jeudi 30 avril 2020

Voyage en confinitude (8) : La baie des pangolins


Voyage en confinitude (8) : La baie des pangolins


Je rame à nouveau sur la Mer de l’Inconnu. Le dragon m’attire, je veux voir ses écailles, elle m’apporteront peut-être enfin la vérité. L’Inconnu finit par lasser. Parfois j’envie ceux qui se sont installés sur l’Ile du Totem, ils ont réponse à tout, tout le temps. Avant de quitter mes terres, je me souviens du flux continu qu’ils laissaient sur les réseaux sociaux. Le dragon me semble plus véridique. Et justement voici qu’au loin des scintillements attirent mon regard. Bien entendu je me dirige résolument vers eux. Je découvre alors une vaste plage glissant doucement vers la mer. Le sable gris est recouvert par une gigantesque colonie de pangolins en tous genres. Ce sont leurs écailles qui reflètent la lumière de la lune. Peut-être servent-ils d’appât pour le dragon? De hautes barrières encerclent la plage. Ces animaux sont enfermés. Je longe la barrière jusqu’à arriver à un ponton. Je prends pied sur l’île. Sur ma droite, un sas permet de pénétrer dans le parc aux pangolins. Je suppose que c’est par ici qu’on les fait rentrer. Je n’ai pas du tout envie de les rejoindre. Devant moi un chemin monte vers le centre de l’île. Je vais dans cette direction. Le sable laisse vite la place à une roche dure qui blesse mes pieds. Un banc s’offre à moi à la moitié de mon ascension. Je m’y installe et je regarde la mer noire sous mes pieds. Il y a aussi la cage aux pangolins sur la gauche et sur la droite la plage me semble plus blanche comme si le sable n’y était pas le même.  J’y distingue très nettement de grands cercles, extrêmement réguliers, sans aucun doute façonnés par l’homme. Leur destination m’échappe mais ils forment une sorte de fresque abstraite. Je souris en voyant entre les cercles et les pangolins mon petit radeau, lui qui m’a déjà si bien servi. Puis je me remets en chemin. Arrivé au sommet, la roche est devenue coupante, je me déplace difficilement mais la vue est à couper le souffle. De ce côté la plage est beaucoup plus longue et plus large. A même le sable blanc, je vois des dizaines de personnes s’affairer autour d’un puzzle gigantesque, il doit y avoir des millions de pièces, peut-être même davantage. Je vois aussi des hommes et des femmes, en combinaison de plongée qui courent vers la mer et y disparaissent. D’autres en ressortent avec de nouvelles pièces à la main. Ceux qui sont sur la plage les prennent et viennent tenter de les assembler dans le puzzle. D’ici je ne parviens pas à distinguer si le cadre est terminé. Je me décide donc à descendre. J’aperçois des cabanes construites en bordure de la plage, formant un vaste demi-cercle autour du puzzle. 




Sortant d’un de ces abris, un personnage d’allure médiéval m’aborde. Il porte une robe de chambre et une perruque noire, son nez est proéminent et ses sourcils sont prononcés. Son regard me semble naviguer entre la folie et le génie. Nous rentrons dans sa cabane, une sorte de cellule rustique et agréable. Sur le lit, la table et la chaise, des livres ouverts se disputent la première place. Mon hôte se prénomme René et il est le responsable de l’opération: « Quand nous aurons reconstitué le puzzle, nous donnerons un sens à l’ensemble des pièces. Et nous aurons alors la solution! »  Chaque pièce du puzzle est sortie du néant, c’est une victime qui a laissé quelques indices médicaux avant de mourir. René continue: « Au début nous avions assemblé toutes les pièces qui représentaient les poumons, nous pensions que c’était le centre du puzzle mais les pièces ne correspondaient pas vraiment. Alors nous avons recommencé ».  Je me souviens avoir souvent joué aux puzzles avec mes enfants. Les pièces sortent de la boite et viennent joncher la table, dans un chaos tranquille. Nous retournons les pièces, nous cherchons les bordures et les taches, nous observons, nous supposons, puis nous assemblons. Nous cherchons et nous trouvons, presque toujours. Mais nous disposons de l’image du puzzle et surtout nous savons qu’il y a une solution. Je lève les yeux vers René, inquiet: « Pourquoi y aurait-il une solution à cette épidémie ? Peut-être n’y a-t-il tout simplement pas d’image, pas de sens, les pièces ne s’emboîtent peut-être pas… Y avez-vous pensé? » Je tourne le regard et je vois la barque du Nocher arriver près de la plage. René grimace: « Le Nocher est revenu. Nous avons des pertes, beaucoup trop de pertes parmi nos agents, c’est pour cela qu’il vient rôder ici. » Puis sa voix enfle: « Mais ils ne seront pas morts pour rien car tout cela trouvera sa raison. Il y a un sens, nous terminerons ce puzzle, nous le devons à l’Humanité entière. Et la Nature se pliera à notre volonté. Ce que vous voyez ici, sur cette plage, c’est notre culture qui se surpasse. Avec l’aide de l’intelligence artificielle, nous jetterons nos chaînes sur cette Mer, c’est notre promesse. » Je l’interroge sur le parc à pangolins: « Nous avons préféré les regrouper ici, eux aussi nous donnent des pièces. Et si cela s’avère nécessaire, nous les exterminerons, nous ne pouvons pas laisser courir une telle menace. » Pendant que nous parlons, l’assemblage du puzzle continue inlassablement. Cela me rassure même si l’explication du responsable ne me convainc pas totalement. René repère mon doute : « Vous pensez peut-être à l’Ile du Totem ? A votre place, c’est ce qu’y penserais mais regardez bien la plage, voyez-vous un quelconque totem ou des pièces qui se déplacent ? »
René m’invite à sortir, j’ai une dernière question: « Pourquoi avez-vous recouvert la troisième plage avec des cercles ? » Il réfléchit un instant puis hausse les épaules: « Nous n’avons jamais dessiné ces cercles. Lorsque nous sommes arrivés ici, il y avait des arbustes qui avaient été brisés par un orage. La partie supérieure des troncs à moitié rompus touchait le sable. Avec le vent ils ont tournés et ont formé tout naturellement des cercles. Nous avons pris le bois pour nous chauffer. Les cercles sont naturels. »
Le Nocher a arrêté sa barque sur la grève. Je préfère m’éloigner et reprendre mon radeau.

