lundi 19 décembre 2016

Alep: pleurer, ne pas penser. L'humanisme est-il universel ?


Depuis quelques jours, les médias, y compris sociaux, nous inondent de propos dramatiques sur les événements en cours à Alep. Comme pour le petit Aylan il y a un an, la charge émotionnelle est telle qu’elle étouffe la raison. Pour des raisons morales, il est même risqué d’oser la réflexion. Pourtant en voyant, le message d’une personne affirmant qu’elle mourrait bientôt à Alep pour la liberté, une question a surgi : la liberté chérie par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme justifie-t-elle la mort de cet homme et de sa famille ?

Le résultat de ce nouveau tsunami médiatique sur la capacité réflexive est épouvantable : la raison est priée de s’éclipser devant des étalements infinis de bons sentiments. Celui ou celle qui pleure le plus fort peut ainsi se permettre de raconter n’importe quoi.
Une variante apparait cette fois dans ce processus de destruction de la pensée: les informations proviendraient directement de gens sur le point de mourir et qui communiquent sur tweeter. Pourquoi sur tweeter et pas sur un réseau plus socialisant ? Les profils appartiennent-ils vraiment à des personnes situées à Alep ? Ces questions élémentaires sont balayées par certains qui, vu l’urgence de la situation, estiment qu'il faut cesser de tergiverser et désignent des coupables: Assad et  Poutine. 
Je perçois trois critiques qui complètent cet aveuglement et qui sont autant de voiles contre la pensée. Essayer de réfléchir hors du flux, ce serait se montrer  insensible au drame, ou soutenir les fascistes ou bien sûr sympathiser avec le complotisme. Pourtant, au nom de ma vision de la  philosophie, je pense qu’il faut ouvrir une série de questions.

La qualité des sources

Tout d’abord, pour réfléchir sereinement, la question de la qualité des informations ne peut être éludée. Or ici, la pertinence des sources utilisées laisse, pour le moins, dubitatif. La ville est assiégée depuis des mois et se trouve sous un feu nourri. Comment bénéficie-t-elle d'électricité ? De réseaux de communication ? Où se situent les journalistes ? Qui valide les témoignages émis par tweet ? Qui décortique les propagandes ? Pourquoi nos médias se ruent-ils sur ces tweets et laissent-ils tant de place aux commentateurs installés en Occident ? Pourquoi n’y a-t-il pas ou peu de propos contradictoires ? N’y a-t-il donc plus d’informations à transmettre mais seulement des sentiments ? La cause est-elle tellement entendue ? Est-il inconcevable de savoir quels organes de presse se trouvent réellement sur place et pour qui ils travaillent ? 

Poser les questions, ce n’est pas laisser entendre qu’il existe un complot qui nous cache la vérité, c’est simplement rappeler un fait historique évident : dans toutes les guerres, des propagandes sont à l’oeuvre. Ici les enjeux sont multiples, les propagandes aussi. Une propagande, ce n’est pas un complot, c’est un outil d’Etat destiné à maintenir ou à renforcer son pouvoir. Et les propagandes, depuis Bernays, ont rivalisé d’imagination pour arriver à leurs fins. S’imaginer que nos médias sont immunisés contre ce phénomène, c’est manquer de raison.

Enjeux stratégiques et humanisme

Il existe des enjeux stratégiques à cette histoire et bien malin est celui qui pourrait aujourd’hui les définir précisément. La question des oléoducs, par exemple, suscite très vraisemblablement des convoitises et des représailles. Ces enjeux énergétiques permettent peut-être de comprendre assez largement le fonctionnement de la rébellion, de son extension et de ses soutiens étrangers. 

Tout cela bien sûr n’enlève rien au drame vécu par les personnes qui se trouvent dans Alep. Par contre, cela permet de s’interroger sur le bienfondé  de l'explication affirmant que la rébellion est une révolte contre l'oppression d'un dictateur. Bien sûr, si on se contente de cette dernière justification, la situation devient subitement très claire: c’est tout simplement Star Wars. Et pourquoi les rebelles se battent-ils ? Pour du pétrole ou pour du gaz ? Non, pour la liberté.  Dès ce moment, toute la rhétorique habituelle des Droits de l’Homme peut être servie. 


Des Droits absolus ?
 

C’est sur ce point précis, celui de l'humanisme et de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, qui relève plus spécifiquement de la philosophie, que nous aimerions nous arrêter.
Ici et là des personnes affirment que l’humanité est en danger, que la situation d'Alep est tellement ignoble qu'elle signe l'échec de l'ONU et de notre vision de l’Humanité.
Dès que les rebelles font référence à la liberté, surtout face à un gouvernement largement présenté comme autoritaire, ils deviennent des icônes de la DUDH et trouveront en Occident des défenseurs inconditionnels. Car la DUDH est universelle et forcément juste, au-dessus de toute autre considération, de toute autre loi. C'est en tous cas ce qu'une partie, très occidentale, du monde continue à affirmer. Il se trouve une série de prédicateurs pour, avec la meilleure foi en l'Humanité, et dans les larmes d'Alep, affirmer que c'est l'Humanité que l’on met  à mort en abandonnant ces chercheurs de libertés que sont les rebelles.
Peu importe que les informations soient vraies, ou issues d'une propagande, et peu importe les nuances de la raison et les faits géo-politiques, ces "jedis" de la DUDH, se sentent autorisés par l'urgence de leurs sentiments et par l'universalité supposée de la cause de faire la morale à tous les autres.

La liberté avant la vie ?


Nous partons du même constat mais nous n'avons pas besoin que les faits originaux soient avérés; les réactions occidentales nous suffisent pour montrer que les Droits Humains sont profondément secoués par la situation à Alep. Mais, au lieu de réciter notre catéchisme onusien, nous aimerions nous laisser réellement porter par les questions soulevées. Si les Occidentaux acceptaient de réfléchir sur la DUDH, plutôt que de geindre sur sa potentielle mise à mort ?
Parmi les vidéos,  diffusées sur internet, on peut voir un professeur d'Alep qui affirme que l'armée régulière est toute proche, et que bientôt il sera exécuté. Il précise: "Et que voulions-nous? Rien, sinon... la liberté". Il n'y a pas de référence à un Dieu, mais bien à sa famille qui risque de mourir elle aussi. "Liberté chérie, j'écrirai ton nom" : et le prix ici en serait la mort pour toute la famille. Faut-il béatement élever cette potentielle victime au rang des héros de la liberté ? Crier sa haine contre le régime syrien, et au passage contre Poutine ? Se réfugier confortablement dans la défense de l'organisation socio-politique de l'Occident ? Et revêtir à nouveau le beau rôle moral ? En laissant au final le message suivant au Monde: la liberté défendue par l'Occident est si cruciale que ceux qui mourront pour elle seront admirés par les réseaux sociaux pendant 48 heures ? Faut-il pleurer sur le sort injuste de ces malheureux rebelles et se glorifier de défendre les Droits de l'Homme ?
Il s'agit là de réactions sentimentales et morales compréhensibles. Mais pourquoi ne pas imaginer un autre versant possible des choses ? Parmi ces approches: insister non plus sur la liberté mais sur la vie ? Se référer à une vision naturaliste par exemple: pour que les humains soient adaptés, il doivent être en équilibre avec leur environnement. Et l'équilibre en question n'est ni permanent, ni universel. Car un prédateur peut devenir une proie en changeant de biotope. Les écologistes ne me démentiront pas: un engrais pour certaines plantes peut devenir un poison pour des animaux.

