Et si Madame R. était la gardienne du dernier piquet de grève ?
Toute la Belgique ou presque crache sur Madame R parce
que, lors d’une grève, elle a renversé des vêtements dans un magasin. Cet acte
serait inadmissible au point qu’une pétition sur internet[1]
réclame des sanctions à son égard . On peut bien entendu discuter à l’infini sur
le bienfondé de son acte et de la grève. Mais nous voudrions plutôt ici
examiner un enjeu qui nous semble plus crucial : pourquoi et comment cet
incident a-t-il pris une telle ampleur ?
Nous proposerons le concept de « cercle
sociomédiatique ». Nous verrons pourquoi il nous semble dangereux :
d’abord par l’émergence d’un besoin de « syndicalement
correct » et ensuite par l’apparition d’une forme inédite de sanction
populaire directe. Démocratique ou populiste ?
Les faits connus du grand
public sont les suivants : lors d’une grève générale, Madame R entre dans
un magasin qui a laissé ses portes ouvertes et intimide la gérante. La méthode est directe : la gréviste prend
des vêtements pendus à des étalages pour les jeter un peu plus loin. Visiblement
énervée, son message reste pourtant clair : il faut fermer ce magasin par
solidarité, elle précise même « …par
rapport aux autres, ce n’est pas correct que vous, vous soyez ouvert ».
Nous ne saurons rien de plus.
Un vidéaste professionnel est
témoin de la scène. Il filme et propose ses images à son groupe de presse. Le
document, visiblement remonté puisque l’on y remarque des coupures, est alors
diffusé sur le site du média. (http://www.dailymotion.com/video/x2cldid_namur-la-secretaire-generale-du-setca-utilise-la-maniere-forte-pour-fermer-les-magasins_news?start=55
). Le fait que la vidéo soit coupée ne l’empêche pas d’être reprise, le
soir-même, lors du journal télévisé d’une chaîne nationale. La vidéo ne fait
pas l’objet d’une analyse particulière par la rédaction : impossible de
savoir par exemple si tous les magasins de cette rue commerçante étaient
fermés, ou de comprendre comment la situation en est arrivée à ce point.
Dans les heures qui suivent la
diffusion du document, les réseaux sociaux s’enflamment, conspuant cette
déléguée syndicale. A tel point que le lendemain, la même chaîne de télévision
propose un deuxième reportage : son titre : « internet se déchaîne ». Mais on n’y apprend
rien de plus sur l’incident, il s’agit avant tout d’expliquer les conséquences
catastrophiques, pour Madame R, de son action syndicale. http://www.lalibre.be/actu/belgique/raymonde-le-lepvrier-vedette-du-jour-malgre-elle-548f0146357028b5e95b1036#media_1
Cercle sociomédiatique
On peut se demander où se
situe encore le traitement journalistique[2]. Se
contenter de reprendre une vidéo montée par un autre média et la diffuser sans la contextualiser est déjà
douteux. Mais, en plus, la placer en entrée de journal comme si elle
constituait l’élément majeur de la journée de grève peut relever de la
malhonnêteté intellectuelle. Nous sommes ici clairement face à un exemple de la
dictature de l’image déjà souvent dénoncée. Il nous semble que, dans le cas
présent, ce n’est pas tellement la question du buzz qui est à mettre en cause mais
bien la puissance d’illustrations vivantes de l’événement : ce qui n’est
pas filmé n’existe pas[3]. Et
cette séquence est vivante et…filmée ! Le résultat ne se fait pas attendre, au point que la polarisation sur cette Madame
R va escamoter le reste de l’actualité. Et le lendemain, le journal reviendra
sur les conséquences… non pas de la grève mais bien de la
« réception » de la vidéo sur le web. Il nous semble voir apparaître ici
un cercle vicieux : le choix rédactionnel du premier JT s’auto-justifie
par celui du second. Or le reportage du second jour n’aurait jamais eu lieu sans
la formidable caisse de résonance offert par le premier reportage. Il y a bien un cercle, que nous nommerons, le cercle sociomédiatique. Reste à
montrer en quoi il est vicieux.
Le lynchage de Mme R et de la grève
Le rôle des réseaux sociaux nous semble ici particulièrement inquiétant.
En se focalisant sur un individu bien particulier, les internautes portent
atteinte non seulement à son intégrité mais aussi, plus largement et plus
insidieusement, à notre modèle démocratique.
En effet, la grève indique un mal être social. Ceux qui revendiquent, en
groupes constitués, reçoivent une protection particulière[4]. Si l’on exclut la grève de la faim, la grève
est bien l’acte d’un groupe avec toute la solidarité que cela implique. Dans
les luttes sociales, cette notion de groupe est stratégique, ce qui conforte
par exemple les actions en « front commun », etc.
