samedi 8 avril 2023

Les ingénieurs et le sens sociétal

(Cet article a été publiée par le Soir le 8 avril 2023)

Un collectif d’ingénieurs civils signe une carte blanche ce 31 mars dans les colonnes du Soir. Ils veulent exprimer leur désarroi face à leur formation qui, selon eux, ne les prépare pas à jouer leur rôle face à la crise environnementale. Si l’idée générale peut sembler sympathique et que la démarche semble animée par de bonnes intentions, il nous semble qu’il est important de rappeler quelques éléments pour montrer les limites scientifiques et politiques d’une telle demande.

Les auteurs émettent plusieurs pistes pour améliorer la qualité de leur cursus. Ce dernier devrait offrir une construction de l’interdisciplinarité, une réflexion sur le sens sociétal des actions, une vision plus systémique,… Le tout guidé par les enjeux climatiques et environnementaux. Pour sortir du constat qu’ils regrettent amèrement: « Une formation qui ne prépare presque exclusivement qu’à des boulots destructeurs, là où nos métiers devraient être orientés vers la préservation, l’adaptation et la résilience ».


Interdisciplinarité


La science moderne est une manière de décrire le réel de façon efficace pour le comprendre. Pour y parvenir, elle utilise une méthode spécifique, déclinée en fonction des disciplines, qui trouve son origine chez René Descartes (1596-1650).

Dans cette méthode figure la règle d’analyse qui consiste à diviser le complexe en éléments simples. Par extension, et selon l’intuition de Francis Bacon (1561-1626), l’étude du réel est décomposée en disciplines scientifiques qui vont se déterminer des champs de plausibilité. Ces champs se recoupent parfois et différents scientifiques peuvent être amenés à étudier la même parcelle de réel. 

Deux approches sont possibles. D’une part, la multidisciplinarité se concentre sur l'utilisation de disciplines distinctes pour aborder différents aspects d'un même problème. Les domaines sont considérés séparément et les solutions sont trouvées en combinant les propositions de chaque discipline. D’autre part, l’interdisciplinarité, se concentre sur la collaboration entre les (représentants des) disciplines pour résoudre un problème. Les domaines sont considérés de manière holistique et traités comme des parties d'un tout. La collaboration entre les disciplines est encouragée, ce qui permet la découverte de nouvelles solutions qui ne sont pas accessibles par l'approche multidisciplinaire. 

Mais une telle approche est-elle possible dans le cadre d’une formation ? Est-il raisonnable de demander à des étudiants de se lancer dans ce qui ressemble tout de même à la création d’une nouvelle discipline ? A fortiori si les disciplines constitutives ne partagent pas le même socle méthodologique ?



Sens sociétal des actions


Les signataires veulent également une réflexion sur les sens sociétal de leurs actions d’ingénieur. Commençons par rappeler qu’historiquement, les scientifiques et plus encore les ingénieurs ont participé activement à tous les régimes politiques et à toutes les entreprises de grande ampleur, sans que le sens sociétal soit l’élément déterminant de leur activité. Prenons deux exemples pour s’en convaincre. La figure quasi mythique de Léonard de Vinci (1452-1519) ferait presque croire qu’il est possible de travailler pour le progrès de la science tout en étant un artiste et un humaniste. Mais la vérité historique rappelle que ce génie était très impliqué dans l’industrie de… la guerre. Plus récemment, l’ingénieur Wernher von Braun (1912-1977) a construit avec la même technicité des V2 et des fusées.

La technologie offre des outils pour le meilleur et pour le pire, même en dehors de toute politique. Et l’intention initiale offre peu de garantie sur ce que la technologie va réellement générer. 


Ces précédents historiques et ces caractéristiques intrinsèques devraient nous rendre méfiants quand à l’attribution d’un sens sociétal au techno-sciences. La politique (conçue ici comme l’art de la pratique du pouvoir) se charge de déterminer provisoirement ce sens sociétal. Dans nos contrées, cela se décide à travers le débat démocratique. Cependant les signataires, eux, se sentent capables de définir le sens sociétal: nos métiers devraient être orientés vers la préservation, l’adaptation et la résilience.