Universels, les Droits de l’Homme ?

En suivant cette approche, il est grand temps de s'interroger fondamentalement sur la DUDH. Que l'on se comprenne bien, il n'est pas question ici de la remettre en cause au sein de nos Constitutions, ni de discuter de son efficacité dans nos contrées, mais bien d'examiner son caractère universel. 
Il est peut-être salutaire de la remettre dans son contexte historique, celui de la fin de la Seconde guerre mondiale. Les Alliés imposent à l'ONU ce texte fondamental qui est à la fois la promesse de la paix en Europe, un cheval de Troie "offert" au Kremlin et une caution morale à presque toutes les guerres qui suivront. 
En septante ans, le texte a eu le temps d'être étudié par des courants culturels peu écoutés lors de sa rédaction. Peut-on aujourd'hui encore ignorer les approches conceptuelles de l'Inde et de la Chine, pour lesquels la notion d'individu reste énigmatique. Et que dire de la réponse musulmane de 1990 avec la "Déclaration des droits de l'homme en islam", ratifiée par 57 Etats, ou de la "charte arabe des droits de l'homme" entrée en vigueur en 2008 où les notions d'égalité sexuelle ou de liberté religieuse sont revisitées ?
Nous est-il vraiment permis d'ignorer tout cela et de continuer à exiger de tous les pays et de toutes les cultures qu'elles s'alignent sur une doctrine que l'Occident a instrumentalisée voici à peine un siècle ? En quoi cette DUDH serait-elle plus juste que des traditions multi-séculaires?
D'autant que pour la plupart des pays de la Terre, surtout ceux pourvus de richesses naturelles, la DUDH a surtout été le prétexte à l'émergence de guerres (civiles ou pas).

Libre ou vivant ?
 
Revenons à ce professeur qui nous explique qu'il va mourir pour la liberté. Je ne veux pas qu'il meure, je ne veux pas que sa famille meure, ni son voisin... Et je ne veux pas non plus que, demain, dans une ville de Syrie ou d'ailleurs, une autre personne se retrouve dans la même situation...
Mais que faire pour éviter de tels drames ? Pleurer ? Exiger une application stricte de la DUDH ? Envoyer des casques bleu ? Et si nous revoyions plutôt nos idéologies, y compris la DUDH ? Et si nous respections sincèrement les conceptions intellectuelles des autres cultures, tout en exigeant la réciproque de leur part ? Accepter enfin que notre culture n'est ni supérieure ni universelle et que, dans certains environnements, comme pour ce professeur à Alep, elle est même nuisible. En reconnaissant humblement et sincèrement cette possibilité, nous pourrions peut-être nous ouvrir de nouvelles voies intellectuelles et politiques. Par exemple, au nom de Droits  de l'Homme non-universels, l'ONU pourrait, sans perdre la face, demander aux rebelles de se rendre. 
En tous les cas, nous pourrions revoir notre responsabilité face à ce professeur en nous posant la question autrement: vaut-il mieux qu'il soit libre ou vivant ?

vendredi 11 novembre 2016

Et si Trump était la troisième voie ?


Comment réagir en philosophe à l’élection de Donal Trump à la présidence des USA ? En posant des questions. Un élément attire notre attention : le flux incessant d’insanités contre Trump. Au point qu’injurier Trump équivaut à se donner une caution morale. Les médias belges et français excellent dans cette pratique. Ceci nous semble le signe du refoulement d'une question plus fondamentale. En effet, avec ce milliardaire, n'assiste-t-on pas à la naissance de la troisième voie, ce chemin mythique, ni à gauche, ni à droite ? Sous la forme d’un libéralisme schismatique parce que acceptant des frontières et débarrassé  de sa couverture idéologique socialisante ? Une révolution aussi profonde ne serait-elle pas systématiquement niée ?

En Belgique, les médias n’ont jamais été tendres pour Trump. Ce candidat a été présenté comme un clown, un bouffon, un misogyne, un xénophobe, un idiot… Ces propos répétés à l’infini depuis des semaines ont fini par former terreau idéologique largement partagé. Cette couche peut même être considérée comme un cordon sanitaire implicite. Car avouer une sympathie, même lointaine, pour Trump, c’est l’assurance d’être classé à l’extrême-droite.
C’est un fait : les médias et une large tranche de la population diabolisent Trump. Une telle collusion nous imposent à nous poser la question : pourquoi avoir choisi Clinton plutôt que Trump ? 

Des raison objectives ?


Peut-être y a-t-il des raisons objectives pour lesquelles Trump est autant détesté ? Pour sa bêtise? Pour sa misogynie ? sa xénophobie ? son isolationnisme ? Tout cela à la fois?
L’argument de la bêtise a déjà été servi: pour Ronald Reagan et pour les Bush (surtout junior). Pourtant cet argument nous semble peu convaincant car il est peu compatible avec les faits : Trump est devenu milliardaire et a obtenu l’investiture d’un grand parti pour la Maison Blanche.
L’argument de la misogynie est plus troublant. C’est en effet un comportement inadmissible qu’il a bien endossé mais il nous semble que d’autres personnes s’y livrent volontiers sans subir un tel lynchage médiatique.
La xénophobie est délicate à établir, surtout sur base de quelques images extraites de discours enflammés. Il est très difficile de comparer la perception américaine de la xénophobie ou du racisme et la nôtre. Les approches sont sensiblement différentes. Par exemple, il ne faut pas s’étonner de trouver sur des formulaires officiels américains des cases réservées à la race, ce qui serait inimaginable chez nous. Par ailleurs, il existe un paradoxe dans le fait qualifier de xénophobe, un Américain qui est marié avec une Slovène dont l’accent, paraît-il, déplait à l’électorat républicain. Ces trois premiers arguments demeurent toutefois limités à  personne de Trump. Y a-t-il une argumentation plus générale pour justifier la haine contre Trump? 

Trump ne préconise pas une société misogyne ni ne fait l’apologie de la bêtise, par contre on pourrait croire qu’il veut une société xénophobe et isolationniste. 
Comme nous l’avons expliqué, le caractère xénophobe nous échappe et nous ne nous aventurerons pas dans cette question. Une remarque cependant: pour ceux qui se risqueraient à identifier xénophobie et nationalisme, ils devront bien intégrer que la nation américaine est constituée par des individus qui ont le sentiment de participer à une nation qui, depuis l’origine, se compose de communautés diverses : religieuses et raciales. 

