Vous pouvez télécharger ici le syllabus 2019 et le powerpoint 2019. Ce syllabus a été complété par un premier chapitre spécialement consacré à quelques approches philosophiques de l'Etat.
Il s'agit pour moi d'un sujet de recherches. Si vous souhaitez me contacter à ce propos, n'hésitez pas à m'emailer.
PHILOSOPHIE DES SERVICES PUBLICS
COURS DES 7 et 21 février 2019
Ecole d'Administration et de Pédagogie
Province de Namur
COURS DES 7 et 21 février 2019
Ecole d'Administration et de Pédagogie
Province de Namur
Introduction[1] :
La philosophie
a une caractéristique étonnante: elle veut s’occuper de tout, partout, tout le
temps. Certains affirmeront que c’est parce qu’elle n’est pas capable de
définir son propre champ d’action ni peut-être même son objet. C’est possible
mais ce n’est pas forcément une faiblesse.
Les
philosophes observent les autres disciplines et le monde réel pour tenter d’en
tirer une Vérité ou des vérités. Même si, pour ces notions aussi, il n’y a
guère d’unanimité parmi les philosophes.
Alors comment
définir la philosophie ? Ses racines grecques nous en disent
beaucoup : l’amour de la sagesse. On peut aussi évoquer la tension vers la
sagesse, dans le sens d’une quête vers la sagesse. Le philosophe n’est pas un
sage mais il va chercher comment ce dernier l’est devenu.
Alors bien
sûr, devant la sagesse d’un service public, le philosophe ne peut qu’être
fasciné. Fasciné par l’ordre et le désordre d’un service public, par sa
hiérarchie (qui est tout de même, ce qui n’est pas rien, « l’ordre
sacré »), par l’éternité des missions réalisées et par leur renouvellement
permanent, par les rapports de loyauté des fonctionnaires envers tous les
régimes politiques envisageables…
Dans les
quelques heures de ce cours, nous allons nous pencher sur les différentes
évolutions de l’Etat et du service public. Le monde change et les souhaits du
citoyen, devenu client, se modifient également. Comment reconnaître et
comprendre ces demandes légitimes ? Comment rester neutre ?
Mais le cours
a également un enjeu pratique : aider les fonctionnaires à se mettre dans
l’esprit de citoyens aux pensées parfois très éloignées des leurs. Nos actions
en tant qu’agents des services publics peuvent être perçues parfois de façons
radicalement opposées par les citoyens. En proposant d’autres visions possibles
de l’Etat, l’espoir est de susciter le questionnement du fonctionnaire,
première étape pour comprendre l’autre.
1. Evolutions des conceptions de l’Etat
Il existe de nombreuses conceptions de l’Etat[2] .
Pour en dresser un bref résumé, nous allons mettre en relation l’image de
l’Etat avec celle de l’homme. Et plus spécialement des relations que les hommes
entretiennent entre eux. A première vue, deux grands courants peuvent se
dessiner : soit l’homme est un être social (Aristote, Platon…) soit
l’homme est une menace pour les autres hommes (Hobbes…).
En considérant l’Etat comme une entité quasi organique, il est alors
possible de concevoir les relations entre cet Etat et les hommes, on retrouvera
la même dichotomie : l’Etat est-il un ami ou un ennemi ?
1.1 L’homme est un ami de l’homme
Aristote
Pour Aristote, la cité constitue la communauté naturelle. Dans l’unité
de la cité (Polis), il n’y a pas
de distinction entre la société et l'Etat. La communauté politique est le lieu
où l’animal humain, doué de raison, déploie ses aptitudes en vue du bonheur.
Cette condition sociale est naturelle pour les hommes et pour les animaux.
L’Etat ne naît pas d’une convention, la cité est le prolongement naturel de la
famille et du village. La cité est le milieu d'accomplissement de la vie
humaine. Le bonheur c’est d’atteindre l’excellence, c’est-à-dire la
rationnalité, dans la production, l’action ou la contemplation. Et la
coordination de la production, c'est la cité. Donc la cité est la destination
naturelle de l'homme.
Platon
Chez
Platon, l'homme seul ne se suffit pas à lui-même. D’autres hommes doivent
répondre à ses besoins, selon leurs compétences. Donc il existe une division naturelle du
travail. Au niveau de la cité, l'auto-suffisance est acquise. Tout pourrait
aller pour le mieux à ce stade.
Mais
les désirs et le luxe vont entraîner la nécessité de modifier la structure de
la cité. Des gardiens vont apparaître pour éviter les vols et les conflits
intérieurs (police) et les agressions extérieures (armée).
Les
meilleurs gardiens apprennent le
Bien, ce sont les philosophes. Ces derniers sont appelés à gouverner.
Il ne s’agit donc pas du tout d’une démocratie. L’ordre social est hiérarchisé
et chaque catégorie doit disposer d’une vertu particulière: le Bien pour
Philosophes, le Courage pour les Gardiens et le Désir et la Tempérance pour les
Producteurs.
De plus, ils doivent tous être animés par une vertu complémentaire: la
justice politique. Cette dernière est un concept, pas un consensus
1.2 L’homme est un ennemi de l’homme.
Pour
Thomas Hobbes (1588 – 1679 - Le Léviathan, 1651 ), l'Etat est un rassemblement
artificiel d'individus. L'Etat n'est
pas une continuation spontanée mais bien une rupture radicale avec l'état de
Nature. Car, pour Hobbes, l’Etat de nature, c’est Bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous. Cette
guerre naturelle n'a sans doute jamais existé mais sans Etat, la société
tendrait vers elle. En effet, l’homme est un individu jaloux de sa distinction
et il développe un souci extrême de son profit, de sa sécurité et de sa
réputation. Vu l’égalité physique et spirituelle foncière entre les hommes, il
existe aussi une égalité dans l'espoir d'atteindre ses fins donc, de proche en
proche, se développent la concurrence, l’inimitié et la guerre.
La
vie civile est donc la négation et le dépassement de la Nature. L’homme
recherche sa paix et exige son consentement pour agir. Donc pour que l'Etat
soit légitime, il doit être reconnu nécessaire par tous. La nécessité qui va
être unanimement reconnue, c’est le puissance commune capable de faire face à
l'insécurité.
L’Etat
est un artifice qui maintient ensemble des individus qui
s'entredéchirent.
Les
individus abandonnent leurs prérogatives naturelles sur base du calcul
rationnel de leurs intérêts.
Ce
pacte social engendre le corps politique et le souverain. Cette
souveraineté est absolue, sa toute-puissance est incontestée. Mais il ne s'agit
pas de despotisme car l'Etat doit défendre les intérêts de chacun, Hobbes
propose de la sorte un Etat qui sera fondateur du libéralisme moderne.
1.3 L’homme est un ami et un ennemi de l’homme
Pour
John Locke (1632-1704), l’Etat est un simple instrument qui ne possède aucun
caractère sacré. C’est un instrument au moyen duquel les individus organisent
la préservation de leurs propriétés (vie, libertés, biens). Ces propriétés sont
plus importantes pour les hommes que la potentielle dangerosité des autres
hommes. Cette recherche légitime induit donc l’existence donc un droit à la
résistance contre l’Etat si ce dernier met ces propriétés en péril. Des
associations d’humains sont donc possibles, parfois même souhaitables, en
dehors de l’Etat.
Jean-Jacques
Rousseau (1712 – 1778) développe un Etat de Nature antérieur à celui de Hobbes.
A l’origine, les hommes vivent dans l’indépendance et la solitudz. Les
individus n'entretiennent pas de commerce. La propriété privée n'existe pas. L'orgueil est inconnu puisque les hommes sont séparés.
Puis les hommes se croisent et cela conduit à l'augmentation des passions et
puis à la guerre de tous contre tous comme Hobbes l’a décrit.
Mais
le but final de l'Etat reste la liberté originelle. En d’autres termes, l'Etat
est l’équivalent rationnel de la liberté originelle. La liberté instituée par
le contrat ne relève pas essentiellement de la volonté individuelle mais de la
volonté collective de l'Etat. Donc le sens de l'association est l'union
politique, pas le désarmement général.
Le
pouvoir absolu de l'Etat c’est l’ "Aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté" mais il ne s’agit pas d’une
soumission plutôt d’un principe de liberté civile. Si ce principe n’est pas
respecté, l’individu peut trahir l’Etat.
