sont alors les deux pôles d’une balançoire en mouvement, on
se trouve devant une ontologie faible.
Conclusion
Cette discussion autour de
la modernité et de sa fin est particulièrement ardue car tous les auteurs
semblent se trouver dans une zone conceptuelle assez restreinte, là où se
côtoient la réflexivité et l’individu. Mais chacun détermine la frontière avec
des notions qui, vues par d’autres, appartiennent à l’autre côté de la
frontière. Nous avons vu à plusieurs reprises que ce qui relevait de la
post-modernité relevait pour d’autres de la modernité accomplie.
Du côté de la réflexivité,
la porte ouverte (ou plutôt fermée) par Hegel semble difficilement dépassable. Comment sortir en effet de
ce système qui pense la pensée, qui se veut savoir absolu et qui consacre le
dépassement ? Que signifie au juste cette notion de dépassement ?
Est-ce ce que Vattimo rejette pour le remplacer par le verwindung ? Prenons même l’exemple le plus simple : le
dépassement d’une voiture blanche par une voiture rouge. On pourrait dans une
première approche affirmer qu’il s’agit bien là d’un dépassement pur et simple,
sans conséquence ni pour la voiture rouge, ni pour la blanche. En ce sens, on
pourrait parler de (outre-)dépassement au sens où Vattimo l’entend,
c’est-à-dire qui ne tient pas compte du passé. Mais, pour Hegel, même dans ce
cas des deux voitures, le raisonnement qui vient d’être tenu relève de
l’entendement, pas de la raison. Le raisonnement de la raison doit tenir compte du fait que la voiture blanche a été
dépassée, c’est-à-dire que le conducteur de la voiture rouge a effectué un
mouvement qu’il n’aurait pas fait si la voiture blanche n’avait pas été là, que
ses pneus se sont usés différemment,… qu’il a parcouru la distance en un temps
différent… Le conducteur n’est pas le même avec ou sans dépassement. Il a été
transformé et la raison doit tenir compte de ce facteur. La synthèse hégélienne
impose cet effort de pensée. Si on s’y soumet, on se situe alors dans la
philosophie moderne.
Dire qu’il existe des
dépassements avec négation absolue du dépassé, c’est se situer dans un stade
non abouti de la pensée moderne, dans le meilleur des cas dans la sphère de la
science moderne. Mais l’esprit n’y culmine pas encore. Autrement dit, le
reproche que Vattimo adresse à l’outre-passement (et au culte du nouveau)
s’applique en fait à un monde qui n’a pas encore accompli la modernité. Et son verwindung pourrait n’être finalement
que le vœu d’Hegel. Dans ce cas, la post-modernité de Vattimo est la modernité
de Hegel.
Nous l’avons déjà dit, Hegel
mange également la théorie de Beck. La modernité appliquée à la modernité, que
Beck annonce comme une révolution, n’est que la philosophie de Hegel.
Est-ce à dire que la
science, qui a exploité l’entendement avec la réussite qu’on lui (re)connaît se
trouve aujourd’hui dans l’obligation de passer au stade suivant du cheminement
de l’esprit, prédit par Hegel ? C’est une perspective attirante pour le
philosophe mais il faut admettre que l’arsenal que les scientifiques et autres
techniciens trouveraient en franchissant ce pas risque de les décevoir. En
effet, la philosophie, au sens d’Hegel, n’a pas développé d’outils aussi
performants, aussi utiles, que le monde de l’entendement.
Ceci dit, l’univers que
propose les auteurs post-modernes n’est guère plus enrichissant. Que se
passe-t-il dans la post-modernité ? L’individu doit « maigrir »,
il doit renoncer à une partie de son importance, de ses droits et de ses
prétentions. Bien sûr si l’on prend comme point de départ la vie en société et
les innombrables problèmes qui surviennent à cause de l’individualisme compris
comme égoïsme, on peut se rallier à ce point de vue. Mais quels seront les
apports réellement positifs d’un
monde dans lequel l’individu sera ainsi allégé ? N’a-t-on pas déjà connu
ce monde dans lequel les individus n’existaient pas et étaient relégués au rang
de sujet ? Ici aussi Hegel intervient pour rappeler qu’un univers de ce
genre relève d’un stade antérieur du développement de l’esprit.