L’apparition de barrières

Par contre le caractère isolationniste nous semble beaucoup plus intéressant à décortiquer. Que reproche-t-on au fond à l’isolationniste? L’isolationnisme comprend deux volets: économique et politique. Economiquement, un isolationniste veut s’isoler, réduire le commerce avec les autres pays et harmoniser son industrie et son marché interne. Si Trump met cela en œuvre aux USA, en quoi cela concerne-t-il le citoyen européen? Cela perturbe les marchés économiques, certes, mais qui va être affecté dans sa vie réelle ? Des traités (par exemple le traité transatlantique) pourraient être abandonnés. Si c’est bien le cas, pourquoi donc les opposants au TTIP n’ont-ils pas fait campagne en faveur de Trump ? 
Politiquement, l’isolationnisme signifie la politique opposée à celle de l’impérialisme. Ceci signifie, normalement, le désengagement des troupes à l’étranger. Les pacifistes et anti-impérialistes qui dénigrent régulièrement les USA ont-il fait campagne pour Trump ?

Il y a plus étrange, c’est le rapport au progrès social et à la protection de la classe moyenne. Traditionnelement les Démocrates sont présentés en Europe comme incarnant le changement et les Républicains sont réputés plus conservateurs. Or, que constate-t-on ? Trump ne cesse de décrier les élites et le pouvoir en place. Il affirme vouloir modifier le système en place. Il promet l’amélioration de l’infrastructure et donc de grands travaux publics. Ce qui est, paradoxalement, une attitude de progressiste.

Libéralisme schismatique


C’est paradoxal car il est républicain mais aussi parce qu’il est milliardaire. Cet élément majeur présuppose que Trump a intégré le fonctionnement du libéralisme, qu’il en a vécu et qu’il ne l’a pas renié. Mais de quel libéralisme peut-il bien s’agir ? Apparemment pas celui des marchés financiers contemporains, si l’on en croit la haine affichée par Trump envers Wall Street et ses élites. Peut-être le libéralisme d’autrefois, d’avant les spéculations financières ? Celui qui donnait sa chance à tous ceux qui voulaient la saisir? Celui qui rendait possible le rêve américain? Le libéralisme qui pouvait se développer sans le besoin de la couverture idéologique du socialisme ? (Ici nous faisons référence aux travaux de Jean-Claude Michéa (par exemple : L'Empire du moindre mal) qui affirme que la gauche n’existe plus, et qu’il n’existe plus qu’une droite économique (le libéralisme) et une droite politique (le socialisme).
D’après ce courant de pensée, les outrances sociétales du libéralisme contemporain ont besoin, pour être acceptées, d’une idéologie: en gros, l’économie de marché, par sa promotion intrinsèque de la liberté pour faire tourner le marché, est la seule capable de garantir la protection des Droits de l’Homme. 

Un nouvel espoir ?

Mais Trump, lui, ne se soucie pas de cet arsenal idéologique comme en témoignent ses propos misogynes par exemple. Il a bien vécu du libéralisme et il est convaincu que d’autres peuvent profiter des avantages de cette doctrine. Mais il se distingue de la forme actuellement dominante du libéralisme en deux points majeurs. D’une part en renonçant à la couverture idéologique de « gauche », d’autre part en intégrant une dimension nationaliste (ou isolationniste) au marché, ce qui est économiquement hérétique, pour ne pas dire schismatique. En effet, la suppression incessante des frontières est un dogme aussi bien pour les socialistes (immigration, mariages homosexuels…) que pour les libéraux (libre circulation des biens…). Trump, à l’instar de ceux qui font la promotion des circuits-courts chez nous, propose en fait, consciemment ou pas, une position libérale dissidente mais en ayant prouvé, par sa fortune, qu’il est capitaliste. Le fait qu’il soit milliardaire et dorénavant président des USA lui donne du crédit: un autre libéralisme est dorénavant envisageable à grande échelle. Un libéralisme qui se conçoit avec des barrières et avec des investissements publics : une sorte de nouvel espoir d’un autre monde possible, le premier depuis l’effondrement du communisme ? Un espoir ou une aventure…  

REMARQUES  IMPORTANTES:
-Le présent texte vise à questionner le dogme libéral. Déceler un dogme et l'interroger est une approche constitutive de la philosophie. Il ne s'agit par contre en rien de cautionner des politiques racistes, misogynes ou xénophobes et nous ne souhaitons pas minimiser les risques de récupération (y compris de ce texte) par des pensées nauséabondes. Il nous semble toutefois que que notre approche évite au moins de traiter plusieurs dizaines de millions de personnes d'idiots, de misogynes et de xénophobes: cela pourrait aider à la reconstruction d'un lien social. 
De la même façon que remettre en cause la Trinité ne signifie pas être sataniste. Si ? 

jeudi 3 novembre 2016

Les Schtroumpfs sont-ils complotistes?



Peyo a-t-il voulu dénoncer une imposture de la NASA ? Serait-il ainsi l'un des pères des théories du complot ? Cette hypothèse surprenante nous a été inspirée par le livre "Le petit livre bleu" d'Antoine Buéno. En partant de la méthode et des conclusions de cet ouvrage, voyons comment une certaine logique peut conduire à penser que le Cosmoschtroumpf est une figure méconnue du complotisme.

M. Antoine Buéno, chargé d'enseignement à Sciences-Po, a publié en 2011  "Le Petit Livre bleu" dans lequel il propose une série d'interprétations du monde politique des schtroumpfs. L'auteur conduit peu à peu le lecteur vers deux conclusions:
"La première, c'est que le monde des schtroumpfs semble bien un archétype d'utopie totalitaire empreinte de stalinisme et de nazisme... la seconde chose... l'esprit critique peut et doit être exercé sur n'importe quel sujet et ... les productions à première vue les plus futiles sont bien souvent porteuses de plus de sens qu'elles n'en ont l'air" (p.163).
Le raisonnement que M. Buéno suit pour en arriver au caractère totalitaire de la politique schtroumpf pourra plaire aux amateurs de jubilatoires constructions mêlant bonne et mauvaise foi. Par contre son appel à l'esprit critique nous semble incongru à l'issue d'une telle "démonstration", construite exclusivement sur de la fiction.

