Expert et complotiste: phares et
écueils de la science
Ce texte a été publié le 3 septembre 2020 dans Le Vif.
La
crise engendrée par le coronavirus a troublé la perception de la science et les
conditions de sa vulgarisation. Nous aimerions proposer une carte de lecture
qui permet de situer les rôles des experts et des complotistes, non seulement
dans la transmission de la science mais aussi dans sa construction: à la fois moteurs
et freins. Nous établissons l’analogie avec une carte maritime sur laquelle sont
tracés deux phares autour d’un passage aux courants impétueux. Ces phares ne
peuvent être ni ignorés ni approchés car ils sont bâtis sur des récifs. La
science pour être moderne doit naviguer entre eux, sur la mer du doute
cartésien. N’est-ce pas justement l’opportunité que nous offre cette crise;
nous jeter dans les courants fluctuants du doute ? Pour offrir, peut-être, la
possibilité de régénérer la science…
Une formidable invitation au voyage.
Phares, donc écueils
Décrivons notre carte. L’expert
se définit comme une personne qui dispose d’une grande expérience et qui est
apte à déclarer le vrai au regard du paradigme, autrement dit de l’état actuel
des connaissances de la discipline. Le niveau de maîtrise de l’expert lui
permet d’éclairer la situation, sa parole est précieuse, et c’est pourquoi nous
le qualifierons symboliquement de phare. Dans le cas de la crise du Covid, ce
phare est le plus puissant car il abrite un expert particulier: l’expert
gouvernemental. Son paradigme, qui
constitue aussi la caution scientifique du pouvoir en place, reçoit
automatiquement la bienveillance des médias, des firmes pharmaceutiques et des
politiciens. Les médias car ils ont besoin des informations les plus crédibles
possibles, ce qu’apporte le paradigme. Les firmes pharmaceutiques car elles ont
besoin d’objectiver l’efficacité de leurs produits pour obtenir (ou conserver)
l’homologation, ce que seul le paradigme permet. Les politiciens car en ont
besoin pour asseoir leur pouvoir tout en se déresponsabilisant au nom de la
crise sanitaire. L’expert est l’incarnation du paradigme, il est donc sans
cesse entouré et défendu.
De l’autre côté du passage, ce que nous
appellerons le complotiste
constitue aussi un phare dans notre monde moderne. En effet, même si cela peut
répugner l’amateur de rationalité, le complotiste éclaire le débat et ce depuis
l’origine de la science moderne. Force est de constater qu’une étape d’essence
complotiste se loge au fondement du cheminement cartésien. En effet, Descartes,
qui veut éliminer tout doute pour atteindre la certitude, passe par le doute
hyperbolique. C’est l’étape du « Malin génie » qui transmet aux
hommes des informations fausses, ou, pire, à moitié vraies. A ce stade de la
méditation métaphysique, tout n’est plus qu’incertitude. Et de ce chaos, via un
dieu vérace, va bientôt émerger le cogito, puis la science moderne. Le
scepticisme radical est un passage essentiel, à condition… d’en sortir. Le
phare du complotiste nous semble bâti sur ce doute permanent: il est essentiel
pour maintenir le doute, face au phare de l’expert. Et il est lui aussi
courtisé par une triade. Il s’agit ici d’autres médias (par exemple de
réinformation), de commerçants hétéroclites et de politiciens moins
conventionnels.
De nombreuses attitudes authentiquement
critiques (le lanceur d’alerte par exemple ou le scientifique ‘dissident’) ne
relèvent pas du complotisme, terme qui d’ailleurs est parfois utilisé comme une
injure. C’est que, fort heureusement, la navigation ne s’opère pas sur un phare
ou l’autre.
Et pour cause : chaque phare cache
un écueil. Pour celui du complotiste, le danger saute aux yeux: rester en
permanence dans le doute ne permet jamais à la raison de s’enraciner. Le doute
hyperbolique avorte la science en empêchant la formation du consensus et le
développement du paradigme. C’est donc le lieu où vont proliférer des
hypothèses invraisemblables, pour la plupart incompatibles entre elles. Et au
cœur de ce flou vont naître des croyances, plus ou moins nouvelles, plus ou
moins fantaisistes. Paradoxalement donc dans ce bouillon de doutes vont parfois
être semés les germes de la crédulité, et pour certains l’absence de certitudes
devient un fonds de commerce.