Or, que voit-on apparaître
avec le reportage sur Mme R et ses suites sur les réseaux sociaux ? La
possibilité de placer directement, en
quelques minutes, sur l’autel sacrificiel un individu clairement identifié. Mme
R n’est plus membre d’un groupe de grévistes, elle devient le personnage
principal d’une vidéo, son héroïne en quelque sorte. Ou plus exactement,
l’anti-héroïne, voire le bouc-émissaire. En injuriant et en demandant la
démission de Mme R (par exemple via cette lettre
ouverte), en isolant un individu et en détruisant son image, les
internautes affaiblissent potentiellement tous les grévistes et, de facto, l’organisation
des grèves futures. Car qui osera encore dresser une barricade ou lancer des
oeufs s’il sait que, le soir, il sera la risée du pays ? Cette mise au
pilori virtuelle de chacun des grévistes aura-t-elle pour conséquence de rendre
les grèves plus calmes ou, au contraire, générera-t-elle une guérilla
encagoulée et organisée ? Ou bien encore aura-t-elle pour effet de faire
déserter les grévistes, au point de vider la grève de ses acteurs ?
Qui défendra les grévistes ?
Par ailleurs, les arguments
utilisés par les internautes tournent autour de « inacceptable de porter atteinte aux biens » ( propos repris par M. Elio Di Rupo sur
Bel RTL) , « le droit de
travailler est aussi un droit » ( ce qui n’est pas totalement exact
)et surtout : « chacun à le
droit de penser comme il le veut », … Mais réfléchissons bien à cette
dernière affirmation. Ceux qui voudraient prendre position pour Mme R, puisque
c’est leur droit aussi de penser comme cela (par extension de la ligne
précédente), se retrouvent en vérité doublement piégés
D’abord, ils sont englués par
et dans le cercle sociomédiatique. D’une
part, pour que leur plaidoyer soit entendu, il faut qu’ils utilisent les médias
sociaux. Ils doivent pouvoir trouver une place en vue sur la toile, à
contre-courant d’un flux massif. D’autre
part, un appel au débat serein suppose une prise de recul, un temps assez long
pour la réflexion, l’examen non seulement de l’incident initial mais aussi de
ce qui a permis de le transformer en buzz. Autrement dit la capacité de penser
hors du cercle sociomédiatique. Il faut
donc pouvoir penser à la fois dans et en dehors du cercle.
Cette première difficulté, qui
constitue un paradoxe surmontable à moyen terme, se complète d’un autre péril
pour ceux qui voudraient venir en aide à Mme R (ce que son syndicat a fait).
En effet, échaudés par l’empire du politiquement correct qui a déjà largement
réduit le débat public en lui imposant des balises, ils voient poindre avec le
tsunami virtuel de Mme R, une variante
inquiétante : le syndicalement
correct qui risque de rendre impossible des prises de position tranchées, à
l’exception de celles de l’indignation, ces réactions innombrables dans le cercle sociomédiatique. Que restera-t-il
dans cet univers syndicalement correct ?
Des grèves qui ne dérangent personne, des mobilisations immobiles, des
manifestations sans bruit, des grévistes en costume cravate et aux dents
blanches formés à la langue de bois ?
Paradoxalement, alors que dans
d’autres régions du monde, les nouveaux médias semblent participer à la
création de communautés, ici ils semblent pousser l’individualisme dans ses
derniers retranchements : non plus ma
liberté s’arrête là où celle de l’autre commence mais bien je renonce à exercer ma liberté pour être
certain de plus jamais rencontrer celle de l’autre, devenant ainsi
l’individu atomique. Politiquement, les réseaux sociaux
fonctionneraient-ils systématiquement en opposition avec le pouvoir en
place ? Aider à renverser les dictatures là où elles se trouvent et, chez nous,
mettre en péril notre modèle démocratique ? Le droit de grève n’est pas
forcément lié à la forme du régime politique en place. Mais que penser d’un
système politique dans lequel la grève serait autorisée par le gouvernement
mais rendue impossible par la population elle-même[5] ?
Au profit de quoi ou de qui ?
Madame R se retrouve au cœur
d’un cercle sociomédiatique qui la
dépasse totalement et qui constitue, à notre avis et pour les raisons évoquées
plus haut, le véritable enjeu sociétal. Ne serait-il pas judicieux de demander
des explications au vidéaste professionnel, aux responsables éditoriaux, voire
aux politiciens qui voient dans cette affaire l’occasion de gagner des minutes
d’antenne, aux annonceurs publicitaires… ? Mais aussi nous devrions-nous
pas nous interroger tous sur les conséquences de nos « likes » ?