L'intrigue du cosmoschtroumpf

Et pour le prouver, nous allons, à notre tour, dégager un autre sens de la production de Peyo, en utilisant les mêmes outils de que M. Buéno. Nous prendrons sa première conclusion comme point de départ. Même si sa vision totalitariste est pertinente,  l’auteur ne perçoit pas une interprétation qui pourrait se révéler plus proche de l'idée schtroumpfe originelle. En effet, le véritable message lancé par Peyo n’est-il pas cristallisé dans « le Cosmoschtroumpf », publié en 1970? Rappelons l’intrigue en quelques lignes: l’un des schtroumpfs veut visiter l’espace. Il construit une fusée à pédales qui, bien sûr, ne décollera jamais. Les autres schtroumpfs décident alors de l’endormir et de les transporter, lui et sa fusée, dans un cratère à deux kilomètres du village. Là, les Schtroumpfs se transforment en Schlips et font croire au Cosmoschtroumpf qu’il se trouve bien sur une autre planète. Dans un premier temps, l’aventurier veut rester sur place puis il comprend que rien ne vaut le village et il décide d’y retourner. L’ouvrage se termine en deux temps: d’abord le Cosmoschtroumpf reconnait « Mais je sens bien que je n’y serais jamais aussi schtroumpf qu’ici »(p.41) et ensuite trois schtroumpfs crient à un autre qui était, lui aussi, tenté par un voyage stellaire: « Ah! Non! Ca ne va pas recommencer!! » (p.42). Notons que cet album comporte aussi « Le schtroumpfeur de pluie »: l’histoire d’un schtroumpf qui construit une machine qui maîtrise la pluie et le soleil. Ce contrôle de la Nature se transforme en catastrophe. La machine finit par être détruite, pour le plus grand bonheur de tous.

Petit mensonge

Construit sur une variation du "schtroumpf volant", le "Cosmoschtroumpf" est une oeuvre de commande (passée par les Biscuiteries Nantaises, plus connues sous le nom commercial : BN). Comme le précise Hugues Dayez dans sa biographie de Peyo:
« …toute la communauté des Schtroumpfs, désolée de voir l’échec du Cosmoschtroumpf, va imaginer un gigantesque canular pour la bonne cause. » (p.121). 
La perception d’Antoine Buéno n’est pas très différente:
« …pour rendre le sourire au schtroumpf costaud et au cosmoschtroumpf, la communauté organise des schtroumpfs olympiques et une fausse visite de la Lune. Tout rentre alors dans l’ordre. » (p.73)

Pourtant si l’on prend la peine de contextualiser cet album, des éléments troublants apparaissent. Tout d’abord la date de publication: une année à peine après juillet 1969. Ensuite le sujet lui-même: le cosmoschtroumpf sonne comme une réponse à l’alunissage américain. Buéno semble l’avoir remarqué.
« Pourquoi le schtroumpf désireux de conquérir l’espace est-il baptisé dans la BD cosmoschtroumpf et non pas spatioschtroumpf ou astroschtroumpf ? Des trois possibilités, c’est le radical russe qui a été choisi. » (p.95). 
Mais, comme nous l'avons vu, l’objectif de Buéno est de montrer que les schtroumpfs forment une communauté totalitaire. Et il s’éloigne donc rapidement de ce qu’il touche ici du doigt: la potentielle dénonciation d'un complot.

Vaste tricherie

En effet une lecture attentive des deux premières pages indique que l’album est codé et qu'il explique autre chose que son apparence. Et ce dès la première case: « …Connaissez-vous les Schtroumpfs? Ce sont de petits êtres à la peau bleue, hauts comme trois pommes… » (p.3). Or, à la troisième case de la page quatre, on voit un schtroumpf qui tient une pomme entre ses mains: il est évident qu’il est plus grand que trois pommes de cette dimension. Il y a une tricherie. Et le texte de cette case est stupéfiant: « Ce rêve devient une obsession. Comment schtroumpfer jusque là? That is the question! » (p.4). L’usage de l’anglais est étonnant. Et quelle est la question insoluble, digne de Hamlet, dont parle ce schtroumpf ? Aller sur la lune. Plus loin, pour mener son projet à bien secrètement, le cosmoschtroumpf construit une palissade « pour pouvoir schtroumpfer quelque chose en paix sans être tout le temps enschtroumpfé par des curieux comme toi » (p.7). Mais ces précautions ne seront pas suffisantes. Tout le village vient tout de même voir les préparatifs de la première expérience de "tir".
Bien sûr, les efforts du Cosmoschtroumpf se soldent par un échec cuisant. Le grand schtroumpf regrette de ne pas avoir avoué dès le début que l'entreprise ne fonctionnerait pas. Le schtroumpf à lunettes aussi émet des réserves et veut rétablir la vérité. Pour toute réponse: il est frappé par d'autres schtroumpfs. Donc à la fin de la page 12, la vérité est mise à mort. Plus fort: la page 13 pousse le vice jusqu'à utiliser la bienveillance pour justifier le mensonge total. Le cosmoschtroumpf a failli sortir de son rêve? Tout le groupe va l'y replonger. Mais pour le bien de qui ?
Le processus pour mener à bien cette vaste arnaque est le suivant: une drogue, des écrans de fumées, l'usage d'un décor lunaire et la métamorphose des schtroumpfs en schlips, à l'aide d'une potion magique.
Plus troublant encore, de la page 25 à la page 31, l'analogie entre le Cosmoschtroumpf et la fin de "2001: L'odyssée de l'espace" est frappante. Dans les deux oeuvres, le héros quitte son vaisseau principal puis suit un long chemin d'abord seul et ensuite accompagné, à travers de nombreuses lumières en direction d'une chambre. Dans la BD comme dans le film paru en 1968,  le héro recevra à boire et à manger, avant de se coucher dans un lit. Dans le film, la scène finale évoque un retour direct vers la terre.

Apollo 11?

Mais la BD va plus loin. Les schtroumpfs, eux, vont procéder à de mystérieux tests qu'il convient de lire correctement. Première épreuve : le cosmoschtroumpf est invité à lancer un javelot, les yeux bandés. Miraculeusement le projectile atteint le centre de la cible. Le message implicite est clair: quoiqu'il arrive la fusée arrivera à son but. Deuxième épreuve: le cosmoscthroumpf doit monter vers le ciel à main nue, sur un mât. Ce dernier aurait dû être couvert de savon noir mais... on l'avait "oublié", tricherie à nouveau: aller vers le ciel est une gageure mais si on enlève la difficulté majeure (symbolisée par le savon noir), cela devient un jeu d'enfant. Troisième épreuve: le cosmoschtroumpf doit se battre avec un schlip. Mais la transformation des schtroumpfs en schlips a été si profonde que même le grand schtroumpf ne les reconnait plus et il désigne par erreur le "schlip coquet" pour combattre le cosmoschtroumpf. Ce dernier sort vainqueur de la bataille. Maigre  consolation cependant pour lui car il ne voit absolument rien de la situation réelle dans laquelle il se trouve. Le message est clair: la vérité sera inaccessible, même pour les plus hautes autorités. La quatrième épreuve est également éclairante: le cosmoschtroumpf doit traverser un lac à la nage, en transportant une grosse pierre. Or, il s'avère qu'il s'agit d'une pierre-ponce! Quelle merveilleuse illustration d'un monde régit par une gravitation plus faible. Le cosmoschtroumpf nage avec aisance comme les astronautes sur la lune. La sixième épreuve pourrait être la correspondance décisive: trouver un edelweiss et le ramener. Ici aussi la duperie est au rendez-vous puisque qu'une cigogne, sortie d'on ne sait où, sauve la situation et le cosmoschtroumpf. Aussi absurde, en somme, que le logo officiel de la mission Apollo 11: un aigle tenant un rameau dans ses griffes, sur la surface lunaire.

