mardi 2 février 2016

Les nouveaux colonialistes

Exercice de philosophie #10: Les nouveaux colonialistes

  
Vous avez la chance de visiter une exposition consacrée au colonialisme dans un célèbre palais de la capitale. Les salles présentent chronologiquement le phénomène. Dès l'entrée, vous pouvez voir une pirogue dirigée par un colon sous son chapeau blanc et propulsée par des rameurs noirs. De nombreux livres de l’époque remplissent les vitrines du couloir inaugural. Sur un écran noir et blanc, on peut voir un évangélisateur au visage rayonnant expliquer les vertus de son office : « Le message de Jésus s’adresse à l’univers tout entier. Les Africains sont des fils de Dieu aussi, ils seront sauvés, mais ils ne le savent pas encore. Alors pour leur assurer le Paradis, nous leur apportons la foi ! Ils se comportent encore mal mais bientôt nous leur apprendrons le Bon Chemin. »


La salle suivante, tranformée en mine, est consacrée à l’industrialisation des colonies. D’anciens outils et machines d’extraction trônent au milieu de minerais brut. Ici, c’est un directeur qui vous accueille dans une lucarne : « L’industrialisation est essentielle pour l’augmentation des richesses et l’efficacité de l’économie. Grâce à des sociétés comme la mienne, l’Afrique pourra se développer rapidement et atteindre un bon niveau ! ». La troisième salle est consacrée à la science. Dans un bruit de savane, de faux  animaux exotiques sautillent autour de vous et de vrais animaux empaillés. Sur les murs, vous pouvez lire : « La classification, mère de la science moderne, doit s’appliquer aux hommes. Il faut les classer ! »  et un peu plus loin : « La notion de race permet de bien tenir compte des enjeux scientifiques. Au nom de la raison universelle, nous devons promouvoir le racisme. »

En apothéose de cette partie de l’exposition, une salle rappelle toutes les vertus de la colonisation:  les multiples bienfaits universels de la religion, de la raison et de l’économie.

Puis vous passez sur une sorte de passerelle composée de lamelles en bois sculptées avec le mot « Mais »  dans toutes les langues. La suite montre comment les peuples ont pu atteindre leurs libérations en organisant les mouvements de décolonisation. Ici aussi des vidéos rappellent les enjeux. Un militant scande dans la rue : « Chaque peuple a droit à l’auto-détermination ! Nous ne pouvons pas leur imposer une religion! Chacun pense ce qu’il veut, c’est un droit universel ». Bien sûr une salle est consacrée à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, avec des statues des pères fondateurs et des photos géantes de l’assemblée de l’ONU. Vous entendez des gens crier de joie après chaque article, récité lentement par une voix solennelle. Encore quelques pas, et vous vous retrouvez cette fois devant l’assemblée de l’UNESCO, pour entendre le texte de 1950, celui qui met un terme au concept scientifique de racisme. La science, par la voix d’éminents biologistes, renonce à la notion de race pour la remplacer par celles d’ethnie et surtout d’espèce humaine. Il n’existe et ne peut exister qu’une seule espèce humaine : l’homo sapiens. Vous entrez alors dans un hall gigantesque avec des véhicules en tous genres : des 4X4 d’expéditions humanitaires, des chars des casques bleus, des caisses de vaccins… On a même reconstitué quelques tentes d’un camp de réfugiés. La musique diffusée est joyeuse.  L’Occident est fier d’aider les pays sous ou en voie de développement. Au nom de vertus assez semblables : l’économie, la liberté, la médecine… Des bienfaits toujours aussi universels.

Pour être complet, dans la dernière pièce, qui est le couloir d’attente pour rejoindre le bar, les organisateurs ont affiché quelques clichés d’actions terroristes et de camps sauvages de migrants avec ces quelques mots : « La Déclaration des Droits de
l’Homme et la Convention de Genève permettront d’atteindre la paix ».
« Pax » est d’ailleurs l’ultime panneau que vous voyez avant de sortir de l’exposition.