Avec l’Etat, les individus gagnent en liberté car la volonté générale
les protège. Cette volonté générale ne leur est pas étrangère mais propre.
1.4 L’Etat est l’ami de l’homme :
Mais l’Etat lui-même, considéré comme une entité quasi vivante peut à
son tour être considéré comme l’ami ou comme l’ennemi de l’homme.
Pour Hegel (1770-1831), l'Etat donne corps à la liberté rationnelle car
il incarne des lois universelles et il ordonne les affaires particulières à la
volonté générale. Ce mouvement est inéluctable et profondément souhaitable,
donc il ne peut pas y avoir de révoltes.
Pour
Max Weber (1864 – 1920), la société repose sur le conflit et sur la
coopération. Le groupement politique assure l'intégration des forces
antagonistes en faisant appliquer les lois et respecter les ordres. La
politique est une activité de contrainte par laquelle les gouvernants imposent
leur volonté aux gouvernés, y compris par la violence physique. Tout pouvoir
réclame le monopole de la violence physique mais l'Etat moderne possède une
rationnalité supérieure.
Ce
monopole de la violence ne signifie par l'asservissement mais le commandement
fondé sur le droit. L'obéissance n'est pas subie mais reconnue comme un devoir.
Pour
Spinoza (1632 – 1677), la liberté individuelle doit être l’objectif de l'Etat.
Autrement dit, la souveraineté n'est pas menacée par la liberté d'opinion.
L’Etat doit être puissant pour la sécurité et souple pour l'opinion. Cette
position est proche de celle de Hobbes mais ici les passions agressives de
l’homme sont limitées par la raison. Ce qui revient à dire que la liberté de
pensée est plus importante que la paix civile. La liberté de pensée peut donc
être pratiquée à condition qu’elle ne remette pas en cause les décrets et
n'incite pas les particuliers à agir de leur propre chef. Cette liberté est
nécessaire car si d’une part elle est réprimée, la situation devaient
insupportable et si d’autre part elle est utile car elle augmente la qualité
des contributions des citoyens.
John
Rawls (1921 – 2002) renonce à l’Etat de Nature ou à la fiction d’un pacte
social pour proposer une « position originelle » illustrée par son
célèbre « voile d'ignorance ».
Si des individus sont invités à participer à la création des lois de la société
qui régiront leurs vies et qu’ils ne savent pas du tout quel rôle ils tiendront
dans cette société ( voile d’ignorance) alors les participants choissiront
immanquablement : les droits fondamentaux dont la démocratie
constitutionnelle et la juste répartition des avantages qui implique un
Etat qui garantit économie et répartition.
On
lève le voile lentement et se dégage la démocratie de propriétaires.
Rawls estime qu'un régime socialiste libéral combinant propriété publique et
marché respecte les deux principes.
1.5 L’Etat est l’ennemi de l’homme :
Pour
Engels (1820 – 1895) l'Etat est le produit de la lutte des classes. Il n’est
pas la réalité effective de l'Idée morale comme chez Hegel. Car le réel n'est
pas la raison. La Raison n'est pas la rose
dans la croix du présent, mais l'avenir de l'humanité et il faut le
construire de ses mains. L’Etat moderne est le résultat de l’exploitation
bourgeoise. Contrairement à une idée bien ancrée, Marx et Engels, et donc le
marxisme originel, ne voyaient absolument pas d’un bon œil l’Etat.
L’Etat subit aussi de lourdes critiques venues des pensées libérales,
anarcho-capitalistes ou anarchistes[3].
L’idée générale est de considérer l’Etat comme une entrave permanente aux
libertés des individus .
Pour James Buchanan (1919 – 2013 ) qui est un économiste libertarien
(Prix Nobel 1986), l'Etat assure deux fonctions qui entrent en contradiction.
La première fonction « L’Etat-protecteur » fait l’unanimité :
agence de protection des droits et contrats personnels. La deuxième
« L’Etat-producteur » lui inspire le doute : agence qui conclut
des contrats collectifs et qui intervient donc dans l'économie mais contre le
gré et avec l’argent de la minorité. L'Etat doit s'interdire de violer les
libertés et propriétés individuelles mais il le fait. L'Etat n'est pas rationnel
économiquement et il développe des mécanismes clientélistes. Donc l'Etat-producteur
doit être subordonné à l'Etat-protecteur
Nozick
(1938 – 2002 ) veut lui la création d’un Etat minimal. Certes il existe un
consentement pour un pouvoir commun en vue de la sécurité des propriétés: protection
contre la force, le vol, la fraude et la garantie des contrats. Mais il ne faut
rien de plus sinon les conceptions du bien ne sont plus respectées.
L’Etat
minimal c’est la reconnaissance du droit de l'individu à l'autodétermination et
l’autorisation d’expérimenter la forme de vie personnelle ou collective qui lui
convient.
Pour
le libertarien radical Murray Rothbard (1926-1995), l’Etat est l’ennemi de la
liberté. Les hommes sont libres si et seulement si ils organisent eux-mêmes
leurs relations mutuelles. L'existence de l'Etat est illégitime. Aucune
domination n'est jamais nécessaire. Par exemple : les Droits de l'Homme
sont des droits de propriété. Autre exemple : la liberté de la presse se
réduit au droit de posséder une publication. Tous les services peuvent être
assurés, plus efficacement, par le marché. Il s’agit d’une position
anarcho-capitaliste.
L’Etat
n’est rien d’autre qu’une association de
malfaiteurs qui s'impose par l'expropriation et l'extorsion de fonds.
1.6 L’Etat est mortel
Nietzsche
(1844 – 1900) considère que l’humanité est en décadence depuis l’époque
grecque. L'esprit aristocratique et anti-égalitaire permettait l'élévation du
type humain. Mais il a subi les assauts de la raison sur les instincts vitaux
et créateurs (depuis Socrate et surtout Platon). Par ailleurs le christianisme
signe la victoire de la morale des esclaves sur celle des maîtres. L’Etat
moderne illustre l’expression achevée de l'égalitarisme chrétien, c’est-à-dire
le règne des plus médiocres. Cet Etat est un moteur de l’uniformisation du
peuple et de la dépersonnalisation de l'homme.
Heureusement
(si l’on peut dire), Nietzsche déclare que Dieu est mort, ainsi que toutes les
valeurs éternelles donc l'Etat va mourir à son tour. Que va-t-il se passer
ensuite ? Pour la plupart des gens cela conduira à l'épanouissement de la
particularité insignifiante. Pour d’autre, l’absence d’Etat offrira une
possibilité accrue de devenir maître de son destin: le Surhomme.
2. L’approche gauche-droite
2.1 Profit - exploitation ouvrière
La première approche
que nous allons développer est celle de la polarisation classique
gauche-droite. En reprenant rapidement la conceptualisation du capitalisme par
Marx, nous pouvons voir que le cœur du système libéral[4] bat avec et pour le profit. C’est parce que le
patron escompte un bénéfice qu’il va accepter d’entreprendre et, ainsi, de
créer de la richesse et des emplois. Pour Marx, le profit tiré de l’opération
par le patron est en vérité de l’exploitation ouvrière car, dans l’aventure,
ceux qui ont vraiment travaillé sont les ouvriers et c’est donc à eux que
devraient revenir le produit de leurs efforts. La pertinence de cette
distinction originelle entre gauche et droite est aujourd’hui elle-même
discutée. Entre autres puisque l’idéologie ultra-dominante ne remet plus en
cause, ou très peu, l’efficacité du moteur de l’économie par le profit.
Dans cette
double vision du monde, l’Etat a un rôle sensiblement différent.
Côté droite : Le marché doit
être libéré au maximum, c’est-à-dire que les entraves doivent être levées.
Parmi ces entraves, il y a bien entendu les réglementations en tous genres et
les impôts. Dans les deux cas, il s’agit de rôles classiquement dévolus à
l’Etat. L’Etat sera donc perçu comme un ennemi sauf pour les fonctions appelées
régaliennes : la justice, la sécurité, l’armée. Ces dernières missions, au
contraire, doivent être assurées sans faille pour que les acteurs du marché ou
ceux qui n’y participent pas ne puissent pas casser le jeu.