mercredi 29 avril 2020

Voyage en confinitude (7) : La bouée cardinale


Voyage en confinitude (7) : La bouée cardinale


Mon radeau glisse sur l’eau noire de la Mer de l’Inconnu. J’ai l’impression que la nuit a été brisée et que nous nous dirigeons enfin vers l’aube.  Dans l’obscurité je distingue nettement et  régulièrement six scintillements suivis d’un éclat long. Je décide évidemment de me rendre dans cette direction. Il me faut un quart d’heure pour atteindre l’objet que je reconnais aussitôt: une bouée cardinale. Je l’observe pour tenter de comprendre son message. Les bouées cardinales sont normalement quatre, placées autour d’un danger.  La bouée est solide et neuve, sa base est de couleur noire surmontée d’une bande jaune et au-dessus deux triangles noirs placés sur leur pointe dominent la structure. C’est une bouée sud, le danger se situe donc au nord. Mai j’ignore où se trouve le nord. La lune éclaire la partie jaune de la bouée et je peux y reconnaitre un tag sans ambiguïté : le dragon aux écailles. Etrangement l’idée de me retrouver face à lui ne me fait pas peur, au contraire, j’ai l’impression qu’il pourrait bien être la clé du mystère de cette Mer. Il doit porter la vérité.
Un vent bienvenu chasse les nuages et le ciel sombre laisse passer le scintillement des étoiles. Par chance la Grande Ourse se dévoile. De là c’est un jeu d’enfant de retrouver l’étoile polaire et donc le Nord.  Risqué ou pas, je rame et je dépasse la bouée vers le nord. Une vingtaine de minutes plus tard, l’eau devant moi s’agite subitement. Je m’agrippe à mon radeau. Des remous le font trembler. Je dois avouer que, même animé par une curiosité infinie, je ne peux empêcher la peur de s’immiscer en moi. De larges bulles déforment la surface de l’eau. Au contact de l’air, elles explosent en émettant un léger bruissement. Bientôt je navigue sur elle et j’ose plonger le regard vers les profondeurs, à la recherche du dragon.  L’eau bouge comme si un animal respirait sous moi. Mais je ne vois rien d’autre. La peur au ventre, je crie pour l’attirer et je frappe avec ma rame dans l’eau: « Vas-tu sortir! Vas-tu enfin te montrer! Je veux voir tes écailles, je veux connaitre la vérité ! ». Mais le bruit n’attire que des bulles, sans même en changer la fréquence. Alors je me couche sur le radeau et je regarde le ciel. Les constellations sont à nouveau masquées. Je rage. J’ai cru qu’il y aurait une réponse ici, dans le danger mais il n’y a ni réponse ni véritable danger, seulement quelques bulles sortant de l’eau. Les autorités ont installé des bouées pour annoncer un danger inexistant. Mais pour quelle raison ?



Je me remets à ramer vers la bouée nord. Et là, à ma grande surprise, un technicien la répare tandis que son collègue l’assiste depuis un bateau à moteur. Le technicien m’interpelle: « D’où venez-vous ? Vous avez traversé la zone dangereuse ? ». Je lui avoue mon parcours. Il n’est pas content, je n’aurais pas du passer par là. Je le rassure: « Si c’est à cause du dragon, je vous rassure, il n’est pas là. ». Il ricane: « Un dragon? C’est idiot. Il n’y a pas de dragon. Les bouées indiquent des hauts fonds. Evidemment avec votre radeau vous avez pu passer mais les bateaux, eux, peuvent s’éventrer en passant là. Quand nous plaçons une borne c’est qu’il y a du danger. »  Il s’énerve, il estime que je ne pouvais pas passer par là, il va donc prévenir la police.
Je ne cherche pas à m’expliquer, je reprends la mer dans un regard en arrière. Peu après, une vedette au gyrophare bleu s’immobilise à mes côtés. Un policier, ou un garde-côte, me questionne. Il veut savoir ce que je trafique sur la Mer de l’Inconnu, en pleine confinitude. Je tente: « Pour comprendre le néant, j’ai quitté ma famille sur ce radeau et je visite l’Inconnu. » Il me regarde avec un air totalement ahuri mais il continue à appliquer son règlement: « Est-ce un voyage essentiel? ». Sa question m’amuse et je souris en répondant: « Je n’en sais rien, mais c’est un voyage existentiel. » Il n’aime pas mon humour, je le lis dans ses yeux. Je n’aurais pas du dire cela. Il appelle son chef bien entendu. Je répète à l’officier l’objet de ma présence. Une discussion s’engage car mon voyage n’entre pas dans la catégorie de ce qui est autorisé pendant la confinitude, ni dans la catégorie de ce qui ne l’est pas. Je suis sur une embarcation loin de chez moi certes mais le radeau n’est pas un moyen de transport, il s’agit plutôt de la pratique d’un sport, en solitaire, ce qui n’est pas strictement interdit.  L’officier se penche vers moi: « Combien de temps comptez-vous rester sur l’eau? ». Je souffle: « Je l’ignore, vous savez, je veux rentrer chez moi. Moi j’ai entendu parler d’un dragon… » Il hausse la voix: « Balivernes. Ce dragon est une fumisterie inventée par les résidents de l’Ile du Totem. Rentrez chez vous au plus vite. Il n’y a rien à apprendre ici. ». Je lui souris en commençant à ramer: « Justement, c’est le néant que je cherche. »

samedi 25 avril 2020

Voyage en confinitude (6) : La Mer des Rêves


Voyage en confinitude (6) : La Mer des Rêves


Mon radeau glisse sur la Mer de l’Inconnu. Après une demi-journée de navigation sans encombre, un cone étincelant se détache à l’horizon. Sa forme me rappelle la tête du dragon. J’hésite un instant. La peur s’instille en moi mais, en même temps, la curiosité me pousse. Je rame donc vers le code qui scintille d’un éclat doré. Il est surmonté par trois grands ballons blancs et la partie inférieure est constitué par un boudin gonflable. Je reconnais alors une capsule spatiale Apollo tel qu’elle se présente lors de son amerrissage. Ce nouveau prodige m’amuse, j’ai toujours aimé cette période de l’histoire technique de l’Humanité. Comme un enfant je me précipite vers la capsule. Je me souviens avoir vu le canot pneumatique des plongeurs militaires venir ouvrir la porte. C’est ce que je fais depuis mon radeau. 