Subterfuge final

A l'issue de ses épreuves, le cosmoschtroumpf a gagné le droit de rester, ce qui ne convient pas du tout aux schlips. Ces derniers trouvent alors le subterfuge final pour le faire fuir: ils lui expliquent les conditions de vie réelles de l'homme moderne, ils lui dépeignent la réalité contemporaine. Devant la noirceur du tableau, le cosmoschtroumpf préfère rentrer chez lui. A son retour, il modifie à son tour la réalité, en exagérant ses mérites, mais il est rentré dans le rang, il jouera béatement à la balle avec les autres et ne quittera plus jamais le village. Comble de l'ironie: il est le seul à croire que le voyage sur cette planète lunaire est réel, tous les autres sont des tricheurs. Les amateurs de théories du complot y verront un assez beau résumé de leurs craintes traditionnelles.

Peyo complotiste ?

Peut-on en déduire que Peyo voulait attirer l'attention de ses (jeunes) lecteurs sur le caractère falsifié du voyage de l'homme sur la lune? En se limitant à l'approche développée par M. Buéno dans son ouvrage, probablement. Et c'est bien là le risque de se lancer dans des interprétations sans se baser sur des faits avérés. Le résultat de telles extrapolations peut-être amusant, agréable, tentant, stupéfiant voire troublant et réaliste mais pas "critique", il ne dévoile au final qu'une nouvelle fiction, et pas une analyse. Les philosophes utilisent depuis bien longtemps de métaphores, il suffit de penser à la caverne de Platon, mais qui aurait l'idée saugrenue de fouiller le sol des îles grecques pour la retrouver ?


Références :
Buéno Antoine "Le petit livre bleu", Editions Hors Collection, Univers Poche, 2011, réédition 2013.
Dayez Hugues "Peyo l'Enchanteur", Editions Niffle, 2013
Kubrick Stanley "2001, l'Odyssée de l'Espace", 1968.
Peyo, "Le Cosmoschtroumpf", Dupuis, 1970.






samedi 22 octobre 2016

Technophobie, la peur ou la haine ?


Les Mots à la Dérive #8 : Technophobie, la peur ou la haine?

Notes étymologiques :


Examinons cette fois les termes formés avec le suffixe "phobos". Ce mot grec a donné naissance à trois branches sémantiques.
Sur la première branche, "phobie" désigne une aversion naturelle tel le mot "hydrophobe", qui s'applique à la cire ou aux alcanes. 
La seconde branche utilise le sens originel de "phobos", à savoir la peur, pour forger les concepts de claustrophobie, agoraphobie... Il est alors question d'une crainte, d'allure pathologique.
Enfin, c'est la troisième branche, d'autres mots ont été construits en donnant à la racine "phobos" la signification d'hostilité. Parmi les exemples venus d'un autre temps, notons "anglophobe" ou "germanophobe" et depuis peu, "technophobe".

La dérive sous nos yeux :


Depuis quelques années, le terme "technophobie" est apparu dans  le champ lexical français. Mais, dans un premier temps, sans définitions précises, il a désigné des réalités très différentes, en fonction de la branche à laquelle le locuteur le rattachait.
Prenons par exemple une personne qui n'aime pas être en contact avec des machines et préfère le contact humain, ou qui a peur de devoir utiliser un ordinateur, elle pourrait se qualifier de "technophobe", en utilisant la première branche sémantique, c'est-à-dire en affirmant que l'homme n'est naturellement pas enclin à vivre avec des machines. Ou bien en se référant à la deuxième branche : en disant qu’elle ne se sent pas capable de maîtriser la machine et donc qu'elle en a peur. Cela ne signifie pas pour autant qu'elle est prête à détruire les ordinateurs. Un peu comme un agoraphobe n'a pas comme ambition de brûler les places vides.
Il faut pourtant en parler au passé car, dorénavant, le Larousse et le Robert ont tranché: "technophobie" a été défini en le plaçant sur la troisième branche: l'hostilité. Il nous semble pourtant que nous avons régulièrement entendu le terme "technophobie" pour désigner non pas la haine des machines mais bien la crainte devant certaines conséquences personnelles ou sociétales.

Piège étymologique

Ceux qui souhaiteraient tout de même évoquer une peur face aux nouvelles technologies ne disposent pas de mot, comme si cette peur n'était pas souhaitable par le lexique. Certes, les phobies ont une connotation pathologique et laissent entendre que ceux qui en sont atteints sont des malades. Ainsi, si la définition retenue par les dictionnaires avait été accrochée à la deuxième branche, celle de la peur, se déclarer "technophobe" aurait pu entraîner la reconnaissance par le monde médical de cette maladie. Avec, pourquoi pas?, des conséquences à prévoir sur la Sécurité sociale? Cependant le technophobe aurait alors été considéré comme une personne affaiblie, pas comme un criminel en puissance. 
 Un piège étymologique est dressé par le français contre celui qui a peur des machines, par une sorte de courroie de transmission lexicale: tu as peur de X, donc tu es Xphobe, donc tu hais X.

sautalélastiquophobe

J'ai par exemple peur de sauter à l'élastique. Que des gens sautent à l'élastique ne me dérange pas et je ne leur suis pas hostile. Je veux même bien les encourager. Je peux, par la raison, admettre, que sauter à l'élastique ne présente finalement que peu de risques. Mais, malgré cela, j'ai peur de sauter à l'élastique. Je peux être traité de peureux et de pantouflard car, à juste titre, on m'expliquera que l'élastique est résistant et qu'une poussée d'adrénaline me ferait le plus grand bien. Puis-je m'auto-taxer de « sautalélastiquophobe », en me référant à une aversion naturelle ? Cela ne gênera pas grand monde, même parmi les personnes qui sautent à l'élastique. Elles ne se sentiront pas agressées parce que je dis que je n'aime pas sauter à l'élastique. Et s'il me venait à l'esprit l'idée morbide de couper leur élastique, alors je serais un criminel, et l'on pourrait me qualifier de criminel « sautalélastiquophobe ». 
A priori pourtant, si ce néologisme devait rejoindre un dictionnaire, il ne serait pas étiqueté "hostilité" mais plutôt "aversion" ou, plus probablement, "pathologie". Et donc, lors de mon procès pour avoir coupé cet élastique, mon avocat pourrait invoquer des circonstances atténuantes justifiées par ma faiblesse mentale. Alors que si la « sautalélastiquophobie » était classée sur la branche de l'hostilité, elle aggraverait mon cas et je pourrais être inculpé d'assassinat.