Côté gauche : Il faut
limiter l’exploitation ouvrière. Les techniques sont diverses : interdire
la propriété privée, partager tous les bénéfices ou les annuler, taxer le
travail, taxer le profit… Les méthodes ont été testées et le sont encore avec
des succès divers. Ici le rôle de l’Etat est plus important : il régule le
marché voire même s’y substitue. L’Etat peut aussi couvrir lui-même les frais
des travailleurs et leur bien-être : sécurité sociale, enseignement, …
La gauche et
la droite n’ont pas non plus la même vision sur le statut du fonctionnaire.
Pour la droite, le statut est une hérésie. Comme tout autre travailleur, le
fonctionnaire doit pouvoir répondre de ses actes, au travers d’un contrat qui le
lie à l’Etat et qui peut être résilié. C’est plus sain.
Côté gauche,
la nomination serait a priori plus adaptée puisqu’elle assure une indépendance
des fonctionnaires par rapport aux différents marchés, dont celui de l’emploi.
Il faut
également tenir compte, bien entendu, de l’indépendance par rapport au pouvoir
politique. La présence des contractuels n’est pas seulement une question de
placement de personnes aux compétences incertaines et disposant du bon atout
politique. Le véritable enjeu se situe dans les rapports de forces qui seront
possibles, ou pas, par la suite. Quel contrepouvoir reste-t-il à
l’Administration si le sommet de la hiérarchie est amovible ?
Pour être
exact, il faut admettre que les trois dernières Déclarations de Politique
Régionale précisent l’importance d’une administration constituée de
fonctionnaires nommés. Par exemples : « Le
Gouvernement donnera la priorité à l’emploi statutaire… »[5] « La priorité sera donnée à l’emploi
statutaire et son accès sera facilité pour le personnel contractuel … par
l’organisation régulière de sélections dans le respect des règles
d’objectivité. »[6]. Toutefois
les chiffres des engagements pour la Région Wallonne en 2013, on doit constater
que les contractuels étaient 120 alors que les statutaires étaient 100.
2.2 Conséquences :
-Nos usagers
se positionnent comme ils le souhaitent sur l’échiquier politique. Le
fonctionnaire, lui, est tenu à la neutralité mais la mission qu’il remplit se
situe, elle, en tant que telle, a un endroit particulier sur l’échiquier.
Pour cette raison, certains usagers seront plus ou moins disposés à répondre à
nos injonctions.
-La
distinction fonctionnaire – contractuel (ou mandataire) marque une séparation
plus profonde.
3. L’approche individus - communautés - Etat
Une autre
approche nous semble pertinente dans le cadre de ce cours, celle qui se
construit autour du communautarisme face à l’individualisme. Certains points se
recoupent avec la section précédente mais il existe des différences
essentielles.
3.1 Evolution historique
L’idée
générale est de repartir de la notion d’individu et de l’opposer à celle de la
communauté dans laquelle cet individu vit.
L’individu, tel qu’il avait été pressenti
par Descartes, est le cœur ultime de la société : il ne peut plus être
divisé. L’individu constitue le seul fondement rationnel et rigoureusement
certain de la société. C’est le cogito qui est le socle de chacun d’entre nous
et ce socle permet de constituer la société, avec une préférence raisonnable
pour la société démocratique. Notons que cet individu rationnel est réutilisé
par l’économie à travers la notion d’Homo Economicus. C’est aussi cet individu
qui est porteur des Droits de l’Homme. C’est toujours au même individu que
certains vont reprocher d’être l’acteur de l’individualisme, pris cette fois au
sens commun : c’est-à-dire le repli sur soi, la solitude…
Le communautarisme (ou mouvement
communautarien) affirme au contraire que ce qui peut fonder la vie en commun
est la communauté[7]. Dans cette
vision du monde, l’individu est un concept sans grand sens. Il peut même être
perçu comme un danger voire une folie. L'individu est une coquille vide
qui n'a pas de valeur en soi, ce qui compte, c'est le groupe dans lequel il
naît, vit et meurt. Les faits observables à l'appui de cette théorie sont les
suivants: même le Bon Sauvage utilise une langue, ce qui suppose une
communauté. Il est toujours porteur d'une culture. L'exemple extrême: l'Enfant
Loup semble relever de la fiction. Les expériences d'isolement ne correspondent
pas à des réussites personnelles flagrantes. Pour se développer, l'homme a
besoin des autres et d'un environnement culturel qui lui préexiste et qu'il
partage immanquablement.
Ce qui devient
important ici ce sont les règles préétablies qui entourent l'homme ou le membre
de la communauté (on évitera ici l'usage du terme individu). Ces règles sont
choisies par les générations précédentes et peuvent éventuellement être
adaptées par les "sages", les membres les plus anciens qui encadrent
le groupe.
On voit ici
disparaître une série de libertés au sein du groupe. Par exemple, le membre
doit participer à des réunions, doit payer sa cotisation… ce qui réduit
d'autant sa liberté d'action. Les contraintes imposées peuvent prendre des
formes diverses: tenues vestimentaires, prescrits alimentaires,
comportements...
L'ensemble
offre les avantages liés à la solidarité et donne un sens à la vie du
membre. Toutes ces règles donnent un sens et répondent à des questions souvent
essentielles. La communauté crée un chemin et accompagne ceux qui y
marchent. Elle leur offre des valeurs que les membres peuvent partager et qui
restent les leurs. Celui qui partage toutes leurs valeurs peut devenir membre
du groupe (s'il le souhaite ou, parfois, on l'y intègre "de force")
En philosophie
cela correspond à la constitution d'une morale. Au sein du groupe, on
peut déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, celui qui en fait
partie et celui qui est un "étranger"
Le danger
surgit lorsque ce groupe se referme sur lui-même et commence à
ronger ses propres membres (sectes).
3.2 La question de la neutralité.
"Morale",
voilà une notion qui nécessite ici un développement. Nous
n'établirons pas de distinction entre "éthique" et
"morale". Par contre nous reviendrons dans une section ultérieure sur
la déontologie. La morale est la philosophie de l'action, ou philosophie du
bien et du mal. Ce qui est bien est moral. Il faut donc s'entendre sur le bien
pour construire une morale. Dans une communauté, c'est possible tant que les
sages s'entendent sur la réglementation en vigueur. Le bien est intimement lié
à la communauté, ce qui signifie que là où il existe plusieurs communautés, il
existe plusieurs morales.
Nous devons
ici procéder à un détour historique[8]. Les Guerres
de Religion qui ont déchiré l'Europe ont montré à quel point la coexistence de
plusieurs morales pouvait s'avérer mortelle pour la vie en commun. La solution
qui a émergé est celle d'un Etat neutre qui garantit la sécurité aux individus
d'être membres, au pas, de la ou des communauté(s) qu'il choisit librement.
L'Etat doit aussi garantir la sécurité des différentes communautés. En échange,
les individus et les communautés abandonnent le recours à la violence et à
la possibilité d'imposer une morale spécifique à tous. Un Etat laïc est donc le
seul à pouvoir utiliser la violence et la contrainte (prisons, impôts...) et il
ne peut défendre aucune morale particulière. En ce sens l'Etat est amoral. Il ne défend aucune valeur
particulière.
Il est prié
par sa population d'assurer la sécurité de tous, dont la justice fait partie,
ce sont les fonctions régaliennes traditionnelles: police, armée...
On retrouve
une vision proche de celle de la Droite évoquée plus haut mais pour des raisons
différentes. Il s'agit maintenant de protéger les morales de chacun
contre les morales des autres, et pas de libérer le marché. Les
approches sont compatibles et sont, peut-être, les deux faces d'une même
médaille.
Toujours
est-il que les fonctionnaires doivent se souvenir que leur neutralité est
fondatrice de la paix sociale.
Si l'Etat est
amoral, il n'en est pas pour autant immoral. Il est en effet chargé de la
justice (et plus spécialement, ce qui n'est pas exactement la même chose, de
chasser l'injustice), de l'établissement et du respect des lois. Ces dernières,
contrairement aux règlements des communautés, s'imposent à tous. Elles ne sont
pas "bonnes" au "mauvaises", elles sont
"équitables" et "neutres". Sinon elles seront considérées
comme discriminatoires. Ce système est compliqué par l'existence des Droits de
l'Homme dont le statut est aujourd'hui contesté: s'agit-il d'une norme
universelle ou, encore, de valeurs imposées par l'Occident?
