mardi 27 août 2019

La civilisation du poisson rouge


 La civilisation du poisson rouge


« La civilisation du poisson rouge »  décrit avec brio l’état actuel de nos relations avec les réseaux sociaux. Il utilise le facteur explicatif économique, qu’il nomme « économie de l’attention », pour énumérer, avec intelligence, les dérives mortifères, pour l’homme et pour la société, de ces réseaux. Loin de la technophobie ou du complotisme, l’auteur énonce ensuite des pistes réalistes et urgentes pour se sortir de cet enfer numérique.



 M. Bruno Patino aborde la question des réseaux sociaux en partant de sa longue expérience de journaliste fasciné par l’avènement de l’internet. Il était de ceux qui voyaient dans l’émergence du WEB un outil formidable pour améliorer l’agora, pour étendre les interactions entre les individus et pour outiller efficacement la presse pour lui garantir d’assurer son rôle de choisir les sujets et de relater les faits pour transformer la population en citoyens.
C’est donc un technophile informé qui dresse le bilan de la progression du web et de la dangereuse dérive des réseaux sociaux. L’utopie initiale s’est transformée en une machine à détruire la société et les individus au profit d’intérêts commerciaux.
Bruno Patino démontre cela avec intelligence en se focalisation sur les réseaux dont il démonte le fonctionnement.

Addiction

 
Il énonce d’abord les pathologies dont les utilisateurs sont atteints, en particulier l’addiction. Une addiction qui est voulue par les réseaux sociaux grâce à la mise en œuvre de diverses découvertes psychologiques du siècle dernier. Notamment la célèbre expérience du rat de Skinner. Enfermé dans une cage, un rat peut actionner un distributeur. Si ce dernier offre une quantité constante de nourriture, le rat maitrisera l’appareil et mangera à sa faim. Si ce dernier offre aléatoirement les aliments, alors le rat va s’activer frénétiquement et finir par se gaver sans pouvoir s’arrêter de recommencer. Cette théorie a été exploitée par les casinos et par… les fils d’activités sur Facebook par exemple où se mélangent les choses importantes et les inepties. Le rat est incapable de sortir par lui-même de cette situation inconfortable. Et l’humain ?
Patino affirme que cette addiction n’est pas un hasard mais qu’elle répond au contraire à une volonté commerciale. C’est ce qu’il nomme l’économie de l’attention. Le temps devient la denrée la plus rare pour les consommateurs potentiels, il faut donc capter l’attention pour transformer le temps en publicités et achats. Les utilisateurs deviennent dépendants du réseau social parce que ce dernier est conçu pour qu’ils soient rivés à l’écran. Par exemple, en offrant de la dopamine, par les « likes » des autres usagers. Et tous ces comportements sont observés, analysés automatiquement et stockés par seulement quelques opérateurs.

Utopie dévoyée  

Pour l’auteur, l’utopie initiale d’une agora démocratique élargie par le WEB est ainsi détruite par les passions individuelles et par l’accumulation des données et du temps dans quelques mains.
Facebook le savait-il ? Zuckerberg affirme que non, rappelant que ses objectifs déclinent la liberté d’expression. Mais Patino, lui, situe en 2008, avec l’arrivée de Sheryl Sandberg et de ses adwords (publicités liées aux données individuelles), le basculement de Facebook vers les pratiques d’addiction.
C’est un fait maintenant souvent évoqué : les algorithmes de recherches finissent par enfermer l’utilisateur dans une bulle dans laquelle ne se trouvent que les gens qui pensent comme lui. Ici aussi Patino explique  les raisons de ce phénomène : à nouveau l’objectif est de capter l’attention et donc la vente d’espace publicitaire, tout en plongeant l’utilisateur dans une sorte d’auto-endoctrinement.
Dans une intéressante comparaison croisée avec Orwell et Huxley, Patino trouve une autre façon d’expliquer son maitre-mot : c’est bien le 1984 d’Orwell qui devient notre réalité, mais par le pouvoir économique. Et la propagande politique qui étouffe la pensée n’est pas générée par un pouvoir étatique mais par chaque individu.
Les idéologies sont donc parcellisées, ce qui rend  d’autant plus complexe l’avènement d’une agora. La presse qui jusque là pouvait assurer un rôle fédérateur en choisissant les sujets de société  est à présent débordée par la fragmentation des auditoires et par le déferlement des informations. Toutes les informations sont accessibles et donc la presse qui autrefois fournissait l’information, aujourd’hui est suspectée de cacher de l’information.

La rentabilité du doute  

Le doute s’installe partout.  Et ce doute s’inscrit et enrichit lui-même dans l’économie de l’attention. Ils participent à un cercle vicieux car le doute est moins cher à produire que la vérité et qu’il est beaucoup plus attirant, donc il accapare plus de temps et produit plus d’interactions.
On le voit le constat est sombre et l’ennemi est clairement désigné : l’objectif commercial des réseaux sociaux. Toutefois cette analyse permet des perspectives positives. Pour Patino en effet, la dérive n’est pas d’ordre technologique. Il n’y a donc pas de peurs technophobes à développer. Il n’y a pas non plus de grands complots mais simplement un modèle économique qu’il est possible de combattre pour revenir à l’utopie initiale du web. Le combat est, au fond, la lutte traditionnelle contre les ravages du capitalisme débridé : imposer des normes, interdire les incitants addictifs (comme on le fait dans les casinos),  séparer contenus et publicités, imposer (ou évoquer) des cadres juridiques, proposer de nouvelles formes juridiques… Et toutes ces mesures sont possibles à condition de comprendre les enjeux et de cesser de croire au mythe numérique. Les grandes plates-formes ont un intérêt objectif à ne pas transformer leurs utilisateurs en zombies et donc elles pourraient, elles aussi, participer à se défi.
Combattre ne suffira pas, il faudra aussi se soigner des addictions : en retrouvant du temps pour soi, en apprenant à débrancher les machines ou à réduire leur présence.

Un livre à lire

 
On aura peut-être l’impression d’avoir lu 1000 fois tout cela mais Patino donne du sens à l’ensemble. Avec "La civilisation du poisson rouge", il signe un ouvrage qui a le mérite de dresser un bilan assez complet et relativement neutre de la situation des réseaux sociaux. Il ne diabolise aucun acteur, ce qui renforce sa position. Et s’il propose de combattre l’économie de l’attention, il ne s’inscrit pas pour autant dans de l’illibéralisme ni dans un retour à une forme d’étatisme. Au contraire il propose une vision que nous pensons authentiquement moderne, qui présente les faits et ouvre le dialogue, sans exciter les susceptibilités, tout en proposant des solutions.