Et si Mawda permettait aux opposés de se rapprocher ?
Le
décès de Mawda, une enfant kurde de deux ans, à la suite d’une course-poursuite
sur une autoroute belge a suscité de nombreuses réactions qui se sont
rapidement focalisées sur les migrants. Contrairement à la mort du
petit Aylan, il nous reste un espoir de rationaliser l’émoi car nous
disposerons d’informations plus précises. C’est pourquoi nous nous risquons
cette à la description des deux camps en présence dans les commentaires sur les migrants. Nous développerons
deux questions philosophiques qui gisent dans le débat et qui restent béantes. Heurtés par le drame, nous pourrons peut-être saisir que les questions sont irrésolues, ce qui pourrait permettre
un rassemblement des forces citoyennes.
Les commentaires glanés ici et là sur internet
signent un clivage profond et les camps semblent ne plus entendre les arguments
opposés : pour l’accueil des migrants d’un côté, contre de l’autre. La
réflexion, qui impose la confrontation avec la différence, disparaît donc au
profit de la coexistence explosive d’idéologies contradictoires. Dans ces
conditions, la question philosophique qui nous est si chère est alors noyée.
La raison est également submergée par la mort
de Mawda dans des circonstances encore nébuleuses.
Mais nous allons tenter de clarifier la
situation et les forces en présence. Il faut tout d’abord rappeler une évidence :
à l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne possédons que peu d’informations
sur ce qui s’est réellement passé sur l’autoroute et sur ce qui a conduit au
drame. Il conviendrait donc d’arrêter
ici l’exposé et d’attendre les conclusions de l’enquête. Ce serait spontanément
notre attitude mais l’emballement des commentaires et surtout la disparition de
la réflexion nous poussent à écrire.
Nous souhaitons également mettre immédiatement
hors de cause l’action personnelle des policiers. En effet si la mort de la
fillette est le résultat d’une ou de plusieurs bavure(s) alors le dossier doit
être traité par la Justice selon les règles en vigueur.
Nous partirons sur l’a priori que la police
effectue son travail correctement. C’est-à-dire que nous estimerons que, d’une
façon ou d’une autre, le tir était légalement justifié. Si tel n’est pas le
cas, la discussion s’arrête ici.
La
question de la justification
Ce fusible passé, tentons maintenant de définir
les camps qui se dégagent des commentaires. Dans un Etat moderne, la police applique
des lois votées ou entérinées démocratiquement. Une majorité politique a donc
été trouvée, à un moment ou à un autre, pour justifier la mort de cette
fillette.
Prémunissons-nous immédiatement contre la
vague d’indignation que peut susciter la phrase précédente. Indignation
parfaitement compréhensible d’ailleurs qui se base sur notre empathie naturelle
et sur notre tristesse profonde à l’annonce de l’abomination de la mort d’un
innocent. Il nous faut pourtant dépasser
aussi le stade des sentiments si nous voulons tenter de saisir les enjeux de la
situation.
Le drame familial est le déclencheur de propos
politiques qui exacerbent le clivage sur la question de l’accueil à réserver
aux migrants/réfugiés. Pourtant le rapport entre cette course-poursuite et les
migrants n’est sans doute pas direct. Les policiers poursuivaient un véhicule
en fuite, peu importe que ce soit avec de la drogue à bord, des armes ou des
réfugiés. Mais il se fait que ce sont finalement des réfugiés qui s’y
trouvaient.
Deux attitudes se dessinent et peuvent être
regroupées en deux camps.
Le camp
A
Un premier camp voit dans cette interception
mortelle une illustration cruelle, mais symptomatique, du comportement de la Belgique
vis-à-vis des migrants. Le camp A rappelle que les Conventions Internationales
doivent être appliquées et que si elles l’étaient correctement, les réfugiés
n’auraient pas à prendre des risques pour traverser le pays. Ils arriveraient
en sécurité sur le territoire (belge ou européen) et ne devraient pas faire
appel aux services de passeurs peu scrupuleux. Dans ce camp on trouve aussi
quelques voix qui dénoncent un rejet de l’étranger de plus en plus
prégnant dans la population (en particulier dans le camp B). Cette montée
de la xénophobie expliquerait, elle aussi, la mort de fillette. Pour le camp A,
cette mort devient d’ailleurs une sorte d’assassinat d’Etat. Le camp A puise
souvent dans les Droits de l’Homme la justification ultime de sa position. Ces
Droits sont universels et s’imposent donc aussi bien aux migrants qu’aux
autochtones, ils permettent l’avènement progressif de l’égalité entre tous. Il
n’est pas question de les remettre en cause
Le camp
B
Dans le camp B, l’approche est radicalement
opposée. La mort de la fillette solde le caractère illégal de la démarche
entreprise par ses parents. Si ces derniers avaient respecté la législation,
ils auraient introduit leur demande dans les règles. Pour le camp B, la
xénophobie doit être comprise non comme le rejet ou la haine de l’étranger mais
plutôt comme la peur naturelle suscitée par l’étranger, en particulier ceux qui
ne respectent pas les règlements. Une peur justifiée d’une part par un droit du
sol présenté comme naturel et d’autre part par une protection de la
culture. Le camp B taxera le camp A de
« bisounours » en expliquant que la défense inconditionnelle des
Droits de l’Homme aura pour prix la perte du sol et de la culture et qu’à ce
moment les Droits de l’Homme disparaitront eux aussi.