L'Etat peut
étendre ses activités pour autant qu'il respecte la neutralité et ne transmette
aucune valeur. Ainsi peut naître un
service public au public.
Il ne faut pas
perdre de vue que les grandes communautés auront tendance à vouloir
exercer elles-mêmes la justice et les autres prérogatives régaliennes. Elles
pourront y prétendre y compris via le processus démocratique. Lorsqu'une
communauté accède ainsi au statut d'Etat, le système devient extraordinairement
stable puisque l'Etat devient moral, une morale qui est partagée par
tous mais... l'apostat
correspond à la mort civile. On pense
principalement aux religions universalistes mais voyons aussi les tribunaux
spéciaux pour le football et pour les médecins.
4. Service (au) public
Ce que nous
avons appelé jusqu'ici "Etat" devient maintenant "Service
public" pour désigner les activités organisées par l'Etat. On l'a vu
ces activités peuvent être plus ou moins étendues en fonction de
l'approche que chacun adopte.
4.1 Le service au public
Ce
« service public » assure un « service au public ». Notons
que tout le « service au public » n’est pas assuré par le
« service public ». Une multitude se services sont en effet
« offerts » par le secteur privé. Notons d’ailleurs ici, pour
l’anecdote, l’expression « le client est roi » et l’usage quasiment obsessionnel
en marketing de slogans du genre « service après-vente »,
« notre réelle passion, c’est vous servir »… Un tel matraquage
indique bien sûr la présence d’un enjeu majeur.
Deux
différences notables sont à mentionner entre le service rendu par le secteur
public et celui offert par le secteur privé.
D’une part, la
question du profit revient ici. Normalement un service public ne produit pas de
bénéfice. Les taxes servent à payer le service ou, dans certains cas, à
dissuader des comportements mais pas à dégager des marges bénéficiaires.
D’autre part
le public concerné n’est pas totalement le même. Un service public s’adresse
aux citoyens, aux contribuables… mais pas à des gens dont la principale
caractéristique est d’être susceptible de payer. Autrement dit, pas à des
clients. Aujourd’hui, l’usage, venu avec le New Management Public, est
d’utiliser le terme clients pour désigner les usagers mais cette approche est
nouvelle et a tendance à oblitérer les
deux premières caractéristiques présentées.
4.2 Vers le secteur privé ?
Toutefois, les
promesses du marché libéré peuvent fasciner aussi bien les Parlements que la
hiérarchie : ce qui se traduira parfois par la privatisation ou la
restructuration, parfois aussi appelé modernisation. On retrouve d’innombrables
références à cette modernisation dans les DPR.
La
privatisation est possible dans presque tous les domaines parce que le profit
peut être tiré de pratiquement toutes les activités humaines. A condition de
rester dans un secteur concurrentiel. En effet, le monopole constitue une
injure économique. Pour reprendre notre exemple du service d’urgence,
constitue-t-il un secteur concurrentiel à l’échelle d’un pays?
La
restructuration ou modernisation : il faut entendre par ce terme toutes
les techniques issues du secteur privé et que l’on voit surgir dans le secteur
public : évaluations, objectifs opérationnels, valeurs… La méfiance
devrait cependant être de rigueur. D’une
part, au niveau théorique : si le cœur du capitalisme est bien le profit,
les outils construits à cette fin peuvent-ils fonctionner sans leur
moteur ? La question est loin d’être tranchée.
D’autre part,
au niveau des conséquences. Le secteur économique considère les employés comme
un facteur de productivité comme un autre, interchangeable à volonté,
délocalisable… Ce traitement peut génèrer des atteintes graves à la santé
mentale des agents[9]. Et,
aujourd’hui, l’efficacité totale semble elle-même être remise en cause.
5. L’évolution
La lame de
fond qui consiste à insister sur la nécessité à s’adapter est toutefois très
puissante, comme en témoignent les DPR. Il faudrait notamment que
l’Administration s’adapte aux souhaits des citoyens, qu’elle soit plus
« en ligne » par exemple ou plus réactive aux nouvelles situations. La
question se pose pourtant ici aussi : tous les citoyens ont-ils vraiment
besoin d’une adaptation permanente ou bien, au contraire, dans un monde en
pleine mutation, l’Administration publique ne doit-elle pas assurer la
stabilité ? N’y a-t-il pas aussi une partie de la population qui attend la
sérénité ? D’autre part, l’image du fonctionnaire est-elle vraiment
compatible avec celle de l’employé idéal véhiculé par le secteur privé ? Même
si elles sont politiquement réglées, ces questions restent philosophiquement ouvertes.
La
rationalisation des processus, la simplification administrative, la rigueur
budgétaire… autant de concepts qui semblent relever du bon sens. Ceux qui s’y
opposeraient pourraient même être taxés de fous, de profiteurs, de fainéants…
Toutefois il
nous faut placer l’accent sur deux éléments inclus tacitement dans ces
propositions d’amélioration.
Premièrement,
la rationalisation du processus présuppose qu’une rationalisation de la vie en
société est possible. Que l’on peut y arriver en utilisant la raison. C’est une
idée que l’on retrouve depuis Descartes et qui a été traduite dans
l’Administration par la technique dite de la bureaucratie. Régir la vie en commun par des bureaux chargés d’une
partie de la réalité. Cette façon d’agencer la gestion publique a généré ses
propres exagérations. Même lavé de la critique marxiste, Il n’est pas certain
que le fonctionnement par processus, management,… soit efficace. Mais cette
utilisation de la raison présente l’avantage non négligeable de la neutralité
garantie par la science. Les processus se veulent objectifs, donc sans besoin
de recourir à la bonne volonté des agents… au risque de conduire à une forme de
déshumanisation ?
Deuxièmement,
l’évolution elle-même, ou le progrès, peut être remise en cause. Même si
aujourd’hui l’acceptation du progrès est largement partagée (« on n’arrête pas le progrès »
ou « tout évolue »), il
n’en demeure pas moins vrai que la nécessité de gérer le bien commun est une
constante. L’organisation change au fil des civilisations ou des périodes mais
il n’est pas certain que cette organisation progresse suivant une courbe
évolutive. L’approche cyclique de la Grèce Antique, par exemple la succession
Age d’or – Age d’argent – Age de bronze pourrait très bien être retenue. Ceci
signifie qu’il ne faut pas forcément suivre les technologies nouvelles
aveuglément, même s’il faut tenir compte de changements inévitables.
6. Ethique de service : charte de valeurs - serment
La question de
l’éthique du service public a déjà été largement abordée dans votre cursus[10]. Nous
rappellerons ici l’un des points de la conclusion : « De par sa fonction de serviteur de l’Etat (…), le fonctionnaire
doit faire preuve de moralité, de loyauté et d’intégrité. Mais il doit
également porter une conscience éthique sur les valeurs de la responsabilité,
de la transparence et du service aux citoyens. »
Nous aimerions
simplement ici donner quelques idées sur le rapport entre « charte de
valeurs » et « serment ».
Philosophiquement,
la notion de valeurs pose un problème dans le contexte du service public. En
effet, comme nous l’avons vu : les valeurs sont classiquement liées à une
vision du bien et donc à une morale. Or un Etat moderne se définit souvent
comme étant neutre. Intégrer une charte de valeurs dans ce contexte relève donc
de l’incohérence ou, pour être plus constructif, du paradoxe. Alors comment
certains services sont-ils tout de même priés de constituer ou de signer une
charte de valeurs ?
Le terme
« valeurs » est lui-même sujet à beaucoup d’interprétations et de
définitions très variables : a de la valeur ce qui vaut la peine, la
valeur est ce pour quoi l’on est prêt à se battre, ce qui nous constitue … On
tourne vite en rond : « J’ai
des valeurs, je suis quelqu’un de bien ».
Parmi toutes
ces valeurs, patrons et employés devraient en trouver quelques-unes,
rassemblées dans une charte, et qui pourraient fédérer en interne et servir
d’image de marque en externe.
Notons que,
aux USA d’où provient cette idée, l’existence de cette charte de valeurs
présente également l’intérêt, depuis les années, d’octroyer des circonstances atténuantes en
cas de poursuites judiciaires[11].