Même en ne tenant
pas compte d’Hegel, on peut se poser la question suivante : peut-on
imaginer Dachau avec des Constitutions dotées des droits de l’homme ? On
peut imaginer (ou espérer) que non. Mais la preuve contraire, elle, a déjà
malheureusement été apportée.
Ne pourrait-on pas ici,
utiliser le concept de risques qui a
jalonné ce travail. Il existe des risques majeurs à construire des centrales nucléaires
ou à cultiver des OGM, mais n’existe-t-il pas des risques, tout aussi majeurs,
à remettre en cause la souveraineté universelle de l’individu ? D’autant
que si dans le premier cas les avantages immédiats sont évidents, dans le
second ils demeurent nébuleux.
Au niveau de l’humanisme, la
distinction entre modernité et post-modernité n’est pas plus évidente. En
effet, beaucoup d’auteurs affirment que la modernité s’effondre avec
l’existence des camps de concentration. Lyotard place cet événement comme la
naissance de la post-modernité. Mais, quelques années plus tard, le monde
déclare universellement les droits de l’homme. L’individu n’aura jamais été
aussi fort, aussi puissant. Alors comment interpréter cette déclaration ?
Est-ce le premier pas chancelant de la post-modernité ? Un premier pas qui
est en contradiction flagrante avec un sujet amaigri comme le conçoit Vattimo
par exemple, en désaccord en tous les cas avec les discours communautariens,
souvent taxés de post-modernes.
Ou, au contraire, est-ce la
réponse de la modernité, l’antithèse de Dachau ? La réponse qui appelle le
dépassement et le retour dans le chemin de la modernité ? Le 20ème
siècle n’est pas qu’une longue liste de blessures infligées à la modernité. A
chaque fois, les hommes apportent des solutions, parfois tardivement, parfois
dramatiquement tardivement, mais ces solutions sont proposées. On pourrait par
exemple interprété le mouvement écologiste comme l’antithèse des catastrophes
environnementales.
Ce qui pourrait par contre
être présenté comme une nouveauté, c’est la perception du risque. Sur ce point,
Beck a probablement raison. Le monde n’a jamais été aussi attentif aux risques
créés par lui-même. Il en est même paralysé par moments. Ceci pourrait être
considéré comme une caractéristique d’un monde nouveau : le futur devient
un facteur de refus de décision et le statu quo étant préféré à une prise de
risques. Avoir peur du futur et se fixer sur ses bases, sur son passé ou sur
son présent, ce n’est pas une attitude moderne. Mais atteignons-nous pour
autant la post-modernité ou faisons-nous demi-tour ? Et dans ce cas, nous
serions encore dans le schéma hégélien. Il ne s’agirait pas d’une philosophie
du matin, mais plutôt d’une philosophie crépusculaire.
François-Xavier HEYNEN
DEA Philosophie
Table des matières
Introduction 2
1er partie 4
Introduction 4
L’apologie du nihilisme
selon Vattimo 4
Hiérarchisation des
sciences ? 6
La réflexivité selon Hegel 9
2ème partie 13
Introduction 13
La crise de l’humanisme
selon Vattimo 13
La science déshumanisante
de Arendt 17
Un autre humanisme avec
Rorty 18
Les caractéristiques de la Postmodernité pour Vattimo 22
Conclusion 25
Table des matières 28
Bibliographie 29
Bibliographie :
ARENTD Hannah, La crise de la culture, trad. Patrick Lévy, Ed. Gallimard, coll.
Folio essais, Paris, 1972
BECK Ulrich, La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Ed. Alto
Aubier, 1986 (SDR)
GIDDENS Anthony, Les conséquences de la modernité, Ed. L’Harmattan, Paris, 1994 (CDLM)
HEGEL, Encyclopédie
des sciences philosophiques, I. – La science de la logique, 1817, trad.