Vous vous rendez ensuite au bar et là vous croisez un individu, visiblement alcoolisé, qui vous tient le discours suivant :
-Ils auraient dû ajouter une deuxième passerelle, vous ne trouvez pas? Avec tous des ‘donc’ plutôt que des ‘mais’.

Curieux vous le questionnez : 
-Des ‘donc’ ? Mais pourquoi donc ?
-C’est pourtant simple. Du début à la fin de cette exposition, le problème c’est l’universalisme. A chaque fois, des Occidentaux ont voulu imposer une façon de voir, au nom de son universalité. Quand avons-nous laissé la parole aux autres ? Comment pouvaient-ils s’exprimer si, de toutes façons, nos valeurs étaient universelles ?

Vous n’êtes pas d’accord :
-L’exposition montre très bien, après la passerelle du « mais », que nous avons rectifié nos erreurs…
-Oui mais au nom de nouveaux universalismes. Et c’est cela le problème. Nous leur imposons systématiquement notre volonté, avant-hier par l’évangélisateur ou par le directeur minier, hier par les aides humanitaires et les programmes de reconstruction qui ne servent que nos intérêts, et aujourd’hui…
-Aujourd’hui ?
-Par ces gens qui aident les réfugiés dans les centres, par tous ceux qui soutiennent les migrants.
Vous êtes offusqué :
-C’est une plaisanterie je suppose ?
L’homme se sert un nouveau verre de vin :
-Non, pas du tout. Pourquoi une plaisanterie ? Aider les réfugiés sans distinction, c’est leur imposer notre universalisme, comme autrefois. Autrefois le curé imposait ses convictions dans les colonies, aujourd’hui le défenseur des réfugiés l’impose à tous, y compris à ses proches, à ses amis, à sa famille.
-Mais enfin, il y a des lois que nous devons respecter, des Conventions…
-Universelles… oui je sais, c’est bien ce qui renforce mon hypothèse.
Vous haussez les épaules:
-Vous êtes fou.
-Oui, fou ! Justement c’est ça: fou ! Sortir de l’universalisme, penser en dehors de lui, c’est être fou ou criminel. Et c'est rassurant parce que les fous et les criminels ne constituent qu'une minorité du groupe. Vous pensez donc probablement que, tôt ou tard, les autres se rangeront à notre droit parce que les Droits de l’Homme sont profitables à tous !
Vous êtes un peu désarçonné par son ton :
-Oui, je le pense vraiment.
-Et bien pas moi. Prenez par exemple, des réfugiés qui se livreraient en groupe, massivement, à des actes que notre morale réprouve, vous penseriez que c’est parce qu’il manque d’éducation et que le bon sens, bien universel, finira par les ramener à la raison, c’est-à-dire à nos mœurs. N’est-ce pas ? Ne me dites pas non, car un non signifierait que ces actes sont criminels ou fous. Or j’ai bien parlé d’actes massifs, et vous n’allez pas me dire que les réfugiés sont massivement criminels ou fous. Non, vous n’allez pas me dire qu’ils sont massivement méchants ou fous, vous allez me dire qu’ils ne sont pas habitués à nos mœurs. Mais qu'en les prenant en charge, nous les ramènerons dans le bon chemin. Mais... mon Dieu! Que vois-je? C’est ce que disait l’évangélisateur au début de l'exposition, oui ou non ?


Vos questions :


1. Répondez par oui ou par non à la question de l’homme du bar

2. Si vous avez répondu « oui » : Répondez par « oui » ou « non » à la question suivante: «L’attitude de l’Occident vis-à-vis des pays en développement est-elle globalement positive ? ».  Si vous avez répondu oui à cette deuxième question, le questionnaire est terminé pour vous (vous voyez ? Ce n'est pas compliqué la philosophie). Si vous avez répondu non : expliquez comment l’on pourrait améliore notre comportement vis-à-vis des migrants. Pourrait-on maintenir nos concepts universalistes?

3. Si vous avez répondu « non » : Expliquez en quoi l’attitude des défenseurs des migrants est différente de celle de l’évangélisateur. En particulier sur la question : en quoi respectent-ils, l’un et l’autre, la culture de ceux qu’ils aident ?