Le récif de l’expert aussi est
périlleux mais pour une autre raison. A force d’incarner une discipline et
d’être au cœur d’enjeux colossaux, l’expert officiel risque d’empêcher
l’émergence d’autres paradigmes ou même, plus simplement, les discussions au
sein de son paradigme. La parole de l’expert n’est pas celle du doute
scientifique, elle est celle de la maîtrise d’une discipline dont on pourrait
oublier qu’elle n’en est qu’une, parmi d’autres.
Inutiles tirs croisés
Vu depuis le phare du complotiste, l’écueil de l’expert constitue un risque
potentiellement mortel dès que le paradigme semble incorrect ou dépassé. Le
complotiste est rarement habilité à remettre en cause le paradigme
scientifique. Mais il n’a pas besoin d’une autorisation d’ordre académique pour
se livrer à ses analyses ou à ses attaques car il est accrédité par le doute
hyperbolique. Détecter une faille dans les discours des experts, ou dans celui
des politiciens autorisera le complotiste virulent à conspuer le paradigme
tout entier. La voie est alors ouverte : si le paradigme est faux, alors
ceux qui s’en nourrissent doivent être soit idiots, soit vendus. Il est alors
cohérent de parler de « merdias » et/ou de « firmes
pharmaceutiques honteuses » et/ou de « dictateurs » surtout que
leurs missions sociétales sont respectivement l’information, la santé et la
démocratie.
La réponse du phare de l’expert peut
s’avérer inadéquate voire contre-productive lorsqu’elle se résume à une contre-argumentation
de la critique hyperbolique par une négation ad
complotium. Pour sortir du doute hyperbolique, la
négation ou la mise au pilori ne suffisent pas. Pour y parvenir, il faut poser
une instance vérace. Descartes avait mobilisé Dieu pour cette tâche. Mais qui
peut s’en charger à l’heure du Covid ? En tous les cas, pas les experts car ils
se sont déjà trop déchirés. A fortiori pas un expert seul. Peut-être une
Académie des Sciences ou une société savante pourrait-elle non pas répéter des
consignes mais bien dévoiler l’état de santé du paradigme ?
Chaque phare est légitime mais chacun
devrait montrer son cap et détailler ses propres écueils plutôt que de s’occuper des défauts de
l’autre. Or nous assistons actuellement à une sorte de pitoyable chassé-croisé,
gonflé à l’infini sur les réseaux sociaux, sans aucun avantage intellectuel ou
sociétal. Le phare des experts traite bien trop souvent les critiques comme si elles étaient l’apanage des
complotistes. Et ces derniers sont satisfaits dès qu’ils ont pu révéler une
faille dans le paradigme ou dans les propos officiels, ce qui en soi n’apporte
rien. Trouver une erreur dans un discours ne dispense pas de la nécessaire
raison pour construire une autre argumentation.
Le courant de la science
Devant la vague inédite du Covid, certains
sont restés au large cherchant le passage, d’autres, qu’ils soient
scientifiques ou complotistes, ont rejoint un phare, ou l’autre, espérant la
lumière, se cramponnant au récif. Il nous semble que la science, pour être
authentiquement moderne, doit prendre le risque de naviguer entre les deux
phares. Le coronavirus a permis de revoir les certitudes des uns et des
autres : en montrant publiquement les divergences entre scientifiques, en
rappelant donc qu’une discipline scientifique se construit, peu à peu, autour
du doute, selon une méthode rationnelle qui exige la transparence. Ceux qui
intègrent cela naviguent déjà entre les deux phares en comprenant que l’enjeu
réel se trouve dans la gestion efficace des courants marins, et probablement
dans l’émergence d’un nouveau paradigme.
Celui qui ne navigue pas pense avoir
raison, puisqu’il est tout contre la lumière de son phare, mais il se trompe
car cet arrêt sur un récif n’est pas le passage espéré mais, à proprement
parler, le naufrage.
Alors… on prend le large ? Nous y croiserons des balises, des bouées et des bateaux avec des capitaines experts et/ou complotistes!
François-Xavier HEYNEN - 20 août 2020