mercredi 13 novembre 2013

Réduire son salaire de mandataire et... la démocratie ?


Récemment un homme politique a décidé de réduire son salaire de 20% dans le but de lancer un signal à la société à travers la presse. Sous une apparence de générosité, il nous semble que ce comportement cache une atteinte majeure aux fondements de la démocratie. En effet, un individu ne peut introduire sa conception du bien dans une institution, sans rompre avec la neutralité de l'Etat, or c’est bien ce qui se produit sous nos yeux. Devant cette menace, nous aimerions poser la question suivante : la démocratie sera-t-elle défendue ou assiste-t-on à l'avènement silencieux d'un autre mode de vivre ensemble ?

Préliminaire

Avant d’aller plus loin dans notre propos, il nous faut éviter quelques écueils et dépasser rapidement une série de critiques possibles.
Nous admettrons ici qu’il n’y a pas de volonté promotionnelle derrière cette réduction salariale et que cet édile est sincère.
Nous admettrons également que sa démarche est légale. Sa proposition nécessitera très vraisemblablement une décision de l’organe législatif qui est à la base de son institution et il y a peu de chance que cette modification puisse se faire facilement car les salaires ne dépendent pas de son niveau de pouvoir. Mais nous admettrons tout de même qu’il finira par bénéficier de la réduction salariale. Nous ne retenons pas l'hypothèse que le salaire complet lui soit versé et que l'homme politique ristourne ensuite 20%. Si tel est le cas, il s'agit simplement de la pratique courante de la donation. Cette dernière, vieille pratique libérale bien connue, n'est en rien un signal nouveau. De toutes façons, l’annonce médiatique ne faisait pas état de cela et l’intéressé lui-même a affirmé à la télévision qu’il ne savait pas encore comment il allait concrètement appliquer son idée.
Nous admettrons que cette réduction de 20% du salaire de l’un des cinq emplois rémunérés dont il dispose sur les 17 mandats qu'il exerce représente effectivement l’objectif qu’il annonce. Le mandataire politique a diminué son salaire de 20% pour, selon ses dires, atteindre un salaire 3X plus élevé que le salaire le plus faible avec la même ancienneté dans la même administration. D’après lui, il s’agit d’un principe coopératif : des différences trop élevées de salaires seraient déraisonnables et non-équitables. Par contre, cette règle des 3X aurait la vertu d'instaurer une forme de paix sociétale. Ces dernières phrases constituent, à ses yeux, le signal qu’il veut lancer.


Baisser son salaire, est-ce social ?

A nos yeux, deux questions demeurent toutefois : cette attitude n’est-elle pas un piège social ? Est-elle acceptable en démocratie ?

Le piège tout d’abord. Si l’on passe le moment d’émotion  habituellement suscité par les comparaisons salariales et autres parachutes dorés, il reste la réalité de ce à quoi peut servir l'exemple de cet homme politique et, surtout, à qui.
Il n’est un secret pour personne que l’employeur cherchera toujours à réduire la masse salariale et que tous les tours sont bons pour y parvenir. Comment les employeurs percevront-ils le signal lancé par cet élu politique ? Comme une invitation à diminuer le salaire du patron ou comme un bel exemple à utiliser contre ceux qui réclament une augmentation ?

Un déni démocratique 
  
En démocratie, nous pensons que le signal de cet homme politique est inquiétant. En effet, ce mandataire utilise sa fonction pour moraliser la société, et, ce faisant, il affecte la neutralité de l’Etat et, donc, trahit sa mission. En imposant à la société sa diminution de salaire, il lui impose aussi sa vision du bien. Il se défend de donner des leçons mais c'est pourtant bien ce qu'il fait…
Et cette confusion au parfum anti-démocratique est le signal qui nous semble véritablement crucial. 