A ma grande surprise un couple est installé à l’intérieur. Ils sont enlacés. Je recule pour ne pas les déranger mais ils m’invitent à entrer et à m’asseoir près d’eux. L’homme se présente, il est docteur dans un hôpital de New York, la femme est chercheuse à Paris. Ils rient en constatant qu’ils ne se connaissent pas.  Ils ne savent pas non plus où ils se trouvent. Je leur apprends qu’ils flottent sur la Mer de l’Inconnu. L’homme s’étend: « Quel bonheur! L’Inconnu avec une belle femme à mes côtés ».  La femme agite sa crinière rousse qui vient glisser sur le satin de sa nuisette. Je constate alors qu’elle porte un string qui complète avec bonheur sa tenue, véritable écrin pour son corps. Elle ne prête guère attention à ma présence. Le docteur par contre semble l’attirer. Elle le supplie: « Combien de temps cela dure-t-il? » Il regarde sa montre: « Quelques minutes, au maximum, mais c’est l’extase. » Ils commencent alors leurs ébats. Je n’ai pas envie d’y assister mais je suis subjugué par la beauté de cette femme sortie de nulle part. Ils sont beaux, ils dégagent un bonheur infini, une humanité insondable. Ils ne font pas seulement l’amour, ils sont l’amour. Les quelques minutes sont déjà passées. Le médecin exulte, ferme les yeux, marmonne quelques mots, et disparait. La chercheuse se tourne vers moi, nue, et vient se lover contre mon corps: « C’était si bon… Et aujourd’hui vous êtes deux… ». Ses mains me fouillent déjà. Mais je n’ai aucune appétence. Comment faire l’amour au coeur du néant? Pourtant l’inconnue sait y faire et sa bouche me fait oublier le Non-Etre. Bientôt je suis paré. Elle sourit. Son corps me réchauffe, sa vie réchauffe la mienne. Elle va… non, nous allons jouir. Mes mains glissent sur son dos, comptent les vertèbres de sa colonne. Ma bouche embrasse son cou, et remonte vers son oreille: « Qui es-tu? » Elle caresse mes épaules, ses grands yeux plongent dans les miens: « Je cherche un vaccin contre la nouvelle maladie. Là, à Paris. Je suis une scientifique renommée.» Mes mains descendent vers ses délicieuses fesses: « Mais que fais-tu ici ? Dans ce lieu sinistre… ». Elle me sourit: « Qu’en sais-je ? Je viens me ressourcer sans doute. Sur la surface du Néant je trouverai de nouvelles idées, pour combattre cette saleté avec une approche plus pertinente. Nous ne savons pas encore ce que nous combattons. Où veux-tu trouver la solution ailleurs qu’ici ? »  Ses cuisses sont si douces, j’aimerais encore les toucher mais en une fraction de seconde la femme disparait à son tour. Le médecin réapparaît, il ironise en me voyant: « Ah! Il n’y a plus que vous ici. Je n’ai rien contre vous, mais je préférais la femme… » Je réajuste ma tenue. Le médecin sourit et s’allonge: « Je suis fatigué vous savez. Je dois dormir. Et pour me reposer je viens ici. Dans quelques minutes, mon réveil sonnera et je retournerai à l’hôpital. Je me suis endormi dans une des chambres. Je fais le maximum. Mais c’est pénible, pour les patients, pour les familles, pour mon équipe… pour moi. » Je joins mes mains et je répète je ne sais combien de fois: « Merci. » Il opine de la tête. Il se lève, ouvre l’écoutille et regarde la Mer de l’Inconnu: « Voilà donc ce qui nous fait si peur à tous. La dernière fois que j’ai dormi, mon rêve m'a emmené sur une île avec un totem. Il y avait une foule de gens, des médecins, des chercheurs, des curés… mais pas la mer. On m’a fait entrer dans une sorte de cellule. Je pouvais m’y reposer mais j'étais enfermé, avec un livre pour seule compagnie. Honnêtement je préfère votre capsule… La Mer de l'Inconnu est plus inspirante finalement. Regardez cette puissance tranquille. C’est plutôt… » Et il disparaît à nouveau. Probablement s'est-il réveillé, là-bas à New York, dans le coin d'une salle d'hôpital. 
J’attends longtemps qu’une autre personne me rejoigne. Mais la magie est terminée. Je sors de l’engin spatial. Et je me plais à penser qu’il revient de la lune. Je lève la tête et, pour la première fois depuis bien longtemps, l’astre de la nuit surgit entre les nuages. Je le sais, la lune est couverte de mers, la Mer des Pluie, la Mer du Froid, la Mer des Crises... Et une face entière est restée inconnue pendant des siècles. Mais l'homme a cherché et l'homme a trouvé. Il y a découvert la Mare Desiderii, la Mer des Rêves.

mardi 21 avril 2020

Voyage en confinitude (5) : Le nocher gouvernemental


Voyage en confinitude (5) : Le nocher gouvernemental


J’ai repris mon radeau. Le fond de l’air me semble un peu moins froid depuis que j’ai quitté la plate-forme pétrolière. Je dois bien reconnaitre que je commence à m’habituer à naviguer sur cette eau étrange. Je me sens un peu mieux et pour la première fois depuis mon départ, je repense à ma vie d’avant, quand le virus ne s’était pas encore abattu sur l’humanité. Le printemps est une si belle saison, pleine de vie. Mon répit dure peu de temps car voici qu’une barque ornée d’un grand oeil et emplie de sacs de poubelle est immobilisée trois cents mètres devant moi, à côté d’une colonne de fumée qui s’échappe de la mer. Je comprends mieux pourquoi la température a augmenté, je suis à proximité d’une minuscule île volcanique. Un vieillard maigre mais grand et robuste prend les sacs poubelles et les jette dans le trou en les comptant. Je l’écoute: « … dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt… »  Quand j’arrive à sa hauteur, il arrête d’égrener les chiffres: « Que faites-vous là ? Vous êtes vivant ? Vous devriez être mort » . Je le regarde éberlué : « Merci pour votre accueil ».  Le nocher prend un nouveau sac poubelle et le jette dans le trou: « vingt et un... ». Puis il éponge son front: « Je suis Charon, le Nocher ». En un instant le mythe me revient à l’esprit. Charon, le nocher des Enfers, qui fait passer les morts d’une rive à l’autre de l’Achéron. Sans lui, les âmes défuntes ne peuvent prétendre au repos éternel et doivent errer sans but. Quand Charon s'immobilise sur la berge, il ne peut prendre en charge que les défunts qui disposent de l’obole. C’est pourquoi il est si important que les rites funéraires soient respectés: pas de pièce dans la bouche du mort, pas d’obole pour Charon, pas de repos éternel. Mais que fait Charon ici, pourquoi a-t-il déserté le Styx? Il ne prête plus attention à moi et jette un nouveau sac dans le trou fumant. J’examine la forme et la dimension des sacs. L’horreur me saisit, je crois comprendre. Charon s’accroupit et prend un nouveau sac. Cette fois je ne peux plus douter: une main s’échappe du plastique.  Le nocher la replace dans le sac et peste: « Ils ne sont même pas foutus de fermer les sacs correctement. Il n’y a plus aucun respect. » Il jette le corps sans vie et me jette un regard livide: « Vous comprenez maintenant pourquoi vous devriez être mort ! Il n’y a pas de vie ici. Seulement la mort. »  

