L’INCENDIE DE NOTRE DAME, PESSAH MODERNE ?
Je me souviens d’un jour froid et sombre à Paris.
J’étais affaibli par l’humidité glacée. Je suis rentré dans Notre Dame bien
moins pour la contempler que pour m’y réchauffer. Je me suis assis sur une
chaise et je me suis assoupi. Je naviguais dans un autre temps, enrobé par la
pénombre, seul au milieu de visiteurs du monde entier.
Lorsque j’ai vu les flammes à la télévision, j’ai
repensé à ce moment hors du temps et j’ai eu peur que plus personne ne puisse
profiter de ce bonheur si l’édifice venait à s’effondrer.
Heureusement ce ne sera pas le cas. On le sait
maintenant, la cathédrale ouvrira à nouveau ses portes et ceux qui le
souhaiteront pourront s’y rendre. Alors seulement j’ai pu m’endormir.
Un événement d’une telle ampleur génère évidemment
des réactions en tous genres qui mélangent émotions, raisons et élucubrations
diverses.
Des interrogations instillent l’angoisse: et si
l’incendie n’était pas accidentel ? Et si l’embrasement de l’édifice à quelques
minutes d’un important discours du président n’était pas seulement une
coïncidence ?
Puis d’autres questions fleurissent: est-il décent
qu’autant d’argent puisse être rassemblé aussi vite pour cette cause ? Faut-il
reconstruire à l’identique ou en tenant compte des progrès de la technique
et/ou de l’art ? Notre Dame est-elle un édifice religieux ou laïc ? Est-elle le
symbole d’une nation ? D’une civilisation ?
Les hypothèses et les avis prolifèrent sur la toile.
Il n’y a pas de débat, pas de confrontations d’idées, mais des énumérations
sans fin de propos plus ou moins informés, plus ou moins raisonnables et plus
ou moins émus.
Comme souvent, avec les actualités reprises en
boucle aux heures de grande écoute, la possibilité du débat semble se
dissoudre. Chacun peut émettre son opinion, vilipender celle d’un autre, crier
au scandale, critiquer les donateurs ou les non-donateurs, hurler contre
l’Etat, parce qu’il ne fait rien ou parce qu’il en fait trop…
Le moment d’émotion initial et sincère qui a
certainement uni de nombreuses personnes est vite oublié puis lui-même décrié, comme si l’émotion elle-même était sujette
au doute.
La réflexion est donc écrasée de toutes parts pour
laisser la place à un doute généralisé. Le doute, en soi, est constitutif de la
raison, au moins depuis Descartes. Mais étendu à ce point sur les chaînes télé
et sur les réseaux sociaux, quel peut bien encore être son intérêt ?
Dorénavant, il faut remettre en cause les informations officielles, les
informations venues des médias traditionnels, celles venues des autres sources…
Cela prend un temps considérable et, finalement, qui fera encore ce travail
colossal et ingrat ? D’autant plus ingrat qu’il augmentera le flux qu’il tente
d’enrayer.
Et comment sera-t-il encore possible de partager le
fruit de ce travail ? Par quel canal ?
L’incendie de Notre Dame illustre ce phénomène qui
se systématise : l’émotion initiale et la prolifération du doute noient la
réflexion classique.
Est-ce la fin du monde ?
Les répercussions sont énormes pour la pensée
occidentale qui n’est pas outillée pour se développer dans un monde dans lequel
la raison n’est plus le principal moteur de l’information. Et la démocratie
moderne n’est pas conçue pour supporter des contestations permanentes en dehors
de leurs sièges légitimes: les Parlements.
La crise du système actuel est donc très profonde,
mais pour autant, est-ce la crise de la Modernité ? Pour le dire autrement, ce
système centralisé, tant politiquement qu’intellectuellement, est-il
l’incarnation des Lumières ?
L’invitation cartésienne, et plus largement celle des Lumières, était
bien que le doute soit adopté par chaque individu. N’est-ce pas précisément ce que nous venons
de décrire?
Peut-être est-ce le message de cet incendie. La
toiture brûle et la voûte, elle, survit.
La structure est sauvée grâce à la volonté, au courage et à la
technicité d’hommes et de femmes qui retroussent leurs manches. Des fonceurs qui maîtrisent les risques du
brasier, qui l’affrontent et qui le vainquent.
Nous devrions trouver des pompiers pour la Modernité. Non pas des
moralistes, ni des gardiens, ni des commentateurs, ni des contemplateurs mais
des pompiers: c’est-à-dire des humains capables de sauver la structure des
Lumières, cette construction qui a valu à l’homme de sortir de l’enfance et de
devenir autonome.
Reste alors à savoir comment nous formerions ces
pompiers de la Modernité ? Comment nous désignerions les oeuvres à sauver?
Comment nous pourrions reconnaître sa structure générale ? Et ensuite comment
nous pourrions rebâtir cet édifice intellectuel et sociétal ? Avec qui ?
Pour qui ?
Ces questions me semblent aujourd’hui indépassables
comme l’étaient celles que je me posais, faible et frigorifié en rentrant à
Notre Dame en cette sombre journée d’hiver.
Je m’étais assis et j’avais retrouvé un espoir timide. Quand j’ai vu les
premières images de l’intérieur de la Cathédrale incendiée, à la télévision,
j’ai perçu cette espérance car devant la gravité de la situation, écrasé par
cette émotion gigantesque, submergé par les questions et les interrogations, il
m’a semblé voir la chaise sur laquelle je m’étais assis.
Le toit a disparu, la voûte a tenu car les pompiers
se sont battus. Et s’il en était de même pour la Modernité? Ce serait Pessah,
ou Pâque ou bien encore Pâques, au sens étymologique premier, un passage.