Un vélo bleu pour deux
(Nouvelle lauréate au concours de la Maison de la Francité - Juin 2016 )
Papa,
J’avais demandé pour aller voir « Star Wars » alors tu m’as
entraîné dans une salle obscure où se jouait « 2001 l’Odyssée de l’Espace ». Tu avais décidé que
c’était mieux pour moi. Bien sûr je n’étais pas content, car ce n’était pas ce
que je voulais. Par chance pour toi, et pour moi, à cette époque, on discutait
peu les choix paternels : j’avais 10 ans et toi 50. La messe était dite.
Quand nous sommes entrés, la salle était
obscure car Kubrick l’avait voulu ainsi. Je n’ai su que plus tard que le film
débute par un long moment de noir silence. Je ne comprends qu’aujourd’hui
pourquoi. Longtemps, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une coquetterie du
réalisateur pour plonger le spectateur au cœur de son œuvre. Comme si cette
explication était suffisante.
Après notre partie d’échecs, nous étions
montés dans ta belle auto bleue. Et nous avions foncé à travers la campagne
pour arriver à l’heure à cette séance, dans le cinéma de Beaumont, probablement fermé aujourd’hui.
Tu avais téléphoné, tu avais prévenu que nous serions un peu en retard. Le gérant
du cinéma avait dit qu’il attendrait. Je t’avais cru. Je te crois toujours. L’enfant
croit ce que son père dit. Papa ne peut pas se tromper.
Nous nous sommes assis, face à l’écran. Dans
le noir. Ma vie commençait. Et quand je fouille mes souvenirs, c’est là,
quelque part, devant un soleil qui se lève sur la terre que ma vie débute,
après huit ans de petits bonheurs et malheurs à jamais oubliés.
La musique m’a fasciné : Richard Strauss
qui trouve les notes pour permettre à Zaratoustra de descendre de sa colline.
Nietzsche est assis dans la salle, à côté de nous, Papa. Je ne peux pas encore
le reconnaître et toi non plus d’ailleurs. Après les trois Métamorphoses qui
s’inscrivent à jamais dans mon univers musical, des hominidés envahissent
l’écran. Ils se disputent pour manger et pour survivre. L’un d’eux prend un os
et tue son ennemi. Le premier meurtre de l’humanité : instant fondateur.
Le fort écrase le faible. Comment pourrais-je savoir, à ce moment, que j’écrirais
une thèse sur ce sujet. L’aurais-tu cru, Papa ?
Nous voilà dans une station orbitale, avec le
professeur Floyd qui donnera son nom à l’un de mes enfants. Il contacte son
fils par visiophone. Il le rassure, il reviendra bientôt. L’enfant saute de
joie. Il croit son papa. Ensuite nous alunissons, toujours avec Floyd.
Tu n’avais pas 40 ans quand Armstrong s’est
posé sur notre satellite, alors que j’étais en toi et en maman. Sur la lune, Floyd dévoile le mystérieux
monolithe noir, quel moment impressionnant, et incompréhensible : le monolithe
lance un cri dans l’espace. Je ne comprends rien de ce qui se passe sur la lune
et tu ne pourras jamais me l’expliquer. Tu veux y voir une trace de Dieu. Je te
crois mais je sais que ça ne tient pas la route. Je lirai Clarck, et je lirai
Nietzsche, je saurai pourquoi ils n’ont pas besoin de Dieu pour comprendre. Ce
soir-là, Papa, avec toi, je suis allé sur la lune. Plus tard, on dira que ces
décors ont été utilisés pour simuler l’alunissage, fiction et réalité
s’entremêlent. Mais à ce moment, pour moi, je suis sur la lune. J’y retournerai
souvent. Et un jour je plongerai dans sa face cachée, avec un autre Floyd. Ce monolithe
noir lunaire qui capte la lumière du soleil, est-il autre chose que le prisme
de la pochette de Dark Side of The Moon ?
Je suis assis
à côté de toi, papa, pendant que, à Londres, Roger Waters compose déjà les
mélodies de The Wall. Quelques années
encore, Papa, et ce sera entre toi et moi que nous construirons ce mur, mot par
mot. Il te faudra un quart de siècle pour admettre que cette musique avait un
sens : c’était au Noël dernier, quelques jours avant ton accident.