 J’ai vu assez de vivants depuis mon départ pour relativiser les propos du vieil homme. Ses propos ne me désarçonnent pas. Je lui demande qui sont tous ces morts et, sans surprise, il me répond qu’il s’agit des victimes du virus. Il doit aller les chercher sur la plage, les embarquer et les jeter ici. Je m’insurge: « Mais votre rôle c’est de les amener au séjour des morts, de l’autre côté de l’eau, pas de les brûler au milieu de l’onde. Que s’est-il passé, Charon ? ». Le vieil homme jette un autre cadavre dans le trou en me répondant: « Que puis-je faire d’autre ? Ils ne respectent aucun rite funéraire. Ils ne peuvent accéder au repos. Ce n’est tout de même pas ma faute s’ils n’ont pas d’obole. Il ne manquerait plus que ça. » Et, en criant « vingt-trois », il jette le dernier corps qui disparait à son tour dans le trou. Le nocher s’assied dans sa barque. Il souffle, boit une gorgée dans une gourde et déchire une enveloppe: « Les dieux n’avaient plus besoin de moi alors je me suis reconverti. Je travaille pour le gouvernement à présent. » Il ouvre un grand cahier et établit son rapport: « Vous voyez je dois consigner le nombre de sacs. Ce n’est pas très compliqué, le nombre figure dans l’enveloppe que l'on me donne. Aujourd’hui je dois noter quinze ». Je n’en crois pas mes oreilles. Cela n’a aucun sens, il vient de prononcer 23 et il note 15. Déjà il repart me laissant seul à côté du trou fumant. 
Que dira-t-on aux familles des huit autres ? En faisant attention je parviens à prendre pieds sur une minuscule plate-forme à côté du trou. Je pose ma main sur la paroi et j’essaye de réciter une prière, un texte qui ne vient pas d’une religion, mais qui pourrait apaiser, un peu, tous ces morts et leurs familles, là-bas, au loin, dans un autre monde. Je pense à tous ces inconnus et j’imagine leurs sourires échangés, leurs joies partagées, leurs petites peines dépassées, les naissances, les premiers mots d'amour, les premiers baisers, les premiers pas, tous ces moments de la vie qu’ils ont pu vivre et qui se sont terminés dans l’horreur solitaire. A quoi ont-ils pensé en étouffant ? A revoir un dernier sourire de leur petit-fils adoré ? A dire au revoir à leurs enfants chéris ? A se réconcilier avec leur frère ? A dire l'amour ? A espérer boire une dernière soupe dans leur cuisine en regardant les fleurs du printemps dans leur jardin ? Mais ce qui les attendait, c'était une mort aseptisée, loin du réconfort des leurs. Et, comme un dernier clou dans leur croix, on va au dernier moment tirer au sort la cause du décès. Ma prière est finie, je l'ai murmurée: qu'ils reposent enfin en paix. Les larmes coulent sur mes joues et viennent se perdre dans la Mer de l’Inconnu.

lundi 20 avril 2020

Voyage en confinitude (4) : le fond de la Mer de l'Inconnu

Voyage en confinitude (4) : Le fond de la Mer de l'Inconnu


Je ne sais plus depuis combien de temps je navigue sur cette Mer de l’Inconnu. Avec la confinitude, le temps s’estompe pour laisser place à une sorte d’immédiateté qui empêche à la fois de prendre du recul et d’imaginer l’avenir.  Mon radeau avance lentement  et sans bruit sur l’eau noire.  Je pensais que je serais seul ici avec le néant mais à nouveau je suis surpris par la présence d’une autre construction humaine: une plate-forme pétrolière se dessine à présent devant moi. Elle est éclairée comme un sapin de Noël.  Je trouve rapidement un escalier dans l’un de ses pieds et j'aboutis sur une passerelle depuis laquelle je peux voir trois tubes métalliques s’enfoncer dans la mer dans un vacarme assourdissant. Des ouvriers s’agitent un peu plus loin pour en extraire je ne sais quoi. Ils me font signe de quitter la passerelle et de monter vers la partie supérieure. Je ne me fais pas prier car l’endroit me semble peu sécurisant. Plus haut, dans un bureau en pleine effervescence, une dynamique poignée de main se dirige vers moi. Surpris je recule, j’ai peur de cette main. Le quadragénaire reprend sa main et sourit: « Ah oui bien sûr… le virus… je suis désolé, je n'y pensais plus. Je suis Bill Brahms. Tout va bien pour vous? » Je lui explique ma situation. Il est surpris que je sois resté si longtemps sur la Mer de l’Inconnu. Mais il comprend ma peur. Lui n’a pas peur. Au contraire la crise le pousse à travailler. Je l’interroge, j’aimerais savoir ce qu’il fait jaillir du fond de la mer. Il me regarde, interloqué: « Je n’en sais strictement rien. Je ne sais pas ce qui se trouve au fond de la Mer de l’Inconnu. Mais ce que je sais, c'est que cela se vend bien. »