Les signataires installent, volontairement ou pas, la confusion en utilisant des termes scientifiques (préservation, adaptation, résilience) pour les transposer dans un choix politique (devraient être orientés). Des aspirations politiques peuvent-elles s’inscrire dans le cursus des étudiants en science et technologie, a fortiori via les souhaits des praticiens eux-mêmes ?

La question est très délicate car elle interroge la neutralité de la science et le positionnement des institutions qui rendent la pratique de la science, c’est-à-dire in fine de l’Etat.

Certains diront que l’urgence environnementale ne relève pas de la politique mais de faits avérés et donc se dispenseront automatiquement à la fois de la réflexion qui suit et du passage par la démocratie.

Nous continuons notre propos avec ceux qui pensent que l’urgence environnementale est un facteur essentiel de la vie commune mais que cette dernière doit être régulée par la politique.


La techno-science moderne s’est construite en s’éloignant des morales et des politiques. Elle a choisi de se couper des finalités, tournant ainsi le dos à Aristote et aux explications métaphysiques, se séparant des religions. Il y a eu des retours en arrière. La techno-science serait-elle plus performante si elle intégrait une visée politique ? Faut-il ici rappeler ici les stupidités générées par un concept comme celui de science non-juive

La science marxiste a-t-elle fourni des techniques permettant une meilleure répartition des richesses ? 

Les exemples historiques ne plaident pas en faveur d’une science politisée. Toutefois la science n’est pas pour autant réellement neutre, la question n’est donc pas tranchée et ne le sera sans doute jamais.





Si la science ne gagne probablement pas grand chose à être politisée, on peut se poser la question de l’intérêt de donner du sens sociétal à ses institutions, en l’occurrence ici aux universités et hautes écoles. Nous restons ici dans le cadre dressé par les signataires de la carte blanche, celui des formations publiques et ne tenons donc pas compte des financements privés, par ailleurs essentiels au développement des sciences. La liberté académique ouvre en effet la porte à des adaptations de programmes. Et l’importance de l’enjeu climatique n’a certainement pas échappé aux responsables des facultés. Espérons que ces derniers entendent bien l’appel des signataires. 

Toutefois il y a une limite à ces adaptations académiques, inhérente à la mission dévolue aux ingénieurs dans la société. Les citoyens, via leurs impôts et la législation, les chargent d’être à la hauteur des demandes et de fournir les solutions les plus pertinentes possibles aux divers problèmes techniques rencontrés. Les contribuables financent donc des enseignements qui doivent être les plus poussés possibles dans le domaine technico-scientifique. Pour deux raisons, d’abord, comme il a été vu plus haut, à cause du découpage en champs scientifiques et ensuite à cause d’un autre découpage (qui relève de la même logique), celui du budget parlementaire. Ce dernier alloue les ressources en fonction des besoins intellectuels décrétés par la loi en fonction des nécessités du pays et de l’importance que le pouvoir en place leur attribue. 


Introduire un sens sociétal dans un cursus académique techno-scientifique nous semble donc problématique tant au niveau de son impact sur l’efficacité de la méthode scientifique qu’au niveau des rôles dévolus aux techniciens. Cela n’empêche évidemment pas que l’on traite l’urgence environnementale. Et pour y parvenir, la science reste l’un de nos meilleurs atouts. La preuve en est, de nombreuses formations, y compris universitaires, ont déjà intégré les problématiques liées à ce péril. Et c’est heureux. 

On peut se réjouir bien sûr que des ingénieurs s’inquiètent de l’urgence environnementale et il faut saluer l’énergie qu’ils déploient via leur carte blanche pour exprimer collectivement cette position. N’est-ce pas une enthousiasmante façon de revisiter l’affirmation que formulait déjà Rabelais (1494-1553), donc avant Bacon et Descartes: « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ?