Bernard Bourgeois, Paris, 1970
HEGEL,
Leçons sur l’histoire de la philosophie,
tome 1, trad. J. Gibelin, Ed. Gallimard, Collection Folio essais, Paris,
1954
HOTTOIS Gilbert, De la Renaissance à la Postmodernité : une histoire de la
philosophie moderne et contemporaine, Ed. De Boeck Université, coll. Le
Point Philosophique, Bruxelles, 1998 (2ème édition)
RORTY Richard, Droits de l’homme, rationalité
et sentimentalité in « Ambiguïtés et
limites du postmodernisme », G. Hottois et M. Weyembergh, Ed. Vrin,
1994
TAYLOR Charles, Le malaise de la modernité, Trad. Charlotte Melançon, Ed. Cerf,
coll. Humanités, Paris, 2002
VATTIMO Gianni, La fin de la modernité : Nihilisme et herméneutique dans la
culture post-moderne, Trad. Charles Alunni, Ed. Seuil, coll. L’ordre
philosophique, Paris, 1987 (FDLM)
[1] « Beck et Giddens autour des risques (plus
spécialement des OGM) liés à la Modernité », dans le cadre du séminaire
sur les OGM.
[2] « Les autres » ne veut plus rien dire, tout le monde est
concerné », CDLM, p.133
[3] FDLM, p.24
[4] FDLM, p.25
[5] FDLM, p.32
[6] Heidegger M., « Identität
und Differenz », Pfullingen, 1957, p.27 ; in Questions I, Paris 1968 (trad. A. Préau), p.272, cité dans FDLM,
p.33
[7] FDLM, p.33
[8] «La condition
postmoderne », Jean-François Lyotard, cité par Hottois G. « De la Renaissance à la
Postmodernité : une histoire de la philosophie moderne et
contemporaine », Editions De Boeck Université, Bruxelles, 1998, p. 448
[9] CDLM, p.160
[10] SDR, p.350
[11] SDR, p.351
[12] SDR, p.353
[13] CDLM, p.176
[14] Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, T1, trad. J. Gibelin,
Gallimard, Collection Folio essais, Paris, 1954, p.182
[15] Idem, p.192.
[16] Elle nécessiterait en fait une étude approfondie et une comparaison
entre les termes de Hegel, Heidegger, Nietzsche et Vattimo (dans le texte).
L’ampleur de ce travail, pourtant essentiel, dépasse le cadre du présent
mémoire.
[17] FDLM, p.169
[18] Faute d’avoir étudié l’allemand, je ne peux donner à ce mot son terme
allemand. Mais, c’est probablement aufhebung
si je me fie au texte de Vattimo (p.169).
[19] FDLM, p.36
[20] FDLM, p.36
[21] FDLM, p.44
[22] FDLM, p.39
[23] FDLM, p.169
[24] FDLM, p.46
[25] FDLM, p.47
[26] FDLM, p.51
[27] Arendt H. « La crise de la
culture », trad. Claude Dupont, Ed. Folio Essais, pp 337-355
[28] CDLC, p.338
[29] « Le savant ne se soucie même pas de la survie de la race humaine
sur terre », p.350
[30] Notons que Beck, par exemple, nie également la distinction entre
savants et profanes. Il constate lui que les critiques contre la science sont
aujourd’hui l’œuvre de scientifiques. Certaines disciplines scientifiques ont
tendance à s’ouvrir, au point de mettre sur un pied d’égalité l’expert et le
badaud.
[31] CDLC, p.345
[32] CDLC, p.355
[33] L’argument pragmatiste consiste à dire que si une cause n’a pas
d’effets, alors cette cause n’existe pas. Par exemple, si personne ne s’arrête
au « stop » d’un carrefour, alors l’obligation de s’arrêter à ce
carrefour n’existe pas.
[34] Rorty, R « Droits
de l’homme, rationalité et sentimentalité », p.17
[35] id. p.18
[36] Cette nouvelle approche permettrait d’ailleurs, toujours selon Rorty,
de libérer les propos du Christ de la chape qu’une vision platonicienne fait
peser sur eux.
[37] Rorty semble vouloir étendre son concept d’éducation sentimentale à
l’échelle de la planète entière. Il fait fi, étrangement au vu de son objectif,
de la distinction traditionnelle entre communautarisme et universalisme.
[38] FDLM, p.174
[39] FDLM, p.178
[40] FDLM, p.180
[41] FDLM, p.183
[42] FDLM, p.184
[43] FDLM, p.184
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