Pour les machines, les dictionnaires ne retiennent pas la peur mais bien l'hostilité, ou peut-être, la conviction que la peur conduira immanquablement à l'hostilité. Pourquoi ?

vendredi 7 octobre 2016

Vers la neutralité technologique?


Vers la neutralité technologique ?


Les Etats modernes sont construits, entre autres concepts, sur la nécessité de tendre vers la neutralité.  La neutralité la plus connue est sans aucun doute la séparation nette entre l’Etat et les Religions. Pour le personnel des Services Publics, il existe également un impératif de neutralité politique. Il est aussi parfois fait appel à une forme de neutralité culturelle, comme le montrent par exemple certaines épreuves de recrutement.  Similairement, nous allons ici proposer le concept de neutralité technologique.  Nous verrons d’abord comment cette neutralité technologique prend son sens au départ, d’une part, des critiques adressées aux technologies modernes et, d’autre part, des questions béantes qu’ouvre la technologie et que certains s’empressent de refermer, créant ainsi des factions opposées. Critiques et questions justifient-elles un appel pressant à la neutralité technologique ?

Lors de la constitution des Etats modernes, cette neutralité technologique n’avait pas beaucoup de sens. En effet, à cette époque, les espoirs mis dans la technique sont colossaux et largement partagés. La science sauvera l’humanité, telle est la promesse déjà formulée par Descartes lorsqu’il affirme que l’homme se rendra maître et possesseur de la Nature.

Quatre critiques pour deux technophobies


Si la question ne se pose pas à l’époque, il en est tout autrement aujourd’hui. Nous pouvons noter au moins quatre critiques majeures classiquement adressées aux technologies. D’une part, la critique écologiste : les techniques modernes détériorent la nature et certaines d’entre elles doivent être bannies. Pourtant, cette critique ne s’adresse pas fondamentalement à la technique en tant que telle. En effet, la solution au problème des pollutions pourrait être trouvée par la technique et développée en son sein.
Il existe également une critique « économique » apparue bien plus tôt. On pourrait la faire remonter au 18ème siècle avec l’ouvrier irlandais semi-légendaire connu sous le nom de « Ludd » qui s’opposa à l’industrialisation de son métier et aurait ainsi détruit des métiers à tisser. Les Luddites qui s’en réclament aujourd’hui évoquent les effets dévastateurs de la technologie sur les emplois, voire la disparition de certaines activités. La critique « économique » intègre également le fait que l’accélération de la consommation a pour conséquence de voir les technologies être dévorées de plus en plus rapidement par leur propre évolution.
Une troisième critique est d’ordre « socio-politique ». Les technologies nouvelles, et plus spécialement l’informatique connectée s’insinue dans la sphère de la vie privée de manière de plus en plus intrusive : lecture des emails, caméras de surveillance, pages facebook…
Et comme en écho à la disparition de certains emplois, on peut voir apparaître d’autres : des activités et/ou des emplois « absurdes » où il n’est plus question que de répondre aux demandes de maintenance de machines.
On notera également que le lien entre les technologies actuelles et le libéralisme économique est historiquement très intense : la question de la rentabilité est omniprésente dans l’apparition de nouvelles machines.
La dernière critique est d’ordre épistémologique. Avec le recul, nous savons dorénavant qu’il nous est impossible de prévoir le développement d’une technologie, nous ne savons pas quelles seront celles qui survivront et celles qui disparaîtront. Nous ne savons pas non plus prévoir quelles seront les plus nocives.
Ces critiques font apparaître, au sein de la population, des individus que l’on pourrait qualifier doublement de « technophobes ». Certains, comme les luddites, sont carrément hostiles aux avancées technologiques, d’autres, par exemple les personnes âgées, ont peur de ne pas pouvoir les maîtriser. Et il existe également une frange de la population qui reste coupée de la technologie, par ce que l’on appelle parfois la fracture numérique, sans compter le fait que la population européenne est vieillissante.

Sectes technos


Les critiques adressées aux technologies ne sont pas les seules sources de questionnement. En effet la philosophie observe depuis déjà longtemps la technique, que l’on pense à Icare ou à Prométhée, et elle a relevé de nombreuses questions irrésolues.
Commençons par une question anthropologique restée pendante : l’humanité a-t-elle progressé grâce au langage (qui impose deux sujets) ou aux outils (qui se basent sur un sujet et un objet) ? La fascination actuelle pour les technologies déséquilibre sans doute la perception de la nécessité du développement du langage. L’apparition de départements de "Technologie de l'Informatique et de l'a Communication" (TIC) est à ce titre emblématique. Mais il est pourtant certain que le langage a toujours joué un rôle crucial chez les humains.
Une autre lame de fond charrie des questions insondables et d’énormes enjeux commerciaux: le transhumanisme. Ce mouvement, venu des USA, promet la fin de la mort par l’usage massif de technologies. Derrière ces promesses faustiennes se cachent de redoutables concepts : l’espèce humaine va-t-elle être dépassée ? La vie est-elle biologie ou purement mécanique ? Le cerveau est-il l’âme ?

La fascination pour les technologies oblitère le vieux débat qui oppose les partisans de la stabilité, comme constitutif d’une vie équilibrée, et ceux qui miseront sur le changement. Les technophiles se rallieront bien sûr à l’adage selon lequel on n’arrête pas le progrès et que l’évolution est non seulement inévitable mais aussi souhaitable. Pourtant, la thèse opposée dispose également d’un argumentaire en sa faveur, que l’on peut par exemple retrouver dans le refus de l’obsolescence programmée : toutes les évolutions ne sont pas forcément positives.

La question du changement en appelle une dernière : les technologies et plus spécialement l’informatique connectée, constitue-t-elle une évolution ou une révolution ?
La révolution technologique, que certains proclament déjà, signifierait que plus rien ne sera comme avant. Et il y aurait des précédents : les exemples classiquement présentés sont ceux de la maîtrise du feu, de l’invention de la roue et de l’imprimerie. La révolution, contrairement à l’évolution, suppose la rupture. Et elle s’accompagne souvent de la redistribution des avantages. S’il s’agit bien d’une révolution, ce qui est impossible à déterminer pendant son déroulement, alors effectivement une partie de notre conception du monde va être anéantie, sans que l’on puisse d’ailleurs savoir laquelle. Mais il est bien trop tôt pour parler de révolution, nous assistons peut-être simplement à une évolution, une de plus, de notre très vieux compagnon l’outil.

Un appel ?