François-Xavier HEYNEN

Docteur en philosophie des sciences


mercredi 21 décembre 2022

Noël au carrefour

Mon conte de Noël de cette année: de la communication environnementale et de l'amour humain. A moins que ce soit tout autre chose. Sait-on seulement un jour ce que l'on écrit ? Bonnes fêtes !

Un léger manteau de neige recouvre la Place de la Fontaine, au coeur de la ville médiévale. C’est Noël et sous les balcons en bois, les gens vont et viennent, chargés de cadeaux, de tracas ou de rêves. Parmi les badauds, Marie termine ses achats, accompagnée de sa petite-fille Emilie. Les yeux de celle-ci, qui a refusé de manger ses légumes au repas, crient famine devant toutes les échoppes de beignets.

Le centre historique de la cité bat autour de cette place dont la complexité a déjà exaspéré des générations d’ingénieurs et de politiciens. En effet, les maisons à colombage se serrent autour de quatre rues pavées dont l’étroitesse empêche les croisements de véhicules. Il y a quelques années, un sens unique a donc été imposé. En échange de cette restriction, les riverains ont été autorisés à stationner leurs véhicules le long des trottoirs. Mais cela ne règle pas tous les problèmes et certainement pas celui, inextricable, de la jonction entre la place et la rue du Couvent. Ce carrefour est tellement petit que les camions ne peuvent le franchir que si absolument rien n’obstrue les accotements: ni voiture ni aucun dispositif dissuasif. Le sol est donc simplement recouvert d'une inscription interdisant le parking.

Dans la ville, cet étranglement est devenu légendaire. Presque aussi légendaire que les savoureux croissants servis par la ravissante boulangère installée face au goulot routier. La double tentation est forte de garer, quelques instants bien entendu, son véhicule dans la zone interdite. Après tout, la circulation est limitée dans ce quartier et les camions y sont interdits sauf...ceux des services d’urgence.
Les interdictions, tentations, gourmandises et éventuelles punitions attisent évidemment les morales et jalousies diverses. Donc, devant la boulangerie, des conflits éclatent parfois entre des automobilistes mal garés et des riverains excédés. Des coups ont même déjà été échangés. Cependant, aujourd’hui, noyée dans la musique de Noël diffusée par les hauts-parleurs savamment dissimulés, la bonne humeur domine. Les badauds se saluent en souriant et personne ne se soucie du trafic automobile.

Vers 18 heures, l’activiste notoire Oscar immobilise la voiture électrique, décorée à son effigie, exactement à l’endroit le plus sensible, donc strictement interdit, du carrefour. Il ouvre sa portière, sort, lance un geste amical à la boulangère et... monte sur le toit de son engin en brandissant un porte-voix. Oscar se bat depuis des lustres pour un aménagement durable de ce maudit carrefour. L’agitateur ne manque pas d’imagination pour parvenir à ses fins: affiches, pétitions, conférences... Il est parfois écouté mais son succès d’estime provient plutôt de son poste à l’université et de... ses cheveux longs, soigneusement entretenus, qui font fureur sur internet.
En voyant Oscar sur le toit, des promeneurs s’agglutinent autour de la voiture tandis que d’autres préfèrent s’éclipser, ne sachant déjà que trop bien ce qui va être dit. Avertis par une source anonyme, ou prétendue telle, deux journalistes se dégagent de la foule et s’approchent de l'automobile sur laquelle ont été écrits, sous le portrait d’Oscar, les mots: « Action spéciale de Noël pour un carrefour durable - Danger immédiat - Changez votre vision ». Sur le trottoir entre l’auto et la boulangerie, l’un des journalistes installe le trépied de sa caméra. L’autre en profite pour rapidement entrer dans la boutique, y acheter deux croissants et se régaler du sourire de la belle dame.
Perché sur le toit, Oscar règle son diffuseur et débute un discours sans grande surprise. Il y est question du danger permanent que font courir les gens qui se garent sur cet emplacement et de leur égoïsme. Il ânonne des chiffres sur les probabilités d’un accident si aucune mesure structurelle n’est prise.