Son raisonnement est simple, la nouvelle maladie engendre la peur. Tout ce qui pourra rassurer le client face à la peur aura une valeur marchande. Alors il exploite le fond de la Mer de l’Inconnu avec un argument imparable: le fond de cette mer, quel qu’il soit, apportera du réconfort car il possède la caractéristique incroyable de contenir l’Inconnu. Cette seule force le transforme en denrée rare. Bill Brahms garde le sourire, ses affaires se portent très bien.  Dans un premier temps, je ne peux m’empêcher de voir en lui un profiteur mais il me devance: « Vous pensez peut-être que je vends du rêve à des gens apeurés, ce n’est pas du tout mon objectif. Ce que je propose, ce sont des solutions réelles et concrètes. Qui d’autre le ferait si je n’étais pas là ? ». Il s’assied dans un fauteuil et m’indique de m’installer dans celui face à lui. Sa voix jusque là joyeuse devient terne : son père est mort du covid. C’est en sa mémoire et en celle de toutes les personnes qui luttent contre ce fléau qu’il exploite le fond de la Mer de l’Inconnu. Et il est optimiste sur l’issue du combat. J’accepte le verre de vin qu’il me donne. Je ne pensais pas boire un aussi délicieux nectar ici. Je reprends: « La récession nous menace pourtant ». L’homme lève les yeux vers le plafond: « Quand le virus sera parti, que restera-t-il ? Des gens meurtris qui auront envie de retrouver leur vie d’avant. Certains auront perdu de l’argent, d’autres en auront économisé ou auront hérité. Le goût de la fête reviendra. La résilience passera par l’acquisition de nouveaux biens! Et l’outil industriel est-il endommagé ? » En fonction des besoins futurs, Bill déplacera sa plate-forme pour aller forer dans une autre mer. C’est comme cela qu’il voit le monde et qu’il veut l’aider. Je lui demande s’il regarde parfois la Mer de l’Inconnu. Sa réponse est étrangement semblable à celle du moustachu du Paquebot de l’Info: non, jamais, cela n’intéresse ni n’aide personne. Qui achèterait de l’eau noire, froide et inconnue ? Non il préfère vendre le fond. Je l’interroge encore sur l’inéluctable récession que les spécialistes annoncent. Cette fois il est agacé: « Nous naviguons en plein inconnu. Comment peut-il exister des spécialistes de l’inconnu? Je n’ai pas le temps de les écouter mais si vous voulez en savoir plus, je sais où vous pouvez les trouver. Pour le moment, ils professent sur l’Ile du Totem. »  A ce moment, un employé fait irruption dans le bureau. La présence de Bill est requise immédiatement au sous-sol. Je reste seul dans le bureau quelques instants. Je regarde la mer à l’horizon. C’est vrai, elle a, forcément, un fond. L’Inconnu est limité. Je me rassure. Dans le ciel, Vénus m’offre son éclat et, pour la première fois depuis des lustres, je distingue aussi l’étoile aux couleurs multiples. Il reste encore bien des voiles dans le ciel sombre mais Sirius me sourit de ses mille feux. Cette étoile seule ne me permet pas de retrouver le Nord mais au moins elle me rappelle que la voûte céleste, tout comme le fond de la mer, existent. Avec ou sans ce virus. Je retourne vers mon radeau.

dimanche 19 avril 2020

Voyage en confinitude (3): Le paquebot de l'info


Voyage en confinitude (3): le paquebot de l’info


Mon radeau  n’avance plus depuis trois heures. Je me suis couché pour tenter de regarder le ciel plutôt que les flots noirs. Mais  la voûte céleste a disparu sous des nuages épais et sinistres. Une point lumineux pourtant parvient à trouer le voile, j’imagine qu’il doit s’agir de Vénus. Je me souviens qu’elle devait être très visible en ce mois d’avril. Distinguer un peu de sa lumière, qui n’est autre que celle du soleil, me rassure.
Je suis seul sur l’eau étrangement calme. Je me rends compte que j’ai suivi la direction de fuite du monstre marin. Il ne me fait pas peur, au contraire ses écailles, sur lesquelles figurerait la vérité, auraient plutôt tendance à m’attirer vers lui. 

Toute l'info


Des remous agitent subitement mon radeau. Je m’assieds et j’observe autour de moi. Les vaguelettes proviennent d’une masse qui étincelle faiblement au loin. Il pourrait s’agir d’écailles argentées. Je prends ma rame et je dirige mon embarcation vers la masse inconnue. Plus je m’approche, plus je prends conscience de la dimension titanesque de ce qui semble bien être un paquebot. Ses flancs scintillent en effet devant moi. J’observe la paroi qui bouche à présent tout l’horizon. Je distingue à présent une échelle métallique. J’y attache mon radeau puis je gravis les échelons. L’ascension est longue, mon radeau n’est plus qu’une faible tache brune sous mes pas lorsque j’arrive enfin au terme de la montée. J’aboutis sur le pont arrière, rempli de caisses et de containers de tous les formats. La superstructure se dresse devant moi, un étage intermédiaire y est éclairé. Je m’y précipite immédiatement par l’escalier extérieur.  Après avoir gravi ce dernier, une porte automatique glisse et me dévoile une pièce emplie d’écrans géants sur lesquels défilent des images et des chiffres, dans toutes les langues. Des gens sont assis sur des fauteuils à roulettes. Ils téléphonent et agitent leurs doigts sur les claviers d’ordinateurs. Personne ne prête attention à moi. Sauf un moustachu portant de petites lunettes et une casquette qui m’apostrophe soudain. « Tu viens avec les news de quel pays? Tu remplaces qui au juste ? Je ne t’ai jamais vu ! ». Je dois avoir un air totalement ahuri, je ne sais que dire, je finis par bafouiller: « Je… je… je suis perdu. Je navigue sur la Mer de l’Inconnu… ». La moustache sursaute: « Ça n’intéresse personne ça la Mer de l’Inconnu. C’est invendable. Comment es-tu arrivé ici ? ». Pendant qu’il pianote sur un clavier, je lui parle de mon radeau, de l’échelle, de mon angoisse. Il s’arrête subitement: « Si je comprends bien, tu aimerais comprendre le coronavirus, tu aimerais saisir le covid. Cela te soulagerait ? ». Mon visage s’illumine: « Oui c’est ça, si je connaissais cela, je ne serais plus en confinitude, je pourrais rejoindre mes terres et revivre normalement. »  Il hausse les épaules: « Alors tu es bien tombé. Ce bateau contient toutes les informations disponibles sur cette pandémie. Absolument toutes. Tu peux fouiller tout ce que tu veux, notre cargaison est uniquement constituée de rapports sur cette saloperie et il en arrive de nouveaux toutes les secondes. Les meilleures sont affichées à l’extérieur, elles  brillent comme des titres à la une » Il poursuit son explication en me disant que les plus intéressantes sont affichées sur le bateau et diffusées partout dans le monde, tout est accessible. Et il termine: « Allez voir par vous-même, toutes les portes sont ouvertes. Tout est transparent ici, c’est notre devise.»
Je quitte la pièce et je plonge dans les entrailles du bâtiment. Effectivement je découvre partout des boîtes de rapports et de documents. Un classement sommaire a été effectué, par experts, par pays. Je lis rapidement  un article au hasard, puis un autre et encore un autre. Je m’assieds sur un tas de papier et je baisse le regard.  Je n’apprendrai rien car tout se trouve ici : tout et son contraire. « Il faut porter un masque », « il n’est pas nécessaire de porter un masque », « le virus est d’origine animale », « le virus est d’origine artificielle ».   


