mercredi 21 décembre 2022

Noël au carrefour

Mon conte de Noël de cette année: de la communication environnementale et de l'amour humain. A moins que ce soit tout autre chose. Sait-on seulement un jour ce que l'on écrit ? Bonnes fêtes !

Un léger manteau de neige recouvre la Place de la Fontaine, au coeur de la ville médiévale. C’est Noël et sous les balcons en bois, les gens vont et viennent, chargés de cadeaux, de tracas ou de rêves. Parmi les badauds, Marie termine ses achats, accompagnée de sa petite-fille Emilie. Les yeux de celle-ci, qui a refusé de manger ses légumes au repas, crient famine devant toutes les échoppes de beignets.

Le centre historique de la cité bat autour de cette place dont la complexité a déjà exaspéré des générations d’ingénieurs et de politiciens. En effet, les maisons à colombage se serrent autour de quatre rues pavées dont l’étroitesse empêche les croisements de véhicules. Il y a quelques années, un sens unique a donc été imposé. En échange de cette restriction, les riverains ont été autorisés à stationner leurs véhicules le long des trottoirs. Mais cela ne règle pas tous les problèmes et certainement pas celui, inextricable, de la jonction entre la place et la rue du Couvent. Ce carrefour est tellement petit que les camions ne peuvent le franchir que si absolument rien n’obstrue les accotements: ni voiture ni aucun dispositif dissuasif. Le sol est donc simplement recouvert d'une inscription interdisant le parking.

Dans la ville, cet étranglement est devenu légendaire. Presque aussi légendaire que les savoureux croissants servis par la ravissante boulangère installée face au goulot routier. La double tentation est forte de garer, quelques instants bien entendu, son véhicule dans la zone interdite. Après tout, la circulation est limitée dans ce quartier et les camions y sont interdits sauf...ceux des services d’urgence.
Les interdictions, tentations, gourmandises et éventuelles punitions attisent évidemment les morales et jalousies diverses. Donc, devant la boulangerie, des conflits éclatent parfois entre des automobilistes mal garés et des riverains excédés. Des coups ont même déjà été échangés. Cependant, aujourd’hui, noyée dans la musique de Noël diffusée par les hauts-parleurs savamment dissimulés, la bonne humeur domine. Les badauds se saluent en souriant et personne ne se soucie du trafic automobile.

Vers 18 heures, l’activiste notoire Oscar immobilise la voiture électrique, décorée à son effigie, exactement à l’endroit le plus sensible, donc strictement interdit, du carrefour. Il ouvre sa portière, sort, lance un geste amical à la boulangère et... monte sur le toit de son engin en brandissant un porte-voix. Oscar se bat depuis des lustres pour un aménagement durable de ce maudit carrefour. L’agitateur ne manque pas d’imagination pour parvenir à ses fins: affiches, pétitions, conférences... Il est parfois écouté mais son succès d’estime provient plutôt de son poste à l’université et de... ses cheveux longs, soigneusement entretenus, qui font fureur sur internet.
En voyant Oscar sur le toit, des promeneurs s’agglutinent autour de la voiture tandis que d’autres préfèrent s’éclipser, ne sachant déjà que trop bien ce qui va être dit. Avertis par une source anonyme, ou prétendue telle, deux journalistes se dégagent de la foule et s’approchent de l'automobile sur laquelle ont été écrits, sous le portrait d’Oscar, les mots: « Action spéciale de Noël pour un carrefour durable - Danger immédiat - Changez votre vision ». Sur le trottoir entre l’auto et la boulangerie, l’un des journalistes installe le trépied de sa caméra. L’autre en profite pour rapidement entrer dans la boutique, y acheter deux croissants et se régaler du sourire de la belle dame.
Perché sur le toit, Oscar règle son diffuseur et débute un discours sans grande surprise. Il y est question du danger permanent que font courir les gens qui se garent sur cet emplacement et de leur égoïsme. Il ânonne des chiffres sur les probabilités d’un accident si aucune mesure structurelle n’est prise.