Mais
maintenant, dans ce petit cinéma, c'est l'adagio de Gayaneh, par Katchaturian,
qui nous glace. Nous sommes en route vers Jupiter dans ce gigantesque vaisseau
qui en inspirera tant d'autres. Par une télévision, au cœur du vide
interplanétaire, Dave, l’astronaute, parle à son papa. Ils ne se reverront
jamais. Ils se parlent pour la dernière fois. La séparation ne fera que
s'agrandir: un milliard de kilomètres déjà mais… ce n'est encore rien.
Survient le
personnage le plus étrange. CARL, le Cerveau Analytique de Recherche et de
Liaison, fait son entrée dans ma vie par ces mots qui sentent le péché consommé :
« Je suis désolé ».
L'ordinateur originel. A cette époque nous n'en avions jamais vu. Le voilà
résumé à une lampe rouge, amicale et inquiétante fenêtre sur le monde. CARL
joue aux échecs et il gagne: quel sacrilège, une machine prend le roi d’un
humain. Le singe devenu homme devenu ordinateur, Dieu est mort, Nietzsche nous
enveloppe. Et toi Papa, tu dois bien t'embêter à regarder de la
science-fiction, que tu n'as jamais aimée. Moi je me suis sans doute endormi à
ce moment, c'est si long ce chemin inéluctable vers la fin. Dans le vaisseau, CARL
se rebelle. Il tue l'homme, comme l'hominidé avait tué le singe, le premier
meurtre électronique. Dave doit débrancher l'ordinateur s’il veut survivre.
Papa, j'ai eu
peur que Dave n'y parvienne pas, j’ai eu peur qu’il se laisse convaincre par
Carl qui le suppliait d’arrêter. Dans cette lente mise à mort de l'ordinateur
qui ne se trompait jamais jusque là, on touchait le sublime. La scène est
interminable, le cerveau électronique perd ses fonctions une à une. Ses
capacités s’amenuisent, sa volonté s’essouffle, sa mémoire disparaît. Plus
question pour l’ordinateur de jouer aux échecs. Qui est-il encore ? Roger
Waters, celui de « The Final Cut »,
réutilisera souvent ces phrases. CARL finit par avoir peur. Nous découvrons,
Papa, un sentiment humain dans une machine ! CARL supplie Dave d'arrêter.
Mais l'homme veut sauver sa peau. Il continue à débrancher, encore et encore.
Je te vois,
papa, sur ton lit d'hôpital, dans cette chambre sans âme, propre et
fonctionnelle, comme une capsule spatiale. Tu tardes à te lever, tu aurais du
remarcher depuis plusieurs jours déjà. Tu ne le veux pas ou tu ne le peux pas. Cet
accident, dû au dysfonctionnement de la machine qui protégeait ton coeur, t’a gravement
affaibli. Je me penche à ton chevet. Je t’écoute. Et j’ai peur. Tu es là, je le
sais, mais certains mots qui franchissent tes lèvres ne sont plus à leur place.
Ils ne peuvent pas provenir de toi, papa. Tes souvenirs, surtout les derniers,
s’envolent. Et, comme CARL que l’on déconnecte, tu reviens avec de vieilles
histoires. Alors je suis là, papa, près de toi. Comme tu étais auprès de moi autrefois
dans cette salle de cinéma peut-être détruit aujourd’hui. Je te répète, dix
fois, vingt fois, cent fois, les raisons de ton arrivée dans cette chambre.
Rien n’y fait. Comme si un voile noir était tombé là, le silence qui précède le
film. Comment parvenir à te rappeler tout cela ? L’ambulance qui quitte notre
maison, l’arrivée aux urgences, ta première chambre, les examens, puis
l’ambulance encore. Tous tes souvenirs sont en réalité les nôtres maintenant.
J’ai emmené un
jeu d’échecs avec moi à l’hôpital… mais je renonce à mon espoir de te voir
déplacer les pièces. Je te demande si tu te souviens être venu avec moi voir
2001. « Oui ! Bien sûr » me
réponds-tu. Je souris. Mais tu ne sais plus où avait lieu la séance. Cela
a-t-il une importance ? Il ne reste rien de ce cinéma, quelques briques
dans un vieux mur, tout au plus. Avais-tu vraiment téléphoné pour retarder le
début ? Avions-nous vraiment foncé dans la campagne, tous les deux, dans
ta belle voiture bleue?
