lundi 21 mai 2018

Et si Mawda permettait aux opposés de se rapprocher?


Et si Mawda permettait aux opposés de se rapprocher ?

Le décès de Mawda, une enfant kurde de deux ans, à la suite d’une course-poursuite sur une autoroute belge a suscité de nombreuses réactions qui se sont rapidement focalisées sur les migrants. Contrairement à la mort du petit Aylan, il nous reste un espoir de rationaliser l’émoi car nous disposerons d’informations plus précises. C’est pourquoi nous nous risquons cette à la description des deux camps en présence dans les commentaires sur les migrants. Nous développerons deux questions philosophiques qui gisent dans le débat et qui restent béantes. Heurtés par le drame, nous pourrons peut-être saisir que les questions sont irrésolues, ce qui pourrait permettre un rassemblement des forces citoyennes.

Les commentaires glanés ici et là sur internet signent un clivage profond et les camps semblent ne plus entendre les arguments opposés : pour l’accueil des migrants d’un côté, contre de l’autre. La réflexion, qui impose la confrontation avec la différence, disparaît donc au profit de la coexistence explosive d’idéologies contradictoires. Dans ces conditions, la question philosophique qui nous est si chère est alors noyée.
La raison est également submergée par la mort de Mawda dans des circonstances encore nébuleuses.
Mais nous allons tenter de clarifier la situation et les forces en présence. Il faut tout d’abord rappeler une évidence : à l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne possédons que peu d’informations sur ce qui s’est réellement passé sur l’autoroute et sur ce qui a conduit au drame.  Il conviendrait donc d’arrêter ici l’exposé et d’attendre les conclusions de l’enquête. Ce serait spontanément notre attitude mais l’emballement des commentaires et surtout la disparition de la réflexion nous poussent à écrire.

Nous souhaitons également mettre immédiatement hors de cause l’action personnelle des policiers. En effet si la mort de la fillette est le résultat d’une ou de plusieurs bavure(s) alors le dossier doit être traité par la Justice selon les règles en vigueur. 
Nous partirons sur l’a priori que la police effectue son travail correctement. C’est-à-dire que nous estimerons que, d’une façon ou d’une autre, le tir était légalement justifié. Si tel n’est pas le cas, la discussion s’arrête ici.

La question de la justification 

Ce fusible passé, tentons maintenant de définir les camps qui se dégagent des commentaires. Dans un Etat moderne, la police applique des lois votées ou entérinées démocratiquement. Une majorité politique a donc été trouvée, à un moment ou à un autre, pour justifier la mort de cette fillette.
Prémunissons-nous immédiatement contre la vague d’indignation que peut susciter la phrase précédente. Indignation parfaitement compréhensible d’ailleurs qui se base sur notre empathie naturelle et sur notre tristesse profonde à l’annonce de l’abomination de la mort d’un innocent.  Il nous faut pourtant dépasser aussi le stade des sentiments si nous voulons tenter de saisir les enjeux de la situation.

Le drame familial est le déclencheur de propos politiques qui exacerbent le clivage sur la question de l’accueil à réserver aux migrants/réfugiés. Pourtant le rapport entre cette course-poursuite et les migrants n’est sans doute pas direct. Les policiers poursuivaient un véhicule en fuite, peu importe que ce soit avec de la drogue à bord, des armes ou des réfugiés. Mais il se fait que ce sont finalement des réfugiés qui s’y trouvaient.
Deux attitudes se dessinent et peuvent être regroupées en deux camps.

Le camp A

Un premier camp voit dans cette interception mortelle une illustration cruelle, mais symptomatique, du comportement de la Belgique vis-à-vis des migrants. Le camp A rappelle que les Conventions Internationales doivent être appliquées et que si elles l’étaient correctement, les réfugiés n’auraient pas à prendre des risques pour traverser le pays. Ils arriveraient en sécurité sur le territoire (belge ou européen) et ne devraient pas faire appel aux services de passeurs peu scrupuleux. Dans ce camp on trouve aussi quelques voix qui dénoncent un rejet de l’étranger de plus en plus prégnant dans la population (en particulier dans le camp B). Cette montée de la xénophobie expliquerait, elle aussi, la mort de fillette. Pour le camp A, cette mort devient d’ailleurs une sorte d’assassinat d’Etat. Le camp A puise souvent dans les Droits de l’Homme la justification ultime de sa position. Ces Droits sont universels et s’imposent donc aussi bien aux migrants qu’aux autochtones, ils permettent l’avènement progressif de l’égalité entre tous. Il n’est pas question de les remettre en cause

Le camp B

Dans le camp B, l’approche est radicalement opposée. La mort de la fillette solde le caractère illégal de la démarche entreprise par ses parents. Si ces derniers avaient respecté la législation, ils auraient introduit leur demande dans les règles. Pour le camp B, la xénophobie doit être comprise non comme le rejet ou la haine de l’étranger mais plutôt comme la peur naturelle suscitée par l’étranger, en particulier ceux qui ne respectent pas les règlements. Une peur justifiée d’une part par un droit du sol présenté comme naturel et d’autre part par une protection de la culture.  Le camp B taxera le camp A de « bisounours » en expliquant que la défense inconditionnelle des Droits de l’Homme aura pour prix la perte du sol et de la culture et qu’à ce moment les Droits de l’Homme disparaitront eux aussi.