Les
fonctionnaires nommés, eux, ont été priés de prêter un serment qui les engage
vis-a-vis des lois, du peuple et du gouvernement. Il n’y est pas question de
valeurs, puisque l’Etat moderne est amoral. Peut-on s’engager à être les
serviteurs de la neutralité et, simultanément, signer une charte de
valeurs ?
Les valeurs
qui vont s’assembler dans la charte seront-elles des notions si vagues et si
générales qu’elles en deviendront des déclarations de bonnes intentions :
honnêteté, justice…
Cette charte
va-t-elle venir modifier le Code du Fonctionnaire ? Peut-on envisager des
évaluations intégrant le respect de cette charte de valeurs ?
Bibliographie :
DEJOURS
Christophe « Le facteur humain », PUF, 2014
MICHEA
Jean-Claude « L’empire du moindre
mal : Essai sur la civilisation libérale » , Flammarion, coll.
Champs Essais, 2010.
WELLHOFF Thierry, “Les
valeurs: Donner du sens, Guider la communication, Construire la réputation”,
Eyrolles, Editions d’Organisation, 2009-2011
Vidéographie :
AUBERT
Nicole et CARRE Jean-Michel: “J’ai très mal au travail: cet obscur objet de
haine et de désir”, Editions Montparnasse, 2009.
RAMONET
Tancrède “Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme”, Arte Editions, 2017
SHYAMALAN Night “Le village”, Touchstone Home Vidéo, 2004.
Tancrède “Ni dieu ni maître, une histoire
de l’anarchisme”, Arte Editions, 2017
ZIV Ilan « Capitalisme », Zadig
Production, 2014 (Arte Editions).
Table des matières
Introduction :.......................................................................................................................... 1
1. Evolutions des conceptions
de l’Etat............................................................................. 2
1.1 L’homme est un ami de
l’homme................................................................................... 2
Aristote............................................................................................................................................................................................... 2
Platon.................................................................................................................................................................................................... 2
1.2 L’homme est une ennemi de
l’homme.......................................................................... 3
1.3 L’homme est un ami et un
ennemi de l’homme............................................................ 4
1.4 L’Etat est l’ami de
l’homme :........................................................................................... 4
1.5 L’Etat est l’ennemi de
l’homme :.................................................................................... 6
1.6 L’Etat est mortel.............................................................................................................. 7
2. L’approche gauche-droite................................................................................................ 7
2.1 Profit - exploitation ouvrière.......................................................................................... 7
2.2 Conséquences :................................................................................................................ 9
3. L’approche individus - communautés - Etat................................................................. 9
3.1 Evolution historique....................................................................................................... 9
3.2 La question de la neutralité......................................................................................... 11
4. Service (au) public.......................................................................................................... 13
4.1 Le service au public...................................................................................................... 13
4.2 Vers le secteur privé ?................................................................................................... 14
5. L’évolution........................................................................................................................ 16
6. Ethique de service : charte de valeurs -
serment...................................................... 17
Bibliographie :...................................................................................................................... 18
Vidéographie :....................................................................................................................... 18
[2] Pour se faire une
idée plus large des diverses conceptions de l’Etat: OZER Atila, “L’Etat”,
Garnier Flammarion, 2012. (http://amzn.to/2FioXRA ). Cet ouvrage propose des extraits d’ouvrages philosophiques en lien
direct avec l’Etat.
[3] À propos de l’anarchisme,
nous vous recommandons l’excellent reportage disponible en DVD: RAMONET
Tancrède “Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme”, Arte Editions,
2017. http://amzn.to/2HxFZM4
[4] Ceci nécessite de très grandes nuances que nous n’avons pas le temps
d’établir ici. Les personnes intéressées trouveront une remarquable introduction à cette
problématique dans les six reportages « Capitalisme », Zadig
Production, 2014 (Arte Editions).
[7] Voir à ce sujet, par
exemple, “Après la vertu” de Alasdair Macintyre. Un film présente, sous la
forme d’une fiction, les avantages et inconvénients d’une société construite
sur le communautarisme: SHYAMALAN Night
“Le village”, Touchstone Home Vidéo, 2004.
http://amzn.to/2oojBvQ
[8] Nous sommes conscients du caractère probablement idéologique des
lignes qui suivent mais il nous est impossible ici d'expliquer pourquoi
l'Histoire peut être vue comme une construction libérale. A ce sujet, voir
MICHEA Jean-Claude « L’empire du
moindre mal : Essai sur la civilisation libérale » ,
Flammarion, coll. Champs Essais, 2010.
[9] Comme le démontre
Christophe Dejours dans ses divers ouvrages. Le plus accessible est “Le facteur
humain”, au PUF. Voir aussi le
documentaire de Jean-Michel Carré: “J’ai très mal au travail: cet obscur objet
de haine et de désir”.
[10] Ce cours était basé
sur la conférence “Ethique et service public” donnée le 3 mars 2009 par Pierre CHALVIDAN.
[11] WELLHOFF Thierry, “Les
valeurs: Donner du sens, Guider la communication, Construire la réputation”,
Eyrolles, Editions d’Organisation, 2009-2011, pp. 11-12.
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POUR MEMOIRE :
PHILOSOPHIE DES SERVICES PUBLICS
Notes
provisoires mars 2015
Introduction :
La philosophie
a une caractéristique étonnante: elle veut s’occuper de tout, partout, tout le
temps. Certains affirmeront que c’est parce qu’elle n’est pas capable de définir
son propre champ d’action ni peut-être même son objet. C’est possible mais ce
n’est pas forcément une faiblesse.
Les
philosophes observent les autres disciplines et le monde réel pour tenter d’en
tirer une Vérité ou des vérités. Même si, pour ces notions aussi, il n’y a
guère d’unanimité parmi les philosophes.
Alors comment
définir la philosophie ? Ses racines grecques nous en disent
beaucoup : l’amour de la sagesse. On peut aussi évoquer la tension vers la
sagesse, dans le sens d’une quête vers la sagesse. Le philosophe n’est pas un
sage mais il va chercher comment ce dernier l’est devenu.
Alors bien
sûr, devant la sagesse d’un service public, le philosophe ne peut qu’être
fasciné. Fasciné par l’ordre et le désordre d’un service public, par sa hiérarchie
(qui est tout de même, ce qui n’est pas rien, « l’ordre sacré »), par
l’éternité des missions réalisées et par le renouvellement permanent, par les
rapports de loyauté des fonctionnaires envers tous les régimes politiques
envisageables…
Dans les quelques
heures de ce cours, nous allons nous pencher sur un élément essentiel du
service public : le rôle qu’il joue dans différents types de régulation de
la société en nous attardant sur deux cadres conceptuels majeurs : le
clivage gauche/droite et la distinction individu/communauté. Ces deux approches
nous permettront de mieux étudier l’évolution des services publics : ce
qu’ils sont, comment ils évoluent et quel rôle y joue le fonctionnaire. Le
cours ne donnera pas de réponse, il ouvrira les questions qui seront notamment traitées
par les autres cours de cette formation : principalement
« Planification et organisation », « GRH et communication »
et « Bien être au travail ».
Lors de la prochaine séance, et sur base de ces
éléments théoriques, l’objectif (dans le
cadre d’un échange avec vos situations vécues) sera de montrer comment nos
actions en tant qu’agents des services publics peuvent être perçues parfois de
façons radicalement opposées par les citoyens, par nos collègues ou par notre
hiérarchie.
1. L’approche gauche-droite
Profit - exploitation ouvrière
La première approche
que nous allons développer est celle de la polarisation classique
gauche-droite. En reprenant rapidement la conceptualisation du capitalisme par
Marx, nous pouvons voir que le cœur du système libéral[1] bat avec et pour le profit. C’est parce que le
patron escompte un bénéfice qu’il va accepter d’entreprendre et, ainsi, de
créer de la richesse et des emplois. Pour Marx, le profit tiré de l’opération
par le patron est en vérité de l’exploitation ouvrière car, dans l’aventure,
ceux qui ont vraiment travaillé sont les ouvriers et c’est donc à eux que
devraient revenir le produit de leurs efforts. La pertinence de cette
distinction originelle entre gauche et droite est aujourd’hui elle-même
discutée. Entre autres puisque l’idéologie ultra-dominante ne remet plus en
cause, ou très peu, l’efficacité du moteur de l’économie par le profit.