Soyons plus clairs. Cet homme politique a-t-il le droit de verser 20 % de son salaire à une œuvre caritative? Oui, c'est son argent et il peut choisir, en vertu de ce qu'il estime juste, de privilégier telle ou telle association. A-t-il le droit de le proclamer sur la place publique? Oui, c'est son argent, même si certains, souvent inspirés de près ou de loin par le catholicisme, affirmeront que les vrais dons s’opèrent dans le silence. En fonction de l’organisme qu’il privilégiera, ou pas, les électeurs adapteront éventuellement leur choix.
A-t-il le droit d'imposer à l'administration qui dépend de lui de verser régulièrement un don  à une oeuvre caritative ? Non. Or que fait-il en réorientant son salaire vers une autre ligne de budget ?
Il y a bien une intention, dans le chef du politicien, de montrer une direction et même de définir le bien, d' "apaiser la population". Une vision du bien et de la façon d'y parvenir est discrètement liée à la nouvelle affection de ces 20 % de salaire.
Résumons: si cet homme politique avait demandé que l'on verse 20% de son salaire à une oeuvre caritative, l'opposition serait intervenue pour dénoncer la proposition. Elle aurait réagi de la même façon s’il avait demandé 20% d’augmentation. Or, en termes démocratiques, l'offense infligée par la proposition de l’élu nous semble du même niveau et l'opposition reste muette.
En utilisant la "bonne foi" ou la "gentillesse", il semble désormais être possible d'imposer à l'Etat une conception du bien sans rappel à l’ordre. En effet, l'homme politique a parlé de son projet avec la hiérarchie de son parti et il a, d’après ses déclarations, été encouragé dans son geste. Du côté des autres partis, on note la même tolérance. Il n'y aura vraisemblablement pas de débat. Mais n'est-ce pas un signal dramatique ? Par leur silence, les élus ne détruisent-ils la démocratie sous nos yeux ?

On pourra arguer que le pouvoir exécutif doit pouvoir prendre des initiatives et que, si ce n’était pas le cas, alors les élus n’auraient plus de possibilité d'agir. Ce raisonnement par l’absurde est en effet tentant et il est exact qu’un parti défend un programme qu’il souhaite mettre en œuvre, via les urnes.

Pour suivre l'exemple du Christ

Pourtant il ne s’agit pas dans le cas de cet homme politique d’appliquer un programme sur lequel il aurait été démocratiquement élu, mais bien d’imposer ses convictions. En effet : quelle différence entre sa motivation de réduire la tension sociale et une justification du genre « suivre l’exemple de pauvreté du Christ » ?  A nos yeux, il n’y en a guère.
Mais admettons encore que l’explication de la tension sociale relève ici, via la question salariale, du champ de l’économie. Elle est ainsi liée à la science et donc, in fine, à la raison, ce qui revient à dire qu’elle peut être considérée comme étant neutre. Nous l’admettons du bout des lèvres car les luttes intestines au sein de l’économie ne permettent pas d’envisager sereinement la réduction des salaires comme une loi de la discipline. Toutefois, dans le doute et parce que ce n'est pas notre propos, nous admettrons encore que la réduction de 20% de son salaire est une mesure scientifique pour apaiser les tensions sociales.

Il reste donc un homme politique porteur d’une conviction objective et qui décide de l’appliquer à titre de signal (ou d’exemple) car la situation actuelle le révolte. Nous pensons ne pas trahir cette affirmation en la comparant à celle-ci : un ministre des travaux publics pourrait être scandalisé par les accidents de la circulation sur ses autoroutes. Dans cette logique louable, il pourrait charger ses équipes de placer des panneaux limitant la vitesse de 20% sur l’ensemble du réseau. Il pourrait même s’en vanter à la télévision. La réponse du ministre de la circulation routière n’en serait que plus virulente : les limitations de vitesse relèvent, légitimement, de ses attributions. Il pourrait ajouter que si cela ne plait pas à son collègue, il peut toujours venir négocier avec lui, dans un cadre légal. Dans un pays à plusieurs échelons de pouvoirs, la séparation des compétences est un pilier essentiel de la paix politique et un impératif constitutionnel.

L'essentielle neutralité

On peut être convaincu de la pertinence de ses bonnes idées, on peut vouloir défendre ses convictions mais il ne faut pas oublier qu’en démocratie, la neutralité de l’Etat est primordiale. Ne pas le savoir en fin de carrière politique est un signal étonnant. Ne voir personne s’en soucier est un signal inquiétant.
Assistera-t-on à une levée de boucliers des démocrates ou bien allons-nous être livrés à une indifférence complice ?

Peut-être assistera-t-on au contraire, et sans doute certains appellent-ils déjà cela de leurs voeux, à ceci : la démocratie invitée à céder sa place à un système dans lequel les idées généreuses, ou présentées comme telles, pourraient être appliquées sans entrave. Mais si c'est le cas, attention, l’Europe a déjà connu des régimes de ce genre… c'était avant la démocratie.

Alors, cette réduction de 20%, premier pavé d'un chemin équitable vers une nouvelle gouvernance ou nouvelle variation autour de la perpétuelle propension à la concentration des pouvoirs ? 

dimanche 25 août 2013

Qui est ce couillon de chien de garde de la démocratie ?


Nous aimerions revenir sur le débat soulevé par le licenciement d’une employée du MR dont l’erreur avait été d’émettre un tweet. La question politique fondamentale sous-jacente est bien entendu celle de la liberté d’expression et de ses limites. Une nouveauté se dégage de la situation envisagée : les libertés fondamentales sont ici mises en péril par leur protectrice traditionnelle, la presse.