A côté de la fontaine, Marie glisse dans l’oreille d’Emilie que le monsieur a bien raison et que personne ne devrait se garer sur cet emplacement. Un peu plus loin, un jeune couple est assis sur un banc, dégustant des beignets, sous l’oeil envieux de l’écolière. Le mari hausse les épaules; il prétend ne jamais s’arrêter à cet endroit. L’épouse avoue, elle, qu’il lui arrive de s’arrêter, toutefois... un bref instant. Quelques secondes à peine car, très souvent, il n’y a pas d’autres solutions.
Dans la boutique, le journaliste, bien plus intéressé par les yeux de son hôtesse que par le discours estompé par la vitrine, questionne la boulangère. Celle-ci, gênée, tousse brièvement, et avec charme, sa voix fluette apporte une autre vérité: l'emplacement interdit est utilisée par le tiers de sa clientèle. Avant de préciser, dans un murmure coupable, que cette estimation est sans doute sous-évaluée.
Dehors, le cameraman tente de filmer l’orateur mais un automobiliste, rouge de colère, vient l’apostropher. Furieux, l’homme pousse le trépied sur lequel repose la caméra et manque de le renverser. D’un long geste du bras, il montre la file de voitures qui s’étend peu à peu. Lui, il veut passer immédiatement, il a des choses importantes à faire, et avec l’exposé en cours, cela est devenu impossible. Il n’est pas le seul à être énervé. D’ailleurs, les chants de Noël qui tournent en boucle dans les diffuseurs sont à présent ponctués par des coups de klaxons. De l'autre côté de la fontaine, devant un estaminet, autour d’un brasero, les membres de la chorale paroissiale lèvent leur verre de vin chaud à chaque nouveau coup d’avertisseur. Emilie et d’autres enfants regardent tout ce petit théâtre en riant.

Rien de cela n’arrête Oscar, bien au contraire. L’agitateur chevelu conspue cette fois les automobilistes orageux qui engorgent le centre-ville et qui sont une menace permanente pour eux-mêmes et pour les piétons.
Ses propos de plus en plus virulents transforment en un véritable enfer ce qui était jusque là une agréable place. Le ton monte et les insultes commencent à pleuvoir entre les automobilistes et l’orateur. Et dans ce brouhaha indescriptible, personne n’entend... arriver les camions de pompier.

Dès que le hurlement des sirènes s’impose, tout devrait, normalement, aller très vite. Le bon sens exige qu’Oscar descende de sa voiture, s’y installe et dégage les pavés. Effectivement, dès qu’il prend conscience de la présence des pompiers, l’orateur revient rapidement sur le sol et s’apprête à ouvrir sa voiture. Mais, à ce moment, tout autre chose se produit. Un badaud mécontent pousse le manifestant sans ménagement, lui reprochant d’être garé exactement à l’endroit le plus gênant. Surpris par le choc, Oscar lâche la clé du véhicule qui est projetée et tombe dans l’avaloir de l’égout.

Il n’y a maintenant plus qu’une seule solution : enlever cette voiture à la force des bras. Tout de suite. Des hommes s’avancent. Discutent peu. Décident vite: ils pousseront le véhicule vers la place, à reculons donc. Ils posent leurs mains sur la carrosserie: la voiture est bloquée. Peu importe l’effort nécessaire. La décision est prise: ils la soulèveront pour la transporter. Lentement d’abord, en grognant, puis plus vite en scandant une chanson populaire, reprise par la chorale, sous les bravos de la foule. Jusqu’à la déposer à côté de la fontaine. La voie est libre, les automobilistes bloqués s’y engouffrent et les camions de pompiers les suivent. Déjà les sirènes hurlent au loin. Elles seront bientôt là où on les attend.