Dans cette
double vision du monde, l’Etat a un rôle sensiblement différent.
Côté droite : Le marché
doit être libéré au maximum, c’est-à-dire que les entraves doivent être levées.
Parmi ces entraves, il y a bien entendu les réglementations en tous genres et
les impôts. Dans les deux cas, il s’agit de rôles classiquement dévolus à
l’Etat. L’Etat sera donc perçu comme un ennemi sauf pour les fonctions appelées
régaliennes : la justice, la sécurité, l’armée. Ces dernières missions, au
contraire, doivent être assurées sans faille pour que les acteurs du marché, ou
ceux qui n’y participent pas, ne puissent pas casser le jeu.
Côté gauche : Il faut
limiter l’exploitation ouvrière. Les techniques sont diverses : interdire
la propriété privée, partager tous les bénéfices ou les annuler, taxer le
travail, taxer le profit… Les méthodes ont été testées et le sont encore avec
des succès divers. Ici le rôle de l’Etat est plus important : il régule le
marché voire même s’y substitue. L’Etat peut aussi couvrir lui-même les frais
des travailleurs et leur bien-être : sécurité sociale, enseignement, …
La gauche et
la droite n’ont pas non plus la même vision sur le statut du fonctionnaire.
Côté droite le statut est
une hérésie. Comme tout autre travailleur, le fonctionnaire doit pouvoir
répondre de ses actes, au travers d’un contrat qui le lie à l’Etat et qui peut
être résilié. C’est plus sain.
Côté gauche : la
nomination serait a priori plus adaptée puisqu’elle assure une indépendance des
fonctionnaires par rapport aux différents marchés, dont celui de l’emploi.
Il faut
également tenir compte, bien entendu, de l’indépendance par rapport au pouvoir
politique. Les trois dernières Déclarations de Politique Régionale précisent
l’importance d’une administration constituée de fonctionnaires nommés. Par
exemple : « Le Gouvernement donnera
la priorité à l’emploi statutaire… »[2]
« La priorité sera donnée à l’emploi
statutaire et son accès sera facilité pour le personnel contractuel … par
l’organisation régulière de sélections dans le respect des règles
d’objectivité. »[3].
Toutefois dans les chiffres des engagements pour la Région Wallonne en 2013, on
doit constater que les contractuels étaient 120 alors que les statutaires
étaient 100.
Conséquences :
-Nos usagers
se positionnent comme ils le souhaitent sur l’échiquier politique. Le fonctionnaire,
lui, est tenu à la neutralité mais la mission qu’il remplit se situe, elle, en
tant que telle, a un endroit particulier sur l’échiquier. Pour cette
raison, certains usagers seront plus ou moins disposés à répondre à nos
injonctions.
-La distinction
fonctionnaire – contractuel (ou mandataire) marque une séparation profonde.
2. L’approche individus - communautés - Etat
Une autre
approche nous semble pertinente dans le cadre de ce cours, celle qui se
construit autour du communautarisme face à l’individualisme. Certains points se
recoupent avec la section précédente mais il existe des différences
essentielles.
Evolution historique
L’idée
générale est de repartir de la notion d’individu et de l’opposer à celle de la
communauté dans laquelle cet individu vit.
L’individu, tel qu’il avait été pressenti
par Descartes, est le cœur ultime de la société : il ne peut plus être
divisé. L’individu constitue le seul fondement rationnel et rigoureusement
certain de la société. C’est le cogito qui est le socle de chacun d’entre nous
et ce socle permet de constituer la société, avec une préférence raisonnable
pour la société démocratique. Notons que cet individu rationnel est réutilisé
par l’économie à travers la notion d’Homo Economicus. C’est aussi cet individu
qui est porteur des Droits de l’Homme. C’est toujours au même individu que
certains vont reprocher d’être l’acteur de l’individualisme, pris cette fois au
sens commun : c’est-à-dire le repli sur soi, la solitude…
Ce qui devient
important ici ce sont les règles préétablies qui entourent l'homme ou le membre
de la communauté (on évitera ici l'usage du terme individu). Ces règles sont
choisies par les générations précédentes et peuvent éventuellement être
adaptées par les "sages", les membres les plus anciens qui encadrent
le groupe.
On voit ici
disparaître une série de libertés au sein du groupe. Par exemple, le membre
doit participer à des réunions, doit payer sa cotisation… ce qui réduit
d'autant sa liberté d'action. Les contraintes imposées peuvent prendre des
formes diverses: tenues vestimentaires, prescrits alimentaires,
comportements...
L'ensemble
offre les avantages liés à la solidarité et donne un sens à la vie du
membre. Toutes ces règles donnent un sens et répondent à des questions souvent
essentielles. La communauté crée un chemin et accompagne ceux qui y
marchent. Elle leur offre des valeurs que les membres peuvent partager et qui restent
les leurs. Celui qui partage toutes leurs valeurs peut devenir membre du groupe
(s'il le souhaite ou, parfois, on l'y intègre "de force")
En philosophie
cela correspond à la constitution d'une morale. Au sein du groupe, on
peut déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, celui qui en fait
partie et celui qui est un "étranger"
Le danger
surgit lorsque ce groupe se referme sur lui-même et commence à
ronger ses propres membres (sectes).
La question de la neutralité.
"Morale",
voilà une notion qui nécessite ici un développement. Nous
n'établirons pas de distinction entre "éthique" et
"morale". Par contre nous reviendrons dans une section ultérieure sur
la déontologie. La morale est la philosophie de l'action, ou philosophie du
bien et du mal. Ce qui est bien est moral. Il faut donc s'entendre sur le bien
pour construire une morale. Dans une communauté, c'est possible tant que les
sages s'entendent sur la réglementation en vigueur. Le bien est intimement lié
à la communauté, ce qui signifie que là où il existe plusieurs communautés, il
existe plusieurs morales.
Nous devons
ici procéder à un détour historique[5]. Les
Guerres de Religion qui ont déchiré l'Europe ont montré à que point la
coexistence de plusieurs morales pouvait s'avérer mortelle pour la vie en
commun. La solution qui a émergé est celle d'un Etat neutre qui garantit la
sécurité aux individus et leur permet d'être membres, au pas, de la ou des
communauté(s) qu'ils choisissent librement. L'Etat doit aussi garantir la
sécurité des différentes communautés. En échange, les individus et les
communautés abandonnent le recours à la violence et à la possibilité
d'imposer une morale spécifique à tous. Un Etat laïc est donc le seul à pouvoir
utiliser la violence et la contrainte (prisons, impôts...) et il ne peut
défendre aucune morale particulière. En ce sens l'Etat est amoral. Il ne défend aucune valeur particulière.
Il est prié
par sa population d'assurer la sécurité de tous, dont la justice fait partie,
ce sont les fonctions régaliennes traditionnelles: police, armée...
On retrouve
une vision proche de celle de la Droite évoquée plus haut mais pour des raisons
différentes. Il s'agit maintenant de protéger les morales de chacun
contre les morales des autres, et pas de libérer le marché. Les
approches sont compatibles et sont, peut-être, les deux faces d'une même
médaille.
Toujours
est-il que les fonctionnaires doivent se souvenir que leur neutralité est
fondatrice de la paix sociale.
Si l'Etat est
amoral, il n'en est pas pour autant immoral. Il est en effet chargé de la
justice (et plus spécialement, ce qui n'est pas exactement la même chose, de
chasser l'injustice), de l'établissement et du respect des lois. Ces dernières,
contrairement aux règlements des communautés, s'imposent à tous. Elles ne sont
pas "bonnes" ou "mauvaises", elles sont
"équitables" et "neutres". Sinon elles seront considérées
comme discriminatoires. Ce système est compliqué par l'existence des Droits de
l'Homme dont le statut est aujourd'hui contesté: s'agit-il d'une norme
universelle ou, encore, de valeurs imposées par l'Occident?
L'Etat peut
étendre ses activités pour autant qu'il respecte la neutralité et ne transmette
aucune valeur. Ainsi peut naître un
service public au public.