Lorsque CARL,
épuisé, n’éprouve même plus la peur, il se réinitialise et c’est une chanson
qu’il entonne alors : « je suis
à moitié fou d’amour pour toi… je ne pourrai pas t’offrir un carrosse mais tu
seras belle sur une bicyclette construite pour deux. » Quand il ne
reste rien de l’intelligence et du pouvoir de CARL, il parle d’amour. Puis la
lampe rouge devient noire.
Sur ton lit,
faiblement, tu ne nous parles plus que de cela papa : faut-il aller chercher les enfants à l’école ? comment va maman ? Y aura-t-il assez de
bois pour l’hiver ? Le petit Floyd a-t-il bien dansé au spectacle ?
Scottmaix ?
Tes sourcils
se froncent, tu as prononcé un mot sans sens. Tu le sais. Tu veux te corriger.
Tu me demandes si le terme existe. Comme je te le demandais sans doute autrefois.
Comme tes petits-enfants me le demandent aujourd’hui.
Et sur ce lit
où l’on t’attache pour ne pas que tu tombes, mot par mot, j’assemble avec toi
un vélo pour deux. Nous le prendrons tôt ou tard, comme nous l’avions pris pour
aller voir « 2001 », il y a
quarante ans, hier.
Ton œil est
comme la lampe rouge de CARL, Papa, il s’éteint lentement. Je connais la
dernière scène du film, Papa : sans sa combinaison spatiale, Dave, devenu
moribond, est couché sur un lit blanc et il touche le monolithe noir. La quête
est finie, le film aussi. Il faut quitter le cinéma Papa, remonter dans ta
belle auto bleue et rentrer chez maman, sur terre.
Tu es sur ton
lit Papa. Et je te regarde comme nous regardions tous les deux, hier encore, la
fin du film : ce mélange de fatalité et d’incompréhension. Mais que
pouvait bien être ce monolithe ? Et
pourquoi mourir là, comme ça ? Est-ce bien Dave, ce vieillard ? Je me
souviens que je ne parvenais pas à y croire : un homme si faible n’avait pas
pu être, quelques minutes auparavant, un fier cosmonaute.
Je te regarde papa,
dans ce lit, si frêle sous ta couverture, et je comprends maintenant.
Demain, Papa,
je serai sur ce lit. Mes enfants me regarderont et dans mes yeux s’éteindra la
lumière, celle que tu avais placée pendant qu’Armstrong marchait sur la face éclairée
de la lune et que Waters en fouillait la face cachée. Papa, ma lumière est-elle
apparue en voyant 2001 ?
A-t-elle pris une autre dimension quand j’ai rencontré ma femme ? Quand
mes enfants sont nés ? A quel moment suis-je devenu le fils qui te regarde
maintenant ?
Et demain,
papa, quand je ne pourrai plus jouer aux échecs et que mes souvenirs
s’évaporeront, lorsque je serai à mon tour sur ce lit immaculé, verrai-je la
lune ? A mon chevet, Floyd et ses frères scruteront-ils une petite
étincelle de moi dans mes yeux déjà obscurcis? Qui sera sur mon lit ? J’espère
qu’il me restera la pensée d’un petit vélo bleu pour deux avec lequel nous
pourrions reprendre la route ensemble.
François-Xavier HEYNEN
Avril 2016
www.philofix.be
D'autres nouvelles de François-Xavier Heynen dans le recueil "La Guerre verte" :
Aucun mot ne sort de ma bouche! J'ai l'impression que j'ai écrit cette nouvelle(me sachant très bien incapable!).Un grand bravo et que dire de plus?
RépondreSupprimerMagnifique tout simplement
RépondreSupprimerAurore
Un hommage qui te ressemble tant ....
RépondreSupprimerJ'ai pris le temps pour enfin venir le lire cette nouvelle ! C'est simplement superbe ! J'aurais voulu avoir ta plume pour exprimer des choses semblables.
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