Plocon


Je ne sais pas combien de temps je reste là, au milieu de la cohue silencieuse des dépêches. Une ombre s’approche de moi.  L’ombre est un homme vêtu d’une cape, d’un chapeau et d’un masque noirs. Il coupe chacune de ses syllabes pour me demander si je veux connaitre la vérité sur le virus. J’opine de la tête, il me demande de le suivre. Il m’emmène dans des zones peu éclairées et là, à l’aide d’une lampe de poche il me montre quelques articles et collecte des fiches. Nous passons de pont en pont, de salle en salle. Mon guide a même creusé un passage dans une paroi pour rejoindre directement l’étage inférieur. Un lieu inaccessible autrement m’affirme-t-il fièrement. Après deux heures de recherches, il me dévoile enfin sa théorie: les Chinois ont créé un virus surpuissant pour affaiblir la civilisation occidentale et s’imposer à elle. Tout est limpide dans l’explication: le marché aux animaux à proximité d’un laboratoire P4. Bien entendu le monde occidental veut cacher cette vérité et tous les chiffres sont faux. Il existe un antidote au virus mais les Européens ne l’auront jamais. L’homme masqué jubile: « N’est-ce pas évident quand on réfléchit un tout petit peu? » Et il me donne toutes les fiches rassemblées, preuve ultime de sa démonstration.
La porte métallique claque et le moustachu surgit, passablement énervé: « Plocon! Que fais-tu ici! Tu as encore détruit une paroi! Tu es fou, le bateau finira par chavirer avec tes idioties. ». Le masqué s’échappe en criant: « De toutes façons il coulera ce paquebot, c’est bien la preuve que rien de ceci n’est vrai ».
Le moustachu hausse les épaules: « Je suis navré que vous ayez rencontré Plocon. Celui-ci ne participe pas à notre travail rigoureux de collecte de l’information. C’est un passager clandestin dont je me passerais bien. Ses théories fumeuses nous font perdre beaucoup de temps. Pouvez-vous me donner ses fiches ? ». Je lui tends, il les regarde puis s’exclame qu’il n’avait pas encore vu cette combinaison. Je lui demande ce que va devenir cette théorie. Il m’entraîne alors dans une autre pièce et y dépose les fiches: « Je vais les archiver évidemment. Car maintenant c’est devenu une information que certains voudront consulter. » Je ne crois pas un seul instant en cette théorie, pas plus qu’en celle qui dirait que le virus est d’origine américaine ou qu’il a été déposé sur terre par des aliens. Le moustachu retourne à toute allure vers son quartier général car des nouvelles fraiches doivent arriver. Je le suis dans les coursives: « Mais qui est ce Plocon ? D’où vient-il? ». Il ricane: « C’est l’un de ces idiots de l’Ile du Totem. Il leur faut une explication à tout. Leur problème c’est qu’ils ne comprennent pas que nos infos doivent être prises ensemble, pas séparément et qu’on ne peut pas les mélanger n’importe comment. Ça ils ne comprennent pas, jamais. On leur a déjà expliqué cent fois pourtant! Mais ça ne sert rien. Ils sont convaincus que nous faisons partie de leur problème.»

Avant de couler


Nous aboutissons à un ascenseur.  Le moustachu appuie violemment sur son étage. J’ose encore lui demander: « Mais pourquoi a-t-il dit que ce bateau coulerait-il? » Il sourit: « Nous transportons de l’info ! Tôt au tard, elle flétrit et plus personne n’en veut. Alors l’armateur préfère muter l’équipage et couler le bateau. Que voulez-vous qu’il fasse avec toute cette masse de documents devenus inutilisables? Lors du naufrage, il faut voir les Totemiens venir se délecter de nos cales et choisir les infos qui leur conviennent. Ils sont comme des hyènes autour d’un cadavre. » Les portes s’ouvrent, l’homme est arrivé, il sort de la cabine. J’ai repéré le bouton de l’étage de poste de pilotage. Je veux m’y rendre avant de partir. Deux minutes plus tard, j’entre dans une pièce qui dispose d’une verrière panoramique. La vue est imprenable sur la Mer de l’Inconnu, toujours aussi sombre. Je pensais trouver un commandant et des marins mais il n’y a personne. La barre est abandonnée depuis longtemps. J’examine les écrans et les radars, tout est calme. Je me souviens avoir vu un reportage sur les grands porte-conteneurs qui traversent les océans avec seulement quelques membres d’équipage.  Ici, le bateau est entièrement automatisé. Je finis par comprendre que l’écran central représente la route empruntée. Le chemin me saute soudain aux yeux: un gigantesque cercle. Le paquebot tourne en rond sans doute depuis sa création et jusqu’à son sabordage lorsqu’il retournera dans le néant de mer.  Je décide de retourner à mon radeau. Je jette un dernier regard au large avant de descendre l’échelle. Et là je crois apercevoir le monstre marin au loin.