A côté de la fontaine, Marie glisse dans l’oreille d’Emilie que le monsieur a bien raison et que personne ne devrait se garer sur cet emplacement. Un peu plus loin, un jeune couple est assis sur un banc, dégustant des beignets, sous l’oeil envieux de l’écolière. Le mari hausse les épaules; il prétend ne jamais s’arrêter à cet endroit. L’épouse avoue, elle, qu’il lui arrive de s’arrêter, toutefois... un bref instant. Quelques secondes à peine car, très souvent, il n’y a pas d’autres solutions.
Dans la boutique, le journaliste, bien plus intéressé par les yeux de son hôtesse que par le discours estompé par la vitrine, questionne la boulangère. Celle-ci, gênée, tousse brièvement, et avec charme, sa voix fluette apporte une autre vérité: l'emplacement interdit est utilisée par le tiers de sa clientèle. Avant de préciser, dans un murmure coupable, que cette estimation est sans doute sous-évaluée.
Dehors, le cameraman tente de filmer l’orateur mais un automobiliste, rouge de colère, vient l’apostropher. Furieux, l’homme pousse le trépied sur lequel repose la caméra et manque de le renverser. D’un long geste du bras, il montre la file de voitures qui s’étend peu à peu. Lui, il veut passer immédiatement, il a des choses importantes à faire, et avec l’exposé en cours, cela est devenu impossible. Il n’est pas le seul à être énervé. D’ailleurs, les chants de Noël qui tournent en boucle dans les diffuseurs sont à présent ponctués par des coups de klaxons. De l'autre côté de la fontaine, devant un estaminet, autour d’un brasero, les membres de la chorale paroissiale lèvent leur verre de vin chaud à chaque nouveau coup d’avertisseur. Emilie et d’autres enfants regardent tout ce petit théâtre en riant.

Rien de cela n’arrête Oscar, bien au contraire. L’agitateur chevelu conspue cette fois les automobilistes orageux qui engorgent le centre-ville et qui sont une menace permanente pour eux-mêmes et pour les piétons.
Ses propos de plus en plus virulents transforment en un véritable enfer ce qui était jusque là une agréable place. Le ton monte et les insultes commencent à pleuvoir entre les automobilistes et l’orateur. Et dans ce brouhaha indescriptible, personne n’entend... arriver les camions de pompier.

Dès que le hurlement des sirènes s’impose, tout devrait, normalement, aller très vite. Le bon sens exige qu’Oscar descende de sa voiture, s’y installe et dégage les pavés. Effectivement, dès qu’il prend conscience de la présence des pompiers, l’orateur revient rapidement sur le sol et s’apprête à ouvrir sa voiture. Mais, à ce moment, tout autre chose se produit. Un badaud mécontent pousse le manifestant sans ménagement, lui reprochant d’être garé exactement à l’endroit le plus gênant. Surpris par le choc, Oscar lâche la clé du véhicule qui est projetée et tombe dans l’avaloir de l’égout.

Il n’y a maintenant plus qu’une seule solution : enlever cette voiture à la force des bras. Tout de suite. Des hommes s’avancent. Discutent peu. Décident vite: ils pousseront le véhicule vers la place, à reculons donc. Ils posent leurs mains sur la carrosserie: la voiture est bloquée. Peu importe l’effort nécessaire. La décision est prise: ils la soulèveront pour la transporter. Lentement d’abord, en grognant, puis plus vite en scandant une chanson populaire, reprise par la chorale, sous les bravos de la foule. Jusqu’à la déposer à côté de la fontaine. La voie est libre, les automobilistes bloqués s’y engouffrent et les camions de pompiers les suivent. Déjà les sirènes hurlent au loin. Elles seront bientôt là où on les attend.

Sur la place de la Fontaine, porteurs et promeneurs se saluent et se félicitent. Ces gens ont eu peur ensemble, ils ont réussi un exploit ensemble, alors ils ont envie de se détendre ensemble. Le vin chaud coule à flot. La chorale, pourtant réputée puritaine, entonne un improbable « we are the champion ».

Oscar laisse ses longs cheveux à l’écart de la fête. Plus personne ne se soucie de lui, ni de son discours. Il pourrait s’intégrer à la foule en liesse mais il préfère attendre, sur le trottoir, l’arrivée de son dépanneur.

Marie a évidement offert des beignets à Emilie. Elles les mangent ensemble, assises sur le banc, joyeuses. L’enfant confie qu’elle a eu peur. Elle aurait voulu aider mais ses bras sont trop maigres pour porter une voiture, et elle sait que ceux de sa grand-mère sont trop faibles, même pour ouvrir un bocal de carottes.

Marie proclame, avec assurance, qu’elle n’a pas eu peur. Les yeux de sa petite-fille s’écarquillent: elle veut savoir pourquoi. La grand-mère sourit en finissant son beignet et lève son verre de vin chaud : « Les humains s’entraident devant le danger. C’est comme ça. Toi et moi, nous aurions voulu aider, n’est-ce pas ? » L’enfant croit que sa grand-maman a lu dans ses pensées, et c’est un peu le cas. La vieille dame est fière d’obtenir une telle attention, elle enroule tendrement son bras autour du cou de sa petite chérie: « Cette fois, nous n’avons pas pu aider, mais ce n’est pas l’important. Souviens-toi que des gens anonymes s’entraident spontanément. Pas tous, pas toujours mais beaucoup, et souvent, c’est comme cela que nous sortons de nos difficultés. ». Mais une ombre glisse sur le visage de l’enfant: « L’autre jour, personne ne m’a aidée dans la cour de récréation... ». La grand-mère lui donne un autre beignet: « Emilie, tu n’es plus dans la cour, tu es près de moi et je t’aime. »

François-Xavier HEYNEN Décembre 2022