Universels ou pas ?

Pour être mis en balance avec d’autres types de droits, les Droits de l’Homme doivent être dépouillés de leur caractère universel. Cette relativisation des Droits de l’Homme est inconcevable pour le camp A, alors que le camp B s’y risque en rappelant que les Droits de l’Homme sont une invention occidentale du 20ème siècle. Dans la lignée la Convention sur les Réfugiés de 1951 subit le même traitement, l’idée générale étant que, pour le camp B, ses créateurs n’avaient pas envisagé la situation actuelle. Les Droits de l’Homme et la Convention de Genève s’imposent certes, car ils sont intégrés dans la loi, mais ils pourraient (ou même devraient ) être renégociés.

Deux questions

Les deux questions fondamentales qui gisent sous les deux camps nous semblent être les suivantes : Le sol appartient-il à celui qui en est légalement propriétaire ? et Qu’est-ce que l’Homme ?
Si vous êtes propriétaire d’un terrain, comment pouvez-vous le prouver ? Pour y parvenir vous devrez, in fine, faire appel à l’Etat, souvent via un notaire. Mais cet Etat ne peut rien valider avant la date de sa création. A qui appartenait votre terrain au 17ème ? Au 13ème ? Au 5ème ou dans la Préhistoire. A quel moment ce terrain est-il devenu une propriété et par quelle légitimation ? Est-ce parce qu’il a été cultivé ? découvert ? gagné au combat ? hérité ? donné par un Dieu (et si oui, lequel ?)… Les migrations alimentent tout particulièrement cette inconnue abyssale. Parler de « droit du sol », est une réponse à la question, affirmer que « nous sommes tous des migrants », en est une autre. Mais elles n’épuisent pas la question.

La deuxième question plonge dans des eaux encore plus profondes. L’Homme peut-il se définir et si oui, comment ? Les religions et autres traditions apportent d’innombrables réponses à cette question irrésoluble. Ici l’Homme est un Fils de Dieu, là il est un être rationnel, ailleurs un animal travailleur ou un consommateur, ici un gentil, là un méchant… Toutes ces définitions se réfèrent, la plupart du temps, à un fondement partagé par une communauté plus ou moins importante. Et les êtres vivants qui ne présentent pas les caractéristiques de la définition proposée ne sont pas des hommes.
Devant la multiplicité des réponses, les défenseurs des Droits de l’Homme prétendent que les Hommes sont des individus égaux en droit. Pour un Occidental, cette Déclaration Universelle semble couler de source. Elle constitue une évidence pour le camp A qui se doit de la propager et de l’incarner par l’accueil inconditionnel des migrants.  Au sein du camp B, elle est très largement partagée mais elle est pondérée par une définition de l’homme qui intègre son caractère culturel. Pour le camp B, les hommes sont porteurs d’une tradition qui doit, elle aussi, être respectée. Le camp A aura tendance à ne voir là que du repli sur soi et de la xénophobie.

Universalité des Droits de l'Homme: oui et non

Pourtant si on y réfléchit, pour le camp B, et c’est peut-être le paradoxe, reconnaître la valeur des traditions et, simultanément, partager et relativiser les Droits de l’Homme, c’est encore défendre les Droits de l’Homme. Le camp A défend les Droits de l’Homme parce qu’ils sont universels en reprochant au camp B de les négliger par un repli sur soi. Le Camp B défend les Droits de l’Homme parce qu’ils sont culturels (et donc relatifs) tout en reprochant au camp A de les mettre en péril en s’ouvrant au point de prendre le risque de nier leur tradition (puisque à leurs yeux, les Droits de l’Homme sont une tradition). On comprend peut-être mieux ici pourquoi les appels aux Droits de l’Homme émis par le Camp A peuvent donner la nausée au Camp B.

L’enquête sur la mort épouvantable de la petite Mawda nous permettra, ou pas, de comprendre les raisons du drame. Le Camp A et/ou le Camp B y trouvera(ont) des indices pour renforcer leur position et probablement pour se diviser un peu plus encore.

Et si, au contraire, nous nous rassemblions autour de la douleur sans nom de cette famille inconnue pour percevoir la profondeur abyssale des questions et pour saisir l’urgence de réfléchir ensemble. Que l’on soit du Camp A ou du Camp B, nous partageons une évidence : qu’il n’y ait pas d’autre drame Mawda.