Toutes ces questions, de nature philosophique, ne s’épuisent pas avec les réponses que l’on peut leur apporter.  Selon un processus assez classique, des communautés apparaissent alors pour offrir des réponses partagées. Ainsi des groupes défendant telle ou telle position voient le jour : communauté transhumaniste, amish, scientologie, mouvement raëlien…
La présence d’individus discriminés par la technologie et l’existence de groupes ayant des visions radicalement différentes de cette même technologie ne forment-elles pas deux indications suffisantes pour en appeler l’Etat à s’interroger sur la pertinence d’une « neutralité technologique » ?



lundi 19 septembre 2016

Essai sur le temps des martyrs


L'anthropologue Alain Bertho, professeur à Paris-8, vient de publier "Les enfants du chaos: Essai sur le temps des martyrs". Il soutient que les causes profondes du terrorisme se situent dans le chaos institutionnel et économique qui caractérise la mondialisation. Il trouve même un sens aux massacres du 13 novembre 2015: "...un piège tendu pour transformer le désarroi en injonction identitaire et disciplinaire, la politique en marche militaire et instiller l'esprit de guerre dans ce qui reste d'esprit de liberté" (p.47). L'auteur permet de mettre des mots sur ces événements épouvantables qui laissent souvent sans voix. Ce livre écrit dans un style clair et agréable relance la possibilité de réfléchir sur ces tragédies. M. Bertho émet un voeu: le peuple doit se créer un nouveau récit pour vaincre l’attrait pour le djihadisme. Mais l’auteur ne donne aucun indice pour y parvenir. 



Grand analyste des soulèvements populaires à travers le monde,le professeur Alain Bertho établit des rapprochements entre la violence subie au quotidien par une partie de la population, les révoltes, la façon dont ces dernières sont gérées ou niées, et, enfin, les attentats. Sa thèse est claire: "Nous n'avons pas affaire à une radicalisation de l'islam, mais à une islamisation de la colère, du désarroi et du désespoir des enfants perdus d'une époque terrible qui trouvent dans le djihad un sens et des armes pour leur rage" (p.13). Devant l'absence d'utopie politique, et en particulier depuis l'effondrement du communisme, le djihadisme se transforme en une véritable alternative politique. "Face au chaos du monde et au chaos individuel qu'il peut engendrer, le djihad a une vraie proposition politique: la conversion de soi, la fin de l'histoire et le martyre comme libération. C'est une réponse inscrite dans l'absence d'avenir et d'espoir, meurtrière pour soi et pour les autres." (p.206)
Le peuple réel échappe aux explications traditionnelles: l'Etat ne le gère plus et les intellectuels ne parviennent plus à le comprendre. 

Les émeutes niées

L'originalité de l'auteur est de revenir sur les émeutes dans les banlieues françaises pour regretter qu'elles aient été condamnées par tout l'échiquier politique, créant une frustration extrême dans la jeunesse de l’époque. "Qui se demande aujourd'hui ce que sont devenus les jeunes incendiaires de 2005? ... Quels sentiments peuvent-ils avoir à l'égard d'une république qui a méprisé jusqu'à leur colère?" (p.31).
Poursuivant son analyse des révoltes, il note qu'il n'existe plus de stratégie insurrectionnelle ni de revendications politiques parmi les émeutiers (à l'échelle planétaire) à l'exception d'une seule demande: le départ du pouvoir en place. Mais dès qu'il faut remplacer les dirigeants évincés, c'est le vide. Les émeutiers et l'Etat ne vivent plus dans la même réalité: "Cette disjonction qui marque depuis des années le phénomène émeutier n'est pas abolie par des "émeutes qui gagnent". Les pouvoirs sont ébranlés. Mais cette puissance subjective populaire ne porte pas une figure d'alternative au pouvoir en place. La question de l'Etat reste extérieure à la mobilisation et la mobilisation reste hors de l'Etat." (p.159)
Les grands rassemblements ne sont plus soutenus par une cause commune, ce que l’auteur regrette. Seul sens profond de cette puissante vague d'affrontements civils: "... une rage inassouvie devant l'autisme des pouvoirs face aux situations réelles des gens." (p.52). L'auteur constate un divorce total entre les Etats (peu importe qu'ils soient dictatoriaux, démocratiques...) et leurs peuples. En cause: le lien organique des Etats avec les circuits financiers et le mensonge permanent des hommes politiques. Il ne faut pas se tromper ici, l'auteur n'est pas un défenseur d'idées classées à l'extrême-droite, il est plutôt nostalgique de la période communiste: "le capitalisme mondial triomphe sur les ruines des utopies. L'effondrement du communisme et la mondialisation financière ont mis à mort dans un même mouvement l'espoir de liberté et l'espoir de justice." (p.154). Le mensonge dont il est question ici concerne, notamment, l'usage des "éléments de langage" de la "technicisation du discours". Dans le chapitre 5, le professeur Bertho note la dégradation du langage "Ces mots ne sont plus des véhicules de la pensée, mais les marqueurs d'énoncés compatibles entre eux." (p.133). Autant de techniques qui remettent en cause la légitimité même de l'Etat, surtout lorsque ce dernier confond ennemi intérieur et ennemi extérieur, transformant la guerre militaire en guerre des polices.

Un seul "Nous" efficace: le djihadisme


Les peuples ne font donc plus confiance en leur Etat mais ils ne parviennent pas non plus à se rassembler en un "Nous". Un comportement que l’auteur retrouve dans les hommages qui ont suivi les attentats. Par exemple après Charlie Hebdo: "'Je suis Charlie' n'est pas d'emblée un 'nous', le nous ne préexiste pas au désarroi." Autre regret: l'émotion partagée est rapidement devenue obligatoire avec le rejet systématique de ceux et celles qui ne voulaient pas respecter la minute de silence. Le bilan est amer: "Plus d'un an après, où sont les traces de l'élan citoyen qu'on nous annonçait avec enthousiasme? Il reste le souvenir d'une rodomontade nationale face à ce chaos qui vient." (p.47). L'appel à la laïcité pour sauver la république semble falsifié pour l'auteur car la laïcité y est transformée en justification de la répression, principalement centrée contre la religion des plus faibles.

Pour M. Alain Bertho, face aux menaces de la mondialisation, trois "Nous" se dessinent toutefois: le "Nous" du repli, autrement dit celui des nationalistes, le "Nous" des altermondialistes qui ne parvient pas à se structurer et enfin le "Nous" des Djihadistes. "Mais s'il est aujourd'hui un Nous à vocation non nationale qui incarne durablement et avec force une stratégie contre la mondialisation et les pouvoirs qui la dirigent, c'est hélas celui des djihadistes. Il porte par la terreur l'affirmation d'une identité à vocation universelle au service d'un pouvoir religieux, le califat, dont l'ambition ne l'est pas moins." (p.99).
Propos que l'auteur confirme: "Le succès du djihad ne vient pas d'une autre planète, il ne s'explique pas principalement par l'influence délétère de réseaux "étrangers": il prend racine dans une expérience collective et propose une alternative à l'échec, celle de la guerre et du martyre" (p.125).
Au fond, le djihadisme doit être compris comme une réponse à la mondialisation et une conséquence de l'échec politique des grandes manifestations et émeutes. L'auteur n'hésite pas à comparer: "... cette tentation n'est pas sans rappeler les dérives terroristes qui ont suivi 1968 en France, en Allemage, en Italie ou au Japon. A une nuance près, de taille: ... les Brigades rouges pensaient ouvrir à leur façon le chemin de l'avenir, alors que les djihadistes veulent y mettre un terme."(p.128).
Autre terreau favorable pour le djihadisme, la disparition progressive des sources traditionnelles du savoir et leur remplacement par la masse infinie des informations consultables sur internet. L'apparition de théories du complot en tous genres qui discréditent les discours officiels ou scientifiques et qui ouvrent la porte à des adhésions subites à des vérités parallèles et opposées à la pensée dominante. L’impossibilité du créer du lien social est criante ici aussi : sur internet, il n'y a plus besoin de "Nous", les internautes sont des "Je" et le restent. Cette absence de collectivité et d'une utopie qui la constituerait semble désespérer l'auteur.

