La civilisation du poisson rouge
« La
civilisation du poisson rouge » décrit
avec brio l’état actuel de nos relations avec les réseaux sociaux. Il utilise
le facteur explicatif économique, qu’il nomme « économie de
l’attention », pour énumérer, avec intelligence, les dérives mortifères,
pour l’homme et pour la société, de ces réseaux. Loin de la technophobie ou du
complotisme, l’auteur énonce ensuite des pistes réalistes et urgentes pour se
sortir de cet enfer numérique.
M.
Bruno Patino aborde la question des réseaux sociaux en partant de sa longue
expérience de journaliste fasciné par l’avènement de l’internet. Il était de
ceux qui voyaient dans l’émergence du WEB un outil formidable pour améliorer
l’agora, pour étendre les interactions entre les individus et pour outiller
efficacement la presse pour lui garantir d’assurer son rôle de choisir les
sujets et de relater les faits pour transformer la population en citoyens.
C’est donc un technophile informé qui dresse
le bilan de la progression du web et de la dangereuse dérive des réseaux
sociaux. L’utopie initiale s’est transformée en une machine à détruire la
société et les individus au profit d’intérêts commerciaux.
Bruno Patino démontre cela avec intelligence
en se focalisation sur les réseaux dont il démonte le fonctionnement.
Addiction
Il énonce d’abord les pathologies dont les
utilisateurs sont atteints, en particulier l’addiction. Une addiction qui est
voulue par les réseaux sociaux grâce à la mise en œuvre de diverses découvertes
psychologiques du siècle dernier. Notamment la célèbre expérience du rat de
Skinner. Enfermé dans une cage, un rat peut actionner un distributeur. Si ce
dernier offre une quantité constante de nourriture, le rat maitrisera
l’appareil et mangera à sa faim. Si ce dernier offre aléatoirement les
aliments, alors le rat va s’activer frénétiquement et finir par se gaver sans
pouvoir s’arrêter de recommencer. Cette théorie a été exploitée par les casinos
et par… les fils d’activités sur Facebook par exemple où se mélangent les
choses importantes et les inepties. Le rat est incapable de sortir par lui-même
de cette situation inconfortable. Et l’humain ?
Patino affirme que cette addiction n’est pas
un hasard mais qu’elle répond au contraire à une volonté commerciale. C’est ce
qu’il nomme l’économie de l’attention. Le temps devient la denrée la plus rare
pour les consommateurs potentiels, il faut donc capter l’attention pour
transformer le temps en publicités et achats. Les utilisateurs deviennent
dépendants du réseau social parce que ce dernier est conçu pour qu’ils soient
rivés à l’écran. Par exemple, en offrant de la dopamine, par les
« likes » des autres usagers. Et tous ces comportements sont
observés, analysés automatiquement et stockés par seulement quelques
opérateurs.
Utopie dévoyée
Pour l’auteur, l’utopie initiale d’une agora démocratique élargie par le WEB est ainsi détruite par les passions individuelles et par l’accumulation des données et du temps dans quelques mains.
Facebook le savait-il ? Zuckerberg
affirme que non, rappelant que ses objectifs déclinent la liberté d’expression.
Mais Patino, lui, situe en 2008, avec l’arrivée de Sheryl Sandberg et de ses
adwords (publicités liées aux données individuelles), le basculement de
Facebook vers les pratiques d’addiction.
C’est un fait maintenant souvent évoqué :
les algorithmes de recherches finissent par enfermer l’utilisateur dans une
bulle dans laquelle ne se trouvent que les gens qui pensent comme lui. Ici
aussi Patino explique les raisons de ce
phénomène : à nouveau l’objectif est de capter l’attention et donc la
vente d’espace publicitaire, tout en plongeant l’utilisateur dans une sorte
d’auto-endoctrinement.
Dans une intéressante comparaison croisée avec
Orwell et Huxley, Patino trouve une autre façon d’expliquer son
maitre-mot : c’est bien le 1984 d’Orwell
qui devient notre réalité, mais par le pouvoir économique. Et la propagande
politique qui étouffe la pensée n’est pas générée par un pouvoir étatique mais
par chaque individu.
Les idéologies sont donc parcellisées, ce qui
rend d’autant plus complexe l’avènement
d’une agora. La presse qui jusque là pouvait assurer un rôle fédérateur en
choisissant les sujets de société est à
présent débordée par la fragmentation des auditoires et par le déferlement des
informations. Toutes les informations sont accessibles et donc la presse qui
autrefois fournissait l’information, aujourd’hui est suspectée de cacher de
l’information.
La rentabilité du doute
Le doute s’installe partout. Et ce doute s’inscrit et enrichit lui-même
dans l’économie de l’attention. Ils participent à un cercle vicieux car le
doute est moins cher à produire que la vérité et qu’il est beaucoup plus
attirant, donc il accapare plus de temps et produit plus d’interactions.
On le voit le constat est sombre et l’ennemi
est clairement désigné : l’objectif commercial des réseaux sociaux.
Toutefois cette analyse permet des perspectives positives. Pour Patino en
effet, la dérive n’est pas d’ordre technologique. Il n’y a donc pas de peurs
technophobes à développer. Il n’y a pas non plus de grands complots mais
simplement un modèle économique qu’il est possible de combattre pour revenir à
l’utopie initiale du web. Le combat est, au fond, la lutte traditionnelle contre
les ravages du capitalisme débridé : imposer des normes, interdire les
incitants addictifs (comme on le fait dans les casinos), séparer contenus et publicités, imposer (ou
évoquer) des cadres juridiques, proposer de nouvelles formes juridiques… Et
toutes ces mesures sont possibles à condition de comprendre les enjeux et de
cesser de croire au mythe numérique. Les grandes plates-formes ont un intérêt
objectif à ne pas transformer leurs utilisateurs en zombies et donc elles
pourraient, elles aussi, participer à se défi.
Combattre ne suffira pas, il faudra aussi se
soigner des addictions : en retrouvant du temps pour soi, en apprenant à
débrancher les machines ou à réduire leur présence.
Un livre à lire
On aura peut-être l’impression d’avoir lu 1000
fois tout cela mais Patino donne du sens à l’ensemble. Avec "La civilisation du poisson rouge", il signe un ouvrage qui
a le mérite de dresser un bilan assez complet et relativement neutre de la
situation des réseaux sociaux. Il ne diabolise aucun acteur, ce qui renforce sa
position. Et s’il propose de combattre l’économie de l’attention, il ne s’inscrit
pas pour autant dans de l’illibéralisme ni dans un retour à une forme d’étatisme.
Au contraire il propose une vision que nous pensons authentiquement moderne,
qui présente les faits et ouvre le dialogue, sans exciter les susceptibilités, tout
en proposant des solutions.