vendredi 17 avril 2020

Voyage en confinitude (2): l'Ile du Totem

Voyage en confinitude (2): l'Ile du Totem



Mon fragile radeau s’aventure sur la Mer de l’Inconnu. L’eau est noire et froide. Les vagues sont glacées et recouvrent par moments mon corps tétanisé. Je rame pourtant car depuis quelques heures j’ai aperçu une tache grise triangulaire à l’horizon. Une île finit par surgir devant moi. J’accoste dans un petit port. Un homme sans âge, dans une bure à la couleur indéfinissable, me prévient: l’eau est extrêmement profonde, il faut bien agripper le ponton pour éviter la noyade. Dans ma confinitude, c’est le premier humain que je croise. Il ne me semble pas angoissé alors qu’il vit au cœur de l’Inconnu. Il m’emmène sur la place du port et nous entrons dans une taverne. La porte se referme et je me sens en sécurité. Un feu crépite dans la cheminée ouverte et il y a même quelques bougies qui éclairent faiblement la pièce. Des gens parlent les uns à côté des autres, ils ne semblent pas dialoguer mais ânonner des phrases. Je ne les vois pas tous, ils doivent être une trentaine, peut-être plus.  Mon hôte m’offre un verre d’une sorte de bière plate, sans goût, qui ne me désaltère pas. Il croit me rassurer en me précisant qu’elle est sans alcool. Puis il me sourit: « Vous ne devez pas avoir peur. La Mer de l’Inconnu ne vous veut aucun mal. » Ce n’est pas la perception que j’en ai, tout m’angoisse justement sur ses eaux. Je ne réponds rien, perdu dans mes pensées. Il insiste: « Nous savons depuis toujours ce qu’est cette Mer et surtout qui la guide. Nous pouvons vous enseignez cela et vous trouverez le réconfort et la sagesse ici ». Hébété, je le regarde toujours a quia. « Il vous suffit de nous faire confiance et d’écouter nos réponses. Nous avons toutes les réponses. »  Enfin je sors de ma torpeur et je lui demande pourquoi j’ai été poussé sur cette Mer et comment je peux rentrer chez moi. L’homme lève les mains au ciel: « Mon fils!  Tout cela est évident. Dieu, qui est infiniment bon, a voulu cette mer, il l’a créée pour nous mettre à l’épreuve. Si nous respectons ses consignes alors rien de fâcheux ne peut nous arriver, jamais. » Je ne comprends pas son raisonnement. Pour quelle raison un être de toute bonté créerait-il un endroit aussi infâme. 


Le totem

Etonné par ma présence, un autre ilien s’approche de nous. Sa bure élimée affiche un vague vert passé, son visage est émincé. Il s’impose dans la discussion: « N’écoutez pas cet illuminé, cette histoire de dieu n’a pas de sens, ce qui compte c’est de respecter la Nature. Or nous ne l’avons pas respectée alors la Mer de l’Inconnu est apparue. Respectons la nature et tout retournera dans l’ordre. »
Je les observe, ils semblent bienveillants et étrangement heureux dans cet environnement morbide. Puis je les interroge: comment faire ?
Ils m’entrainent à l’arrière de la taverne, dans une sorte de cour que jouxtent de nombreuses portes. C’est là qu’ils vivent tous. Les deux hommes ouvrent une porte pour me montrer leur logement. J’entre. La porte se ferme. Je suis bloqué dans une cellule. Il y a un livre sur un bureau. Je l’ouvre. Il contient des milliers de pages. Je le feuillette distraitement. On y parle de Mer de l’Inconnu, c’est vrai. Le bureau est installé devant une fenêtre qui donne sur une sorte de grand totem au milieu d’une cour circulaire gigantesque. D’ici on n’entend pas le bruit de la Mer, on ne la voit pas non plus mais elle est dessinée sur le totem, tout comme le Phare des Chiffres et une sorte de dragon marin. Autour de moi, je vois des centaines de fenêtres, à la même distance que la mienne, qui entourent ce totem, formant un rond titanesque de plusieurs étages.

Le Monstre de la Vérité 

Subitement, un cri affreux retentit. La porte s’ouvre, les deux hommes sont surexcités: le Monstre de la Vérité arrive. Il faut aller le voir, le plus vite possible, avant qu'il ne sombre dans l'onde noire. Nous courons vers le ponton. Mais nous arrivons trop tard. Je vois une tête informe, couverte de plaquettes dorées s’enfoncer dans la Mer. Une foule est massée sur le port. Des gens prient et chantent. Un dévot affirme qu’il a eu le temps de lire la sentence écrite sur l’une des plaquettes dorées. Un autre refuse de le croire et proclame en avoir lu une autre. Une dispute s’engage. Mes deux hôtes en viennent aussi aux mains à propos de l’interprétation de ces sentences.
Profitant de cette confusion, je me précipite sur mon radeau et le détache du ponton. Je préfère encore reprendre la mer, même noire, même froide, plutôt que passer ma vie à regarder un totem en lisant un livre. Mon angoisse me semble subitement un peu plus digne, un peu plus supportable. Sans un regard en arrière, je m’éloigne de cette Ile du Totem.

mercredi 15 avril 2020

Voyage en confinitude 1: Le phare des chiffres


Voyage en confinitude 1 : le Phare des Chiffres



Dans mon précédent post, j’ai utilisé le terme « confinitude » pour désigner cette situation étrange qui nous oblige à camper aux confins de l’inconnu. Je conçois en effet le virus comme un inconnu dangereux et, donc, anxiogène. Cette confinitude nous pousse à côtoyer le non-être. J’avais notamment proposé le terme de télédeuil pour indiquer que les mesures actuelles qui encadrent la mort la déshumanisent en annihilant les rites funéraires indispensables.

La Mer de l'Inconnu 

Dans ce confinement, seul le voyage en confinitude me semble possible. Aussi j’aimerais embarquer sur mon frêle radeau et m’aventurer dans les eaux incertaines de la Mer de l’Inconnu.
L’embarcation dérive bien sûr car, dans l’inconnu que le coronavirus déploie, les références dogmatiques traditionnelles ne m’offrent pas de cap.
J’ai décidé de me laisser guider par ce que je ressens et/ou ce qui entre dans mon champ de compétence. Ma première étape me conduit aux chiffres.
Une remarque m’a heurté lors de la conférence de presse quotidienne du centre de crise (14/04/2020) durant laquelle les chiffres relatifs à la maladie sont égrenés. Cette phrase est la suivante: «Il serait totalement irresponsable de commencer à interpréter nous-mêmes ces chiffres et adopter chacun un comportement différent en fonction de cette interprétation ».
L’objectif bien sûr est d’éviter que les citoyens se libèrent du confinement en prétextant que les chiffres le permettent. Et il n’est pas question ici de remettre en cause les mesures sanitaires.
Toutefois l’affirmation me semble être déplacée. En effet les chiffres peuvent rassurer et apporter du réconfort. Depuis la plus Haute Antiquité, des humains ont voué une fascination aux nombres et ont construit des théories autour d’eux, scientifiques ou religieuses. 