Il ne faut pas
perdre de vue que les grandes communautés auront tendance à vouloir
exercer elles-mêmes la justice et les autres prérogatives régaliennes. Elles
pourront y prétendre y compris via le processus démocratique. Lorsqu'une
communauté accède ainsi au statut d'Etat, le système devient extraordinairement
stable puisque l'Etat devient moral, une morale qui est partagée par
tous mais... l'apostat
correspond à la mort civile. On pense
principalement aux religions universalistes mais voyons aussi les tribunaux
spéciaux pour le football et pour les médecins.
3. Service (au) public
Ce que nous
avons appelé jusqu'ici "Etat" devient maintenant "Service
public" pour désigner les activités organisées par l'Etat. On l'a vu,
ces activités peuvent être plus ou moins étendues en fonction de
l'approche que chacun adopte.
Le service au public
Ce
« service public » assure un « service au public ». Notons
que tout le « service au public » n’est pas assuré par le
« service public ». Une multitude se services sont en effet
« offerts » par le secteur privé. Notons d’ailleurs ici, pour
l’anecdote, l’expression « le client est roi » et l’usage quasiment
obsessionnel en marketing de slogans du genre « service
après-vente », « notre réelle passion, c’est vous servir »… Un
tel matraquage indique la présence d’un enjeu majeur.
Deux
différences notables sont à mentionner entre le service rendu par le secteur
public et celui offert par le secteur privé.
D’une part, la
question du profit revient ici. Normalement un service public ne génère pas de
bénéfice. Les taxes servent à payer le service ou, dans certains cas, à
dissuader des comportements mais pas à dégager des marges bénéficiaires.
D’autre part
le public concerné n’est pas totalement le même. Un service public s’adresse
aux citoyens, aux contribuables… mais pas à des gens dont la principale
caractéristique est d’être susceptible d’acheter. Autrement dit, pas à des
clients. Aujourd’hui, l’usage, venu avec le New Management Public, est
d’utiliser le terme clients pour désigner les usagers. Cette approche a tendance
à oblitérer les deux caractéristiques présentées ci-dessus.
Vers le secteur privé ?
Toutefois, les
promesses du marché libéré peuvent fasciner aussi bien les Parlements que la
hiérarchie : ce qui se traduira parfois par la privatisation ou la restructuration,
parfois aussi appelé modernisation.
On retrouve d’innombrables références à ce désir de modernisation dans les DPR.
La privatisation est possible dans
presque tous les domaines parce que le profit peut être tiré de pratiquement
toutes les activités humaines. Notons l’importance de conserver un secteur concurrentiel. Pour
le client, les avantages du marché disparaissent avec le monopole. Pour
reprendre notre exemple du service d’urgence, constitue-t-il un secteur
concurrentiel à l’échelle d’un pays?
La restructuration ou modernisation : il faut
entendre par ce terme toutes les techniques issues du secteur privé et que l’on
voit surgir dans le secteur public : évaluations, objectifs opérationnels,
valeurs…
On peut noter des
résistances. D’une part, au niveau
théorique : si le cœur du capitalisme est bien le profit, les outils
construits à cette fin peuvent-ils fonctionner sans leur moteur ? La
question est loin d’être tranchée.
D’autre part,
au niveau des conséquences sur le personnel. Le secteur économique considère
les employés comme un facteur de productivité comme un autre, interchangeables
à volonté, délocalisables… Ce traitement peut générer des atteintes graves, par
exemple, à la santé mentale des agents[6]. Et,
aujourd’hui, l’efficacité totale semble elle-même être remise en cause.
4. L’évolution des services publics
Un peu d’histoire
Dans nos
régions, la Période Autrichienne semble avoir posé les jalons de
l’Administration, mais il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale
pour voir des réformes majeures. Dans
les années 20, il faut reconstruire : « Si
l’ouvrier et le fonctionnaire étaient des soldats au service de la patrie
durant la guerre, ils deviennent des soldats du « redressement
économique » en temps de paix »[7]
Cette période est marquée par une intention de rationalisation et de
standardisation. La crise des années 30 va entraîner des avancées dans cette
direction. En Belgique, les bases juridiques de la « fonction
publique » sont posées en octobre 1937.
Après la
Seconde guerre mondiale, il s’agit de ressouder les nations, l’Etat-Providence
va se développer et la « fonction publique » en est le bras armé. On
constate une augmentation considérable des services et du personnel. Et, contrairement à ce qui précède, la
rationalisation est remplacée par l’hétérogénéité.
De nouvelles
réformes apparaitront dans les années 80, venues elles aussi de l’univers
anglo-saxon. Parmi celles-ci, on notera
la réforme Copernic en 1999.
La perception
même du rôle de l’Etat progresse également. Non seulement selon les deux
approches vues ci-dessus mais également selon une idéologie nouvelle qui a
profondément marqué le 20ème siècle et que nous nommerons, pour
faire bref, la post-modernité. Les grands récits fondateurs de nos
civilisations sont remis en cause, les instances régulatrices aussi (école,
famille,…) et l’Etat n’échappe pas à cette condamnation. L’Etat se fond dans
les relations humaines, la notion de « gouvernement » perd de son
aura pour être remplacée par celle de « gouvernance »[8]. Certes
l’Etat, et donc les fonctionnaires, garde un rôle important mais il n’est plus central.
Il est prié de se mettre au régime.
On pourrait
dire que l’Etat se met au service non plus du public mais de l’individu. Ce
dernier est dorénavant en droit d’exiger la transparence, le droit de se plaindre… On consultera avec
intérêt le « Code européen de bonne conduite administrative »[9] à ce
sujet. Ce document n’est pas obligatoire mais il donne une orientation générale
pour toute l’UE. Le médiateur européen s’y exprime en ces termes : « (le Code) aide les citoyens à
comprendre leurs droits et à les faire valoir, et promeut l’intérêt public dans
une administration européenne ouverte, efficace et indépendante [10]».
Les éventuelles modifications statutaires prises dans nos services seront
vraisemblablement prises dans le cadre de ce code.
Les changements en Wallonie
Suivant le
processus engagé par l’échelon fédéral, le Gouvernement wallon a pris des
décisions pour moderniser son administration entre 2006 et 2008. Luc Mélotte,
ancien directeur général Personnel et Affaires générales du SPW développe
certains objectifs de la modernisation : « … au niveau de l’organisation, la garantie d’une organisation
qui tend vers un service fiable de qualité ; au niveau des ressources
humaines, l’accroissement de la motivation et le bien-être des fonctionnaires
wallons dans leur travail… enfin, au niveau de la bonne gouvernance et du
management, l’institutionnalisation d’un contact permanent entre, d’une part,
l’administration et les ministres et, d’autre part, entre l’administration et
l’ensemble des opérateurs publics dans chaque secteur d’activité. »[11]
(On retrouve les objectifs développés dans les autres cours de cette
orientation). Dans son article dont la lecture est éclairante sur le
déroulement de cette modernisation, Luc Mélotte reconnaît ensuite les
difficultés inhérentes à la structure actuelle de l’administration en Wallonie
mais aussi aux phénomènes de résistances aux changements. Il pointe également
le fossé qui sépare les intentions de dépolitisation affichées par le
gouvernement et la pratique finale réelle.
En Wallonie,
la lame de fond qui consiste à insister sur la nécessité de moderniser
l’Administration ne s’arrête pas avec la période 2006-2008, comme en témoignent,
nous l’avons déjà évoqué, les DPR dans lesquelles on retrouve d’innombrables
références à un service public au service du citoyen.
Regard critique
Il faudrait
notamment que l’Administration s’adapte aux souhaits des citoyens, qu’elle soit
plus « en ligne » par exemple ou plus réactive aux nouvelles
situations. La question se pose pourtant ici aussi : tous les
citoyens ont-ils vraiment besoin d’une adaptation permanente ou bien, au
contraire, dans un monde en pleine mutation, l’Administration publique ne
doit-elle pas assurer la stabilité ? N’y a-t-il pas aussi une partie de la
population qui attend la sérénité ? D’autre part, l’image du fonctionnaire
est-elle vraiment compatible avec celle de l’employé idéal véhiculée par le
secteur privé ? Même si elles sont politiquement réglées, ces questions
restent philosophiquement ouvertes.