Sur la place de la Fontaine, porteurs et promeneurs se saluent et se félicitent. Ces gens ont eu peur ensemble, ils ont réussi un exploit ensemble, alors ils ont envie de se détendre ensemble. Le vin chaud coule à flot. La chorale, pourtant réputée puritaine, entonne un improbable « we are the champion ».

Oscar laisse ses longs cheveux à l’écart de la fête. Plus personne ne se soucie de lui, ni de son discours. Il pourrait s’intégrer à la foule en liesse mais il préfère attendre, sur le trottoir, l’arrivée de son dépanneur.

Marie a évidement offert des beignets à Emilie. Elles les mangent ensemble, assises sur le banc, joyeuses. L’enfant confie qu’elle a eu peur. Elle aurait voulu aider mais ses bras sont trop maigres pour porter une voiture, et elle sait que ceux de sa grand-mère sont trop faibles, même pour ouvrir un bocal de carottes.

Marie proclame, avec assurance, qu’elle n’a pas eu peur. Les yeux de sa petite-fille s’écarquillent: elle veut savoir pourquoi. La grand-mère sourit en finissant son beignet et lève son verre de vin chaud : « Les humains s’entraident devant le danger. C’est comme ça. Toi et moi, nous aurions voulu aider, n’est-ce pas ? » L’enfant croit que sa grand-maman a lu dans ses pensées, et c’est un peu le cas. La vieille dame est fière d’obtenir une telle attention, elle enroule tendrement son bras autour du cou de sa petite chérie: « Cette fois, nous n’avons pas pu aider, mais ce n’est pas l’important. Souviens-toi que des gens anonymes s’entraident spontanément. Pas tous, pas toujours mais beaucoup, et souvent, c’est comme cela que nous sortons de nos difficultés. ». Mais une ombre glisse sur le visage de l’enfant: « L’autre jour, personne ne m’a aidée dans la cour de récréation... ». La grand-mère lui donne un autre beignet: « Emilie, tu n’es plus dans la cour, tu es près de moi et je t’aime. »

François-Xavier HEYNEN Décembre 2022


mardi 13 septembre 2022

L'invitation riante au dialogue de Mbappé

 


L'invitation riante au dialogue de Mbappé




Je suis interpellé par les réactions de mes relations Linkedin suite à la conférence de presse de l’entraîneur et d’un célèbre joueur de foot d’un club parisien. Les deux compères, heureux d’avoir gagné leur match, sont invités à rendre des comptes sur le fait qu’ils ont emprunté l’avion plutôt que le TGV. Ils répondent alors, hilares, qu’ils envisagent d’utiliser le char à voile. Cette blague, peu inspirée, est ressentie par certains comme une violence. Elle fait ensuite l’objet de critiques acerbes, au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. 

J’ai été interpellé car il me semble que l'avalanche de déclarations outrées ne sert malheureusement pas la cause verte.  Je vais tenter d’expliquer pourquoi en abordant la situation sous l’angle de la communication, par la question du public-cible, et sous celui de la philosophie, par le concept du critère moral.


Mais avant cela, il est essentiel de se souvenir que la liberté d’expression est ancrée dans  les fondements de nos démocraties libérales. Cette liberté assure la possibilité, à ceux qui le souhaitent, de montrer leur désaccord, voire leur profonde désapprobation. Cette liberté s'applique aussi aux joueurs de football qui formulent des blagues, bonnes ou foireuses. Vouloir faire taire quelqu’un sous prétexte de l’urgence climatique constitue, en soi, un risque majeur pour nos démocraties. Certaines personnes assimileront  peut-être ce dilemme à une variante du choix entre la peste et le choléra. J’opte pour la liberté d’expression. Par ailleurs, mon objectif est de proposer des pistes pour rendre le débat possible en renonçant aux appels au pugilat. 