Le Phare des Chiffres 

 

Au coeur de notre tempête actuelle, les rares données objectives (pour peu qu’elles le soient vraiment) se concentrent dans ces insupportables statistiques. Leur fréquence permet de se situer, un peu comme le ferait un phare dans la nuit noire. Et voici que leur interprétation serait « irresponsable » ? Il faudrait recevoir les chiffres mais leur interprétation serait réservée à des experts ? Nous pourrions regarder la lumière du Phare des Chiffres mais nous ne serions pas outillés pour calculer notre route ? Dans ce cas, pour quelle raison nous communiquer ces chiffres ?
Les chiffres permettent de construire une représentation mentale et semblent baliser l’inconnu. Bien sûr nous ne sommes pas tous capables de leur accorder le même niveau d’analyse. Et certains rapports aux chiffres peuvent sembler irrationnels. Mais peu importe, ils apportent des éléments cognitifs, ce qui fait cruellement défaut dans la Mer de l’Inconnu.
Les nombres exercent un profond pouvoir sur la philosophie car ils s’affichent comme des traces idéalistes tangibles. Ne sont-ils que de pures conventions ou existaient-ils avant que les humains les utilisent ? « 1 + 1 = 2 » était-il déjà vrai à l’époque des dinosaures ?  L’homme a probablement besoin de chiffres mais aussi du droit de les interpréter.

La phrase, qui peut sembler anecdotique, doit être remise en cause pour une deuxième raison. Nous devons pouvoir interpréter les chiffres, nous devons pouvoir en discuter, les comparer avec ceux des autres pays, car cela ouvre la voie au débat, essentiel en démocratie. Y compris si cela doit remettre en cause la pertinence de l’expertise et de ses implications politiques. La phrase d’allure paternaliste veut agir comme pare-feu contre les comportements asociaux cependant elle peut aussi servir de justification auto-référentielle à l’état d’urgence, ce qui n’est jamais bon en démocratie. Les chiffres ont leur sens, les mots aussi. Nous naviguons en eau trouble et si certains doivent pouvoir garder le cap, nous devons nous souvenir que la Mer de l’Inconnu nous entoure, tous, et qu’il existe aussi des règles démocratiques.
Gardons ce Phare des Chiffres en tête mais éloignons-en pour continuer notre périple dans cette Mer de l'Inconnu.
François-Xavier HEYNEN - 15/04/2020

samedi 4 avril 2020

Confinement, télédeuil et confinitude


Confinement, télédeuil et confinitude


Le confinement rassure et angoisse à la fois. La pandémie charrie la peur et colporte les propos les plus délirants comme les plus sérieux. J’ai été longtemps tétanisé intellectuellement par cette crise. Puis j’ai cherché à comprendre pour quelles raisons je demeurais sidéré. Et si cette pandémie déshumanisait la mort en écrasant le temps du deuil, lui-même réduit à du télédeuil. Le confinement nous conduit alors à la confinitude : être relégué aux confins du néant.

Le confinement se construit sur les mots « cum »  et « finis ».  Etre confiné, c’est être renvoyé aux confins du monde, contre les frontières, contre les barrières, là où la terre plonge dans l’inconnu. Que l’on pense au Finistère. Je suis resté prostré longtemps dans ce confinement.

Naissance de l’angoisse

La peur initiale nait d’un inconnu venu de Chine: un être minuscule dont on ne sait s’il fait partie du règne des vivants ou pas. Un ennemi qui est réduit à des statistiques, à quelques observations, à quelques hypothèses bien trop récentes pour avoir déjà une validité scientifique avérée. Et qui se prête donc à toutes les spéculations, dont les réseaux sociaux s’emparent aussitôt pour les acheminer vers un marché de l’information plus dérégulé que jamais, donc anxiogène.
Sur cette connaissance scientifique balbutiante se greffent des décisions politiques contraignantes et une communication dont les enjeux profonds nous échappent. Les propos sont-ils exagérément rassurants ou, au contraire, alarmistes ? Tout, et son contraire, est possible. Une propagande à est l’œuvre, c’est de bonne guerre. Devant l’urgence, qui est raisonnablement expliquée par le risque de saturer les hôpitaux, des mesures d’exception sont admissibles. Mais ce type de stabilité politique reste suspecte pour le démocrate.


L’angoisse du télédeuil

Cependant, mon angoisse provient, à proprement parler, du néant. Cette pandémie me déstabilise car elle me plonge, en écrasant le temps, dans l’absurdité de la vie et donc dans celle de la mort.
En effet les décès habituels sont codifiés, ritualisés et socialement balisés. Avec le coronavirus, elles sont vécues en dehors de tout récit apaisant possible. Ces images, ces pensées sont insupportables: un patient arraché à sa famille, conduit dans une chambre stérile, mourant près d’humains qui ne peuvent le toucher, et ensuite soustrait à toute personnification pour devenir un chiffre dans une statistique, être transformé, à la chaine, en poussières puis transporté dans une urne en convoi militaire. La famille  ne peut pas faire son deuil, pas même se réunir ou rencontrer des amis. Le temps du deuil est écrasé. Les proches ne le sont plus que par des écrans interposés. Le deuil est lui-même confiné, réduit à un inhumain télédeuil. Les électrons d’edeuil apporteront-ils une consolation réelle aux familles éplorées ? Tout cela nous conduit directement, dans la tristesse et l’immédiateté, à notre finitude, à la finitude humaine.
Notre finitude nous saute aux yeux, au journal télévisé, devant des images d’une salle d’urgence italienne, devant des malades sous un plastique bleu. Et toute l’absurdité de la vie, de notre vie et de celle des autres, nous étouffe. Nous sommes confinés à cette finitude. C’est ce que j’aimerais nommer la confinitude.

Confiné et confini

Vite, il faut donner de l’oxygène à cet encerclement. Dans ses « premiers principes », Herbert Spencer évoque le développement de la connaissance comme un ballon que l’on gonfle. A l’intérieur, la quantité de savoirs augmente et la surface de contact avec l’extérieur, l’inconnaissable, s’accroit. Pour lui, sur cette maigre enveloppe se trouvent les scientifiques, les philosophes et les théologiens qui parviennent, parfois, à  faire passer des éléments de l’inconnu vers le connu. Et si c’était sur cette paroi que nous nous trouvions dans notre confinitude ? Regarder au-delà, cela nous offrirait alors une chance de saisir le non-être.  Et au-delà de la finitude ou de l’univers, par définition, il n’y a rien. Le coronavirus, avec ou sans confinement, nous invite  à nous asseoir au bord du monde, à ses confins, seuls mais aussi… ensemble.
Et donc, après avoir régulé l’angoisse, ce que l’on pourra saisir, c’est un peu d’inconnu, et même plus précisément d’inconnaissable. Nous ne connaitrons rien de plus sauf peut-être justement que, dorénavant, nous en connaissons un peu moins. Et Nietzsche de sourire « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » (in « Ecce Homo »).