Universels
ou pas ?
Pour être mis en balance avec d’autres types
de droits, les Droits de l’Homme doivent être dépouillés de leur caractère
universel. Cette relativisation des Droits de l’Homme est inconcevable pour le
camp A, alors que le camp B s’y risque en rappelant que les Droits de
l’Homme sont une invention occidentale du 20ème siècle. Dans la
lignée la Convention sur les Réfugiés de 1951 subit le même traitement, l’idée
générale étant que, pour le camp B, ses créateurs n’avaient pas envisagé la
situation actuelle. Les Droits de l’Homme et la Convention de Genève s’imposent
certes, car ils sont intégrés dans la loi, mais ils pourraient (ou même
devraient ) être renégociés.
Deux questions
Les deux questions fondamentales qui gisent
sous les deux camps nous semblent être les suivantes : Le sol appartient-il à celui qui en est
légalement propriétaire ? et Qu’est-ce
que l’Homme ?
Si vous êtes propriétaire d’un terrain,
comment pouvez-vous le prouver ? Pour y parvenir vous devrez, in fine,
faire appel à l’Etat, souvent via un notaire. Mais cet Etat ne peut rien
valider avant la date de sa création. A qui appartenait votre terrain au 17ème ?
Au 13ème ? Au 5ème ou dans la Préhistoire. A quel
moment ce terrain est-il devenu une propriété et par quelle légitimation ?
Est-ce parce qu’il a été cultivé ? découvert ? gagné au combat ?
hérité ? donné par un Dieu (et si oui, lequel ?)… Les migrations
alimentent tout particulièrement cette inconnue abyssale. Parler de « droit du sol », est une
réponse à la question, affirmer que « nous
sommes tous des migrants », en est une autre. Mais elles n’épuisent
pas la question.
La deuxième question plonge dans des eaux
encore plus profondes. L’Homme peut-il se définir et si oui, comment ? Les
religions et autres traditions apportent d’innombrables réponses à cette
question irrésoluble. Ici l’Homme est un Fils de Dieu, là il est un être
rationnel, ailleurs un animal travailleur ou un consommateur, ici un gentil, là
un méchant… Toutes ces définitions se réfèrent, la plupart du temps, à un
fondement partagé par une communauté plus ou moins importante. Et les êtres
vivants qui ne présentent pas les caractéristiques de la définition proposée ne
sont pas des hommes.
Devant la multiplicité des réponses, les
défenseurs des Droits de l’Homme prétendent que les Hommes sont des individus
égaux en droit. Pour un Occidental, cette Déclaration Universelle semble couler
de source. Elle constitue une évidence pour le camp A qui se doit de la
propager et de l’incarner par l’accueil inconditionnel des migrants. Au sein du camp B, elle est très largement
partagée mais elle est pondérée par une définition de l’homme qui intègre son
caractère culturel. Pour le camp B, les hommes sont porteurs d’une tradition
qui doit, elle aussi, être respectée. Le camp A aura tendance à ne voir là que
du repli sur soi et de la xénophobie.
Universalité des Droits de l'Homme: oui et non
Pourtant si on y réfléchit, pour le camp B, et
c’est peut-être le paradoxe, reconnaître la valeur des traditions et, simultanément,
partager et relativiser les Droits de l’Homme, c’est encore défendre les Droits
de l’Homme. Le camp A défend les Droits de l’Homme parce qu’ils sont universels
en reprochant au camp B de les négliger par un repli sur soi. Le Camp B défend
les Droits de l’Homme parce qu’ils sont culturels (et donc relatifs) tout en
reprochant au camp A de les mettre en péril en s’ouvrant au point de prendre le
risque de nier leur tradition (puisque à leurs yeux, les Droits de l’Homme sont
une tradition). On comprend peut-être mieux ici pourquoi les appels aux Droits
de l’Homme émis par le Camp A peuvent donner la nausée au Camp B.
L’enquête sur la mort épouvantable de la
petite Mawda nous permettra, ou pas, de comprendre les raisons du drame. Le
Camp A et/ou le Camp B y trouvera(ont) des indices pour renforcer leur position
et probablement pour se diviser un peu plus encore.
Et si, au contraire, nous nous rassemblions
autour de la douleur sans nom de cette famille inconnue pour percevoir la
profondeur abyssale des questions et pour saisir l’urgence de réfléchir
ensemble. Que l’on soit du Camp A ou du Camp B, nous partageons une
évidence : qu’il n’y ait pas d’autre drame Mawda.