La situation présente deux pôles. D’un côté, les deux sportifs n'ont pas saisi la perche tendue par les journalistes. Une autre attitude aurait pu aider à favoriser la transition écologique. De l’autre côté, le tumulte des indignations après la conférence de presse du PSG fédère sans doute les convaincus de l'urgence climatique. Nous allons insister sur ce pôle car il noie, selon nous, deux éléments essentiels à l'émergence d'une action efficace.


D'une part, en s'acharnant sur les imprudents blagueurs, la meute des mécontents  propage-t-elle la cause qu'elle prétend défendre ?  Reprenons au début. Voilà deux héros heureux, qui viennent de faire rêver une multitude de fans en gagnant un match. Ils se présentent en conférence de presse et se retrouvent piégés, légitimement bien sûr mais piégés tout de même, par une question embarrassante.  Les deux sportifs tentent de l’esquiver sans maîtriser l'art oratoire et se vautrent dans une plaisanterie très peu sentie. A titre de comparaison : que dirions-nous si, le jour où nous recevons un diplôme sanctionnant une longue formation, quelqu'un nous demandait si nous avons conscience du nombre d'arbres abattus pour imprimer nos livres de cours ? Certes, comparaison n’est pas raison. Les deux footballeurs, eux, ont voyagé en jet privé et il peut sembler logique, surtout si l’on ne connaît pas les impératifs du foot contemporain, d'affirmer qu'ils auraient pu prendre le TGV pour un trajet aussi court. Toutefois le choix du moyen de transport relève-t-il de leur liberté? Qui d'entre nous impose les contraintes logistiques à son employeur ? Soyons de bonne foi, la célébrité de ces joueurs leur permettrait peut-être de choisir leur propre moyen de transport. Y ont-il seulement pensé ? Nous l’ignorons. Les deux sportifs auraient pu, à ce moment, dribbler et proclamer une vague promesse. Mais ils ont opté pour la blague. Le champagne et la bière, respectivement dans la pièce à côté et dans les bistrots parisiens, coulent à flots car on fête la victoire. Les deux footballeurs ne s’adressent pas aux journalistes, ni à ceux qui vont aussitôt les critiquer, ils s’adressent aux fans, à la vitesse du… TGV. Est-ce pertinent pour l’écologie de tendre le piège à ce moment et de railler ensuite la réponse ? Les deux sportifs ont-ils été placés face à une perche ou à un bâton?

Nous pensons qu’un élément fondamental de la communication a été oublié : le public cible. Pour communiquer efficacement, il faut comprendre la cible, en l’occurrence les fans galvanisés par la victoire, et y adapter son discours. Revenons à la comparaison de la remise des diplômes. Imaginons que le père du récipiendaire prononce, lors de la fête du soir, un discours principalement axé sur les vertus des chambres bien rangées. Ses propos, aussi justes soient-ils, seraient-ils audibles à ce moment ? 


D'autre part, conspuer le voyage en jet parce qu'il participe au dérèglement climatique, sans autre précision, présente un risque majeur pour celui qui prétend vouloir communiquer la bonne parole verte. En effet, dans quelle mesure le reste du match n'est-il pas davantage nocif pour l’environnement que le finalement très court voyage en jet ? Expliquons: combien de voitures et de cars ont-ils été nécessaires pour emmener les supporters au stade et dans les tavernes ? Quelle énergie électrique a-t-elle été utilisée pour filmer, transmettre et ensuite regarder le match ? Si l’objectif est de sauvegarder de façon urgente notre climat, alors au nom de quoi ne faut-il pas, tout simplement, interdire le match lui-même ? Ne serait-ce pas plus logique ? Ce qui se cache derrière cette question, bien sûr, c'est le rapport intime, physique, indissociable entre l'activité humaine et la dégradation de l'énergie. Se contenter de s’indigner devant le voyage en jet de ces deux footballeurs permet, au passage, d'évacuer cette très encombrante problématique. Pour nous résumer: il manque un critère de détermination de ce qui est acceptable. 

