Le terme exact est "sacrifié", "non-essentiel" est une insulte
Le gouvernement a trouvé pertinent de distinguer les commerces essentiels de ceux qui ne le sont pas. L’usage du terme « non essentiel » constitue une offense inutile envers celles et ceux auxquels il faudrait accorder et reconnaitre leur véritable statut: celui de sacrifié. Pourquoi les priver de cet honneur ? Aujourd’hui une jeune commerçante « non-essentielle » a décidé mettre fin à sa vie. Elle a été sacrifiée. Nous lui dédions ce texte et lui rendons l’hommage qui lui est du.
Le terme « essentiel » peut prendre différents sens. Retenons les deux principaux « qui appartient à la nature propre de » ou bien « nécessaire - indispensable ». Ces deux définitions induisent des différences profondes. En effet « nécessaire - indispensable » renvoie à des conditions qui doivent être impérativement rencontrées. On comprend aisément que l’alimentation et la santé doivent figurer parmi les commerces essentiels. Et personne ne se lèvera contre cette évidence.
Cependant, « essentiel » signifie aussi « qui appartient à la nature propre de ». Dans le cas présent: « la nature propre de… l’homme ». D’une part, pour beaucoup de traditions, l’homme possède une nature sociale. L’homme n’est-il pas l’animal politique comme le disait Aristote ? D’autre part, est-il possible de déterminer la nature de l’homme sans y intégrer des valeurs ? Et ces valeurs, elles-mêmes, seront-elles universelles ou bien découleront-elles d’une communauté particulière, donc de choix ?
Pour respecter la nature humaine et la neutralité de l’Etat (autrement dit sans livrer ce dernier à des valeurs particulières), le gouvernement devrait donc reconnaître que tous les commerces sont essentiels.
De plus, ils sont essentiels doublement. D’une part car les commerces permettent aux citoyens de maintenir un lien social et de pouvoir vivre selon leurs diverses valeurs personnelles. D’autre part car ils sont essentiels pour la survie des commerçants. Ils sont donc essentiels au premier sens défini du terme pour des hommes, des femmes et leurs familles.
A cause de cela, qualifier ces activités de non-essentielles relève de l’injure, même dans les circonstances sanitaires de la pandémie. Il ne s’agit pas ici de discuter du bienfondé politico-scientifique du choix des fermetures de certains commerces. Le paradigme actuel indique qu’il faut limiter les contacts pour réduire la propagation du virus. Mais il s’agit, par contre, de rendre justice aux mots et aux personnes.
Ce dont il est vraiment question c’est d’un sacrifice et donc de sacrifiés, ni plus ni moins.
Classiquement, le sacrifice est une offrande dédiée à une divinité pour s’en assurer la bienveillance. Lors d’une cérémonie, l’objet est retranché du monde pour être intégré au monde sacré. Souvent cela signifie la destruction de cet objet ou éventuellement la mort d’une personne. Donc l’offrande bénéficie d’une grande valeur au moins symbolique. Son rôle est crucial et bénéfique à toute la société. Aujourd’hui la situation épidémique est telle que les citoyens ont besoin, pour rétablir un équilibre social, d’offrir un sacrifice à la Santé publique.
Personne n’a envie d’être sacrifié. Personne n’a envie de sacrifier. Mais le sacrificateur devrait avoir la décence élémentaire de reconnaître que l’offrande est un sacrifice et que donc, peut-être plus que le reste, elle est essentielle à la cérémonie ! Alors, mesdames et messieurs les « non-essentiels », parmi lesquels figurait Alysson, nous vous présentons notre respect et notre reconnaissance.
François-Xavier HEYNEN
Philosophe