La
rationalisation des processus, la simplification administrative, la rigueur
budgétaire… autant de concepts qui semblent relever, à première vue, du bon
sens élémentaire. Ceux qui s’y opposeraient pourraient même être taxés de fous,
de profiteurs, de fainéants etc…
Toutefois, en
philosophe, il nous faut placer l’accent sur deux présupposés inclus tacitement
dans ces propositions d’amélioration :
Premièrement, la
rationalisation du processus administratif présuppose qu’une rationalisation de
la vie en société est possible : que l’on peut arriver à gérer la chose
publique en utilisant la raison. C’est une idée que l’on retrouve depuis
Descartes et qui a été traduite dans l’Administration par la technique dite de
la bureaucratie : régir la vie
en commun par des bureaux chargés d’une partie de la réalité. Cette façon
d’agencer la gestion publique a généré ses propres exagérations.
Même lavé de
la critique marxiste, Il n’est pas certain que le fonctionnement par processus,
new management public (pour peu que ce dernier soit similaire au management
privé),… soit efficace. Mais cette utilisation de la raison présente l’avantage
non négligeable de la neutralité garantie par la science. Les processus se
veulent objectifs, donc sans besoin de recourir à la bonne volonté des agents…
au risque de conduire à une forme de déshumanisation ? Il faut encore
mentionner une critique dans la critique : celle qui consiste à dire que
la rationalisation économique ne relève pas de la raison mais d’une idéologie.
Mais cela ne change pas notre remarque.
Deuxièmement, l’évolution
elle-même, ou le progrès, peut être remise en cause. Même si aujourd’hui l’acceptation
du progrès est largement partagée (« on
n’arrête pas le progrès » ou « tout
évolue »), il n’en demeure pas moins vrai que la nécessité de gérer le
bien commun est une constante. L’organisation change au fil des civilisations
ou des périodes mais il n’est pas certain que cette organisation progresse
suivant une courbe évolutive. L’approche cyclique de la Grèce Antique, par
exemple la succession Age d’or – Age d’argent – Age de bronze pourrait très
bien être retenue. Ceci signifie qu’il ne faut pas forcément suivre les
technologies nouvelles aveuglément, même s’il faut tenir compte de changements
inévitables.
5. Ethique de service : charte de valeurs - serment
La question de
l’éthique du service public a déjà été largement abordée dans votre cursus[12]. Nous
rappellerons l’un des points de la conclusion : « De par sa fonction de serviteur de l’Etat (…), le fonctionnaire
doit faire preuve de moralité, de loyauté et d’intégrité. Mais il doit
également porter une conscience éthique sur les valeurs de la responsabilité,
de la transparence et du service aux citoyens. »
Nous aimerions
simplement ici donner quelques idées sur le rapport entre « charte de
valeurs » et « serment ».
Philosophiquement,
la notion de valeurs pose un problème dans le contexte du service public. En
effet, comme nous l’avons vu : les valeurs sont classiquement liées à une
vision du bien et donc à une morale. Or un Etat moderne se définit souvent
comme étant neutre. Intégrer une charte de valeurs dans ce contexte relève donc
de l’incohérence ou, pour être plus constructif, du paradoxe. Alors comment
certains services sont-ils tout de même priés de constituer ou de signer une
charte de valeurs ?
Le terme
« valeurs » est lui-même sujet à beaucoup d’interprétations et de
définitions très variables : a de la valeur ce qui vaut la peine, la
valeur est ce pour quoi l’on est prêt à se battre, ce qui nous constitue … On
tourne vite en rond : « J’ai
des valeurs, je suis quelqu’un de bien ».
Parmi toutes
ces valeurs, patrons et employés devraient en trouver quelques-unes,
rassemblées dans une charte, et qui pourraient fédérer en interne et service
d’image de marque en externe.
Notons que,
aux USA d’où provient cette idée, l’existence de cette charte de valeurs
présente également l’intérêt, depuis les années, d’octroyer des circonstances
atténuantes en cas de poursuites judiciaires[13].
Les
fonctionnaires nommés, eux, ont été priés de prêter un serment qui les engage
vis-a-vis des lois, du peuple et du gouvernement. Il n’y est pas question de
valeurs, puisque l’Etat moderne est amoral. Peut-on s’engager à être les
serviteurs de la neutralité et, simultanément, signer une charte de
valeurs ?
Les valeurs
qui vont s’assembler dans la charte seront-elles des notions si vagues et si
générales qu’elles en deviendront des déclarations de bonnes intentions :
honnêteté, justice…
Cette charte
va-t-elle venir modifier le Code du Fonctionnaire ? Peut-on envisager des
évaluations intégrant le respect de cette charte de valeurs ?
Conclusion :
Notre rapide
tour d’horizon a ouvert de nombreuses questions, ce qui était l’objectif. L’intérêt,
à nos yeux, réside dans l’idée que les questions soulevées ici sont également
soulevées par les citoyens. Nous avons vu différentes grilles de lecture qui
elles-mêmes génèrent des réponses variées. L’enjeu est de pouvoir interroger
nos propres opinions et mieux cerner celles des autres usagers de l’Etat, qu’il
s’agisse de nos collègues, de la hiérarchie, des politiques ou des citoyens…
Nous l’avons
vu, certaines questions sont tranchées par les déclarations gouvernementales,
c’est le cas pour l’attitude à adopter vis-à-vis de la modernisation :
rationalisation, planification, organisation… Autant de points qui seront
étudiés dans les autres cours.
Table des
matières
Introduction :.......................................................................................................................... 1
1. L’approche gauche-droite................................................................................................ 2
Profit - exploitation ouvrière................................................................................................ 2
Conséquences :...................................................................................................................... 4
2. L’approche individus - communautés - Etat................................................................. 4
-Evolution historique............................................................................................................ 4
-La question de la neutralité................................................................................................. 6
3. Service (au) public............................................................................................................. 8
Le service au public............................................................................................................... 8
Vers le secteur privé ?........................................................................................................... 9
4. L’évolution des services publics.................................................................................. 10
Un peu d’histoire................................................................................................................. 10
Les changements en Wallonie............................................................................................ 11
Regard critique................................................................................................................... 12
5. Ethique de service : charte de valeurs -
serment...................................................... 13
Conclusion :........................................................................................................................... 14
[1] Ceci nécessite de très grandes nuances que nous n’avons pas le temps
d’établir ici. Les personnes intéressées trouveront une remarquable introduction à cette
problématique dans les six reportages « Capitalisme », Zadig
Production, 2014 (Arte Editions).
[4] Voir à ce sujet, par
exemple, “Après la vertu” de Alasdair Macintyre. Un film présente, sous la
forme d’une fiction, les avantages et inconvénients d’une société construite
sur le communautarisme: “Le village”
par M. Night Shyamalan.
[5] Ce détour sera taxé par certains de raccourci, nous sommes
conscients du caractère probablement idéologique des lignes qui suivent mais il
nous est impossible ici d'expliquer pourquoi l'Histoire peut être vue comme une
construction libérale. A ce sujet, voir « L’empire
du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale » , Jean-Claude
Michéa, Flammarion, coll. Champs Essais, 2010.
[6] Comme le démontre
Christophe Dejours dans ses divers ouvrages. Le plus accessible est “Le facteur
humain”, au PUF. Voir aussi le
documentaire de Jean-Michel Carré: “J’ai très mal au travail: cet obscur objet
de haine et de désir”.
[7] BERTRAMS Kenneth “Un
héritage technocratique refoulé” in “Politique: revue des débats”, n°78,
janvier-février 2013, p.28. Nous reprenons ici les grandes lignes de cet
article.
[8] Au sujet de la gouvernance: NASSAUX Jean-Paul
“Gouvernance: un bien ou un mal?”, in Politique: revue des débats”, n°78,
janvier-février 2013, pp. 22-24.
[9] http://www.ombudsman.europa.eu/fr/resources/code.faces#/page/1
[11] MELOTTE Luc
“Wallonie: une révolution culturelle” in Politique: revue des débats”, n°78,
janvier-février 2013, pp. 41-42.
[12] Ce cours était basé
sur la conférence “Ethique et service public” donnée le 3 mars 2009 par Pierre
CHALVIDAN.
[13] WELLHOFF Thierry, “Les
valeurs: Donner du sens, Guider la communication, Construire la réputation”,
Eyrolles, Editions d’Organisation, 2009-2011, pp. 11-12.
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