Et ce critère, en démocratie, ne peut être construit qu’avec, au minimum, la consultation des membres de la communauté qui vont devoir l’appliquer, avant son introduction dans le dispositif réglementaire et/ou législatif. Des pistes de discussions sont possibles. Par exemple en se souvenant que le football n’a pas toujours été aussi gourmand en nombre de rencontres.  L'élaboration de ce critère moral nécessite de mobiliser le public-cible du football et pour y parvenir facilement, le footballeur rieur pourrait être un messager de choix...


C'est pourquoi nous pourrions voir le rire du footballeur, presque enfantin, sous la forme d'une question : "Si vous nous interdisez aujourd'hui un voyage en jet, qu'interdirez-vous ensuite ? Le football lui-même ? Comment pouvez-vous croire que le monde pourrait vivre sans foot ?".  A cause de l'urgence, ceci doit être vu comme une invitation non à la rigolade ou au mépris, mais au dialogue.


FX.HEYNEN

Septembre 2022

mercredi 27 juillet 2022

Le prisonnier affiche-t-il au mur la photo de sa propre cellule ?

Le prisonnier affiche-t-il au mur la photo de sa propre cellule ?

La photo du tout jeune univers, prise par le télescope James Webb, est impressionnante, certes. Elle est le fruit mûr de notre science et de notre technologie. Il est normal, dans une société moderne, de saluer l'accomplissement de cette prouesse. Elle est instantanément devenue l’icône de notre vision actuelle d'une vérité. Je suis moi-même admiratif de la science, avec une sympathie particulière pour l’astronomie. Le ciel me fascine depuis toujours. 



La photo du trou noir, dévoilée voici quelques années, avait un coté magique. Mais cette photo, elle, ne me transcende pas. Le fond de l’univers présenté de cette façon ne m’inspire pas car, fondamentalement, il ne m’évoque qu’une chose: une cellule.

Certes, une grande cellule. Mais peu importe ce sont les parois fermées qui définissent la prison, pas sa dimension. La conquête spatiale, l’homme sur la lune, la station spatiale, voilà des barrières autrefois réputées infranchissables qui ont été dépassées joyeusement, grâce à l’intelligence de l’homme et à son habilité technique. Cette science nous poussait en avant vers un espace plus grand pour l’humanité, vers de nouvelles aventures.

Mais ici, la photo nous montre principalement la paroi de la cage. Il n’est rationnellement pas permis de réfléchir au-delà. Derrière ce noir profond qui étouffe les images lumineuses des galaxies, il n’y a rien que l’on puisse penser, en restant dans le champ scientifique. C’est le bout du bout. Le cliché n’est pas celui qui envisage un possible pas en avant. Il symbolise au contraire la finitude de l’astronomie, son assèchement en un sens. Évidemment il y aura encore bien des découvertes et d’autres images époustouflantes, ce n’est pas la question, mais derrière ce fond noir, il n’y a rien, pas même d’espace et de temps. N’importe quelle photo de mur, de barrière, de clôture, de paroi indique qu’il y a un au-delà. La barrière présuppose, par définition, un monde extérieur.

Sur cette photo, le fond noir ne distingue pas l’intérieur de l’extérieur, mais le tout du rien. Il ne me donne qu’une envie: regarder le rien, ce qui est justement interdit par la science actuelle et donc, forcément, par la technologie de ce télescope. En soi, ce n’est pas neuf puisque la science moderne ne prend pas en charge la métaphysique. Cependant c’est, à ma connaissance, la première fois qu’elle nous le montre aussi précisément en photo, ce qui rend cette dernière si cruelle à mes yeux. Peut-être le prisonnier peut-il afficher sur son mur l’illustration d’un mur, mais peut-il apposer une photo de sa propre cellule ? 

Voilà pourquoi j'ai inversé, comme dans un miroir, la photo originelle, la rendant inconcevable. Ce cliché impossible montre comment un télescope placé à 27 milliards d'années lumière verrait ces galaxies. 

François-Xavier HEYNEN - Juillet 2022