L’affaire débute par l’envoi d’un message bref, du genre cynique, isolé de tout contexte, un tweet, que nous appellerons phrase (en l’occurrence : "les couillons qui ont marché pendant des semaines pour joindre Compostelle sont privés de célébration à cause de ceux qui arrivent en train"). Certains lecteurs de cette phrase décident, pour une raison ou pour une autre, de la transmettre. Tout cela reste anecdotique et limité à une sphère médiatique pointue, la sphère des réseaux sociaux.
La phrase va ensuite être déplacée, pour des motivations qui ne changent rien à notre propos, vers une autre sphère médiatique, celle de la presse traditionnelle. Dès que la phrase est introduite dans la sphère de la presse, elle change de statut et devient une information potentielle à traiter. 
La presse va vérifier l’exactitude de l’info et va tenter de la recontextualiser. Or, la phrase n’a pas de contexte à ce stade. La presse évalue l’intérêt de la phrase : a-t-elle une portée politique en tant que telle ? A-t-elle une originalité particulière ? L’auteure a-t-elle un message à émettre, une idée à transmettre ? L’auteure a-t-elle un rôle particulier dans la société qui ferait d’elle une porte-parole d’une cause ? La presse décide de transmettre la phrase. A ce moment, la phrase, le gazouillis initial, reçoit un crédit journalistique et devient une information. Dorénavant, elle relève sans ambiguïté de la sphère publique.

Ce que je voudrais dénoncer ici c’est que cette transmutation équivaut au moment crucial de la mise en péril de la liberté d’expression. Dans nos démocraties, la presse est protégée par des dispositifs, notamment légaux. La liberté d’expression lui est assurée. Les informations qu’elle choisit de véhiculer doivent permettre la constitution d’un contre-pouvoir réel. C’est sa mission de « chien de garde de la démocratie ». 
Cette mission doit être menée par et pour la liberté d’expression. Aussi, ce n’est pas le rôle d’une presse libre de mettre au pilori un quidam qui a osé une blague douteuse. Alors pourquoi l’avoir fait? Par ignorance des conséquences ? Cela revient à dire par incompétence. Par règlement de comptes avec l’auteure ? Par copinage avec le délateur ? Par recherche du buzz ? Par respect pour les victimes ? Nous ne retiendrons pas ces hypothèses qui nous écartent du fond du problème. Par envie ou par besoin de se hisser en position dominante parmi les sphères médiatiques ? Cette possibilité, qui peut sembler farfelue en première approche, mérite pourtant qu’on y réfléchisse.
Il est évident que les médias traditionnels sont très intéressés par le développement des nouvelles technologies et que ces dernières présentent des opportunités, mais aussi des dangers pour eux. La publication de cette phrase dans un journal peut être perçue comme une sanction, une sorte de mise au pas de ce qui se passe dans la sphère des médias sociaux. La presse classique, celle qui est reconnue et subsidiée, continuerait à donner le la et aurait la puissance concrète d’éliminer tel ou tel contributeur et cela en toute impunité. 
Que l’on se comprenne bien, il ne s’agit pas ici de développer une théorie du complot dans laquelle les bloggeurs et autres tweeteurs seraient les proies d’un lobby médiatique, mais seulement de mentionner le rapport problématique entre ces deux types de sphères médiatiques. Ces sphères englobent des réalités proches et utilisent des moyens techniques semblables, et elles sont gonflées d’enjeux sociétaux et commerciaux. Ce rapport potentiellement conflictuel resurgit dans la question de la liberté d’expression. 

Nous pouvons maintenant examiner cette liberté d’expression sous un nouvel angle. Nous pensons que la liberté d’expression est dans le cas présent limitée par la presse elle-même. En publiant pour le grand public une phrase venue de la sphère des médias sociaux, la presse coupe l’herbe sous les pieds de ces derniers. En effet, c’est sur facebook, twitter, etc que nous allons tous surveiller notre parole, réduisant ainsi le pouvoir de la sphère des médias sociaux. Si cela s’avère exact, il faudra alors bien percevoir que le véritable chien de garde de la démocratie deviendra la sphère des médias sociaux et que c’est là que devront se mener les luttes pleinement libérales pour la défense des droits fondamentaux. 
Il ne s’agit évidemment pas ici de blâmer les journalistes, leur rôle est essentiel et la plupart d’entre eux s’en acquittent avec talent. 

Evoquer la transmutation de phrase en information, qui correspond au passage de la sphère des médias sociaux à la sphère de la presse, comme la véritable entrave à la liberté d’expression nous invite à réexaminer les responsabilités de chacun d’entre nous face à la liberté d’expression, que l’on soit tweeteur, journaliste ou...président de parti.