Et essayer de penser en dehors du cercle ?
Démocratie ou populisme ?
Nous
avons volontairement éludé la question posée par le comportement de Mme R. En
fonction de ses opinions, le lecteur pourra se dire « Cercle sociomédiatique vicieux ou pas, elle est allée trop
loin »[6]
ou bien « Cercle sociomédiatique
vicieux ou pas, elle n’a quand même rien fait de mal. ». Nous ne
pouvons pas éviter indéfiniment d’examiner le bienfondé des remarques formulées.
Passant outre les indélicatesses utilisées par certains internautes (mais
n’est-ce pas une erreur en soi ? Elles combinent intimidation et
grossièretés), nous devons effectivement examiner l’hypothèse d’une sorte de consensus populaire, ou d’un référendum
instantané qui pourrait se targuer d’une certaine portée démocratique, à
travers les nouveaux médias. Les réseaux sociaux peuvent se concevoir comme une
sorte de gigantesque café de la place
où la population vient donner son avis. La majorité dégagée, si elle est
éclatante, pourrait-elle alors avoir une certaine légitimité ? Et si, à l’écoute de leurs concitoyens virtuels,
les politiciens surfent sur cette vague et qu’ils en profitent pour gagner
quelques points dans les sondages, est-ce un acte démocratique ou populiste ?
Outre le cas particulier de Mme R où l’on qualifiera l’acte principalement en
fonction de sa sympathie ou pas pour la grève, la question renvoie, plus
fondamentalement, à la conception que l’on se fait de la capacité du citoyen à
prendre part réellement à la chose publique. Nous revenons ici sur un sujet
plus classique en philosophie politique : le citoyen est-il assez
« éclairé » pour décider par lui-même ou doit-on le représenter et/ou
lui préparer les questions des débats de société ? Or, et c’est peut-être
la première fois dans l’histoire de la Modernité, les réseaux sociaux
permettent de tester un modèle de la sanction populaire immédiate, même si
c’est aujourd’hui encore en toute insécurité juridique et technique :
c’est ce qui est arrivé à Mme R. Une démocratie participative citoyenne
instantanée libre via des élections gratuites et écologiques qui conduit à
pacifier le débat : la majorité écrasante dit que Mme R est dans le faux,
donc la norme est fixée et les
opposants, par peur ou par correction, s’y soumettent. Et que demander de
plus ? Ceux qui sont catalogués à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche,
habitués à la technique du bouc-émissaire, répondront probablement, dans un
sourire : rien.
Pour
les autres, qu’ils se disent de droite, du centre ou de gauche, n’est-il pas grand
temps de s’interroger sur ce cercle
sociomédiatique… ?
[1] La pétition en question, contrairement à ce qui a parfois été
indiqué, ne demande pas la démission de Mme R mais bien des sanctions à son
encontre. L’auteur de la pétition s’offusque du comportement de Mme R mais ne
remet absolument pas en cause la légitimité des grèves. Il faut immédiatement
préciser que plusieurs autres pétitions veulent la soutenir (+). L’événement
a également suscité une pétition pour la reprise des punitions publiques dans le
cas de débordements syndicaux. Au 25 décembre, elles avaient récolté respectivement: 25137 – 984 – 64 et
12 signatures.
[2] Heureusement,
d’autres medias ont ensuite couvert l’événement. Notre critique concerne
surtout les reportages “en direct” qui sont aussi ceux qui reçoivent la plus
grande audience.
[3] Cette problématique
a été abordée notamment par Ignacio Ramonet dans “La Tyrannie de la
Communication” (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1999_num_122_1_2972_t1_0118_0000_2 )
[4] Nous ne sommes pas
en mesure de développer ici le statut exact de cette protection. La grève n’est en effet pas consacrée par
le droit belge
mais la Cour de Cassation la reconnaît et la protège. ( voir SPF Emploi, Travail et Concertation Sociale)
[5] On pourra lire l’analyse
des sociologues Daniel Zamora et Jean-Louis Siroux “La Belgique sous le choc: une syndicaliste froisse quelques vêtements dans
une grande surface” ( 23 décembre 2014 )
[6] Cette position peut
être tenue aussi bien par les anti-grévistes que par ceux qui défendent la
grève et estiment que Mme R déforce leur cause (c’est le cas de signataires de
la première pétition citée). D’autant
que Mme R n’a pas renié son acte.