Eloge de la radicalité


On ne sera pas surpris dès lors que qu'Alain Bertho se livre même à un éloge de la radicalité dans la construction sociale. "... à la différence de la "dissidence" et du complotisme, la radicalité ne cherche pas la vérité ailleurs. Elle la fait surgir de l'expérience partagée" (p.179). La construction de l’humanité a été portée par des radicalités et par des héros qui les portaient: Nelson Mandela... Ces comportements sont à encourager mais il faut se méfier.  Les valeurs défendues par les ancêtres ne se transmettent pas telles quelles: "... elles sont retravaillées par chaque génération à l'aune de sa propre expérience." (p.178). C'est ce travail indispensable qui manque à nos sociétés actuelles.
Pour Bertho, le type d'organisation que les radicalités prendront n'est pas essentiel, c'est bien le Nous qui est crucial: "... la radicalité contemporaine faillira devant le djihadisme si elle n'est pas en mesure de porter une idée commune de l'humanité et de son avenir. Si l'émergence des communs commence à nourrir bien des réflexions philosophiques et économiques, elle n'a pas encore gagné la bataille de la conscience des peuples. Et cette bataille, ce ne sont ni les philosophes ni les économistes, les meilleurs soient-ils, qui sont en mesure de la mener. Ce sont les peuples eux-mêmes dans la résistance au chaos contemporain." (p.196).
M. Bertho lance un véritable plaidoyer: "Car, face au chaos institutionnel et économique et au terrorisme du désespoir qu'il engendre, il est urgent de faire reculer la peur et d'incarner des espérances. Il est urgent de donner confiance dans un nouveau récit."

un nouveau récit, mais lequel?


Pour l'auteur, les populations fragilisées vivent déjà dans le chaos mais ce dernier nous attend tous car la mondialisation est un fléau insatiable. Le tableau est sombre, la société est en panne et incapable de se reconstruire car les individus ne parviennent plus à se concevoir en «Nous ». Le constat n’est pas neuf, c’est une nouvelle version du désenchantement du monde, gratiné ici à la sauce anti-libérale.
En trouvant des raisons et des explications au djihadisme, l'auteur donne un sens aux actes et, même si cela paraîtra pour certains une justification immonde, il offre (enfin) la possibilité de penser à nouveau ces tueries.

Que propose-t-il pour sortir de l’impasse ? Que les peuples se construisent de nouveaux récits communs pour reprendre leur destin en mains. Or son texte est une vaste déconstruction de plus, une nouvelle tabula rasa de ce que l’Occident a pu produire. Bien sûr, on pourra reprocher ici à l’auteur de profiter de la situation pour décrier le libéralisme. On pourra aussi lui reprocher de ne proposer aucune alternative, ni aucune piste sérieuse. Dans ce silence de l’intellectuel spécialiste du lien social, on peut aussi voir une page blanche sur laquelle le peuple est invité à écrire, librement… Mais, monsieur Bertho, comment faire pour que tous les citoyens écrivent sur la même feuille ?

Mépris ultime ?


Le constat selon lequel la seule construction possible actuelle d’un lien social solide est le djihadisme nous semble peu rigoureusement établi dans l’ouvrage. Pourquoi l’auteur n’aborde-t-il pas des regroupements de masse autour des bloggeurs, par exemple, ou même la chasse aux Pokemons ?
Enfin, n’existe-t-il pas comme un paradoxe ultime dans la thèse même de l’ouvrage. L’auteur voit dans la violence djihadiste une conséquence du total déni des autorités face, notamment, aux  émeutes dans les banlieues. Personne n’aurait jamais donné de crédit aux revendications des jeunes révoltés, principalement issus de l’immigration. Et cette révolte se serait peu à peu islamisée. Mais la thèse avancée par M. Bertho n’ajoute-t-elle pas une couche au mépris à l’égard de cette jeunesse ? En effet, le volet idéologique de la violence est réduit, par l’auteur, à une décalcomanie insignifiante du libéralisme malfaisant. Ne voit-on pas ici la négation ultime, par l’auteur, de la cause pour laquelle les révoltés prétendent mourir ? En voulant disculper l’Islam, l’auteur ne crée-t-il pas une frustration de plus ?

mercredi 7 septembre 2016

Publier les biographies des victimes des attentats ?


Exercice de philo #16:

Publier les biographies des victimes des attentats ?

Rappel conceptuel: 


Notre justice est aveugle. Et il y a une certaine fierté en Occident à rappeler que nos ancêtres ont choisi de quitter l’ancienne spirale de la violence qui convoquait la vengeance comme méthode de réparation des crimes. Peu à peu, les familles et les clans ont été priés de se rallier à l’idée d’une Justice prise en charge par l’Etat. Un Etat qui monopolise la violence et qui édicte des lois qui s’appliquent à tous. 
La justice est aveugle car elle rend ses jugements sur base de ces lois désincarnées. Ce n’est plus Paul qui venge Pierre en tuant Linda ou le fils qui venge le père, c’est un juge qui étudie, impartialement, le dossier d’un accusé, présumé innocent. 
Ce passage du concept du règlement de comptes à celui d’une justice la plus objective possible est présenté par nos sociétés comme un progrès. Le juge qui prendra la décision finale ne peut pas être membre de la famille de la victime, il ne peut pas être membre de son clan, ni être de sa famille… De la sorte, la violence s’arrêtera. Il ne sera pas possible à la famille du condamné de se venger à son tour. 

La situation:


A la suite des attentats, certains journaux ont publié des articles présentant les victimes. Le but annoncé: rendre un hommage à chaque individu, pour éviter la banalisation. 

Vos questions :


La parution de ces articles peut-elle être perçue comme une volonté de rendre les victimes plus proches de la population. Peut-on voir dans cette pratique une forme de solidarité qui favoriserait la création d’un nouveau clan. Ce mouvement pourrait-il être précurseur d’un retour à une justice de vengeance ?
Pour vous aider: Avez-vous besoin de connaitre les identités des victimes ? Cela est-il important qu’elles soient d’une confession religieuse ou d’une autre ?