mardi 26 novembre 2019

Vous êtes belle, merci!


Vous êtes belle, merci


Peut-on dire à une inconnue qu’elle est belle ? Comment ne pas y voir un comportement scandaleusement déplacé, parfaitement politiquement incorrect et peut-être même, comble de l'horreur, sexiste ? Voilà la cruelle question que je me pose parfois au détour d’une charmante rencontre. Elle ne semble pas philosophique a priori. Bien que…

Pourtant imaginons. Imaginons que l’histoire débute par un tôt mardi glacé, dans un improbable train en retard. Assis en première classe, je somnolerais. Un bruit de porte ou un ralentissement un peu brusque perturberait mon repos précaire: j'ouvrirais les yeux.

Ne pas lui dire

Je ne sais pas ce qui attirerait mon regard vers l'inconnue assisse, jambes croisées, de l'autre côté de l'allée centrale. Peut-être sa chevelure soyeuse. Peut-être ses jambes callipyges délicieusement protégées par de légers bas paradoxalement aussi noirs que transparents.  Peut-être sa jupe, véritable écrin où viendraient harmonieusement se loger le haut de ses cuisses.
Ensuite - ou serait-ce avant? mon esprit ne parvient pas à trancher - ses yeux éclaireraient mon âme.  Dans ce moment béni, je saisirais un instant, une fois encore, ce que la Beauté platonicienne signifie : un infini à contempler. Au cœur de ce wagon fatigué, sur le siège élimé, sous les bagages usés, illuminant les yeux bleus, au fond de la pupille, c’est le Beau total qui se baignerait dans l'iris. Quelques fractions de secondes éparses et c’est le choc pour le mortel: croiser le concept ultime de la Beauté.  Franchir le fleuve Lethe sans en boire l’eau, C’est bien ce qui m’attendrait dans le train vers la Capitale de ce petit matin, jusque là anodin. L'inconnue verrait que je la regarde avec admiration. Ou pas. Peu importe: elle me sourirait. Et c’est dans ce sourire, le couronnement des cheveux, des jambes, de la jupe, du visage et des yeux que je plongerais vers le bonheur. 
Le train ralentirait. Pas seulement pour moi, mais pour moi aussi, pour moi malheureusement. Je devrais en descendre.  Dès ce jour, je haïrais Bruxelles-Nord. Avant de quitter le wagon chaud et éclairé par cette grâce discrète, je lancerais un dernier regard à cette muse égarée. Mais elle aurait déjà détourné la tête, peut-être intéressée par l'animation des navetteurs sur le quai.
J’aurais voulu lui raconter mon émoi. Ou bien non. Simplement lui dire: « Vous êtes belle, merci ». Je n’aurais pas envie d’elle, je n’aurais pas envie de la revoir, ni même de lui parler, j’aurais seulement envie de lui dire « Vous êtes belle, merci ». Quatre mots qui me semblent imprononçables.   
Alors je serais descendu sur le quai, dans le froid et la grisaille. Une voix mi-humaine mi-informatique débiterait un charabia  sur les retards et les voies. Je serais passé devant la fenêtre de la Muse. J’aurais baissé la tête vers les pavés sombres. Il n’y aurait plus de Platon, plus de ciel, plus de beauté. L’escalier m'entraînerait vers les entrailles de la gare.
Le train s'est enfoncé dans le soleil levant, emportant l'espoir au loin.
Je ne vous reverrai jamais, Madame. C’est mieux, sans doute. 

Ne pas l'écrire

Si une telle sottise m'arrivait au détour d'un voyage (professionnel par exemple), j'aurais envie de l'écrire pour contourner ma frustration. Mais ce ne serait pas plus simple de l'écrire que de lui parler. Pour le lecteur, ma fascination esthétique pourrait paraître au mieux pour de l'immaturité, ou, au pire, pour une pulsion bestiale. Dire à une inconnue « vous êtes belle, merci » me semble aussi hors de propos que de la qualifier d'obèse ou de noire.
Je peux énoncer « Ce coucher de soleil est beau » mais pas « cette femme est belle ». Comme si le mot qui signe mon admiration pour le soleil devenait une preuve d'irrespect pour la femme. Mais pourquoi ?
Peut-être est-ce parce qu'il existe de laids couchers de soleil et de laides femmes ? La politesse exclut l'expression: "Vous êtes laide, madame." Mais ce n'est pas ce que je veux dire. Moi je veux dire: "Vous êtes belle, merci".
Peut-être est-ce parce qu’en énonçant cela, je la dépossède d'une richesse. Je dégraderais son capital: "Regardez! C'est la vedette de la télé. Je l'ai reconnue malgré son déguisement". 
Peut-être a-t-elle offert sa beauté à son mari et peut-être est-il  inconvenant de distinguer une beauté qui n’aurait donc pas été totalement donnée. Peut-on s’offrir à l’autre par morceaux ? Ne vaut-il pas mieux, alors, se voiler la face et le corps ?
Peut-être est-ce parce je l'agresserais dans sa vie privée, voire son intimité. Tout simplement peut-être n'a-t-elle pas envie d'entendre cela et ne puis-je pas lui imposer cette offense.
Peut-être aussi commettrais-je un acte immoral à l'encontre de la femme qui m'aime. Certes j'ai le droit de trouver belle la septième symphonie de Beethoven, probablement ai-je le loisir d'apprécier le premier concerto de Rachmaninov interprété par Yuja Wang. Je peux trouver la Joconde belle sans mettre en péril ma vie sentimentale. Mais qu’en est-il pour une inconnue dans le train ? Sa beauté est-elle compatible avec ma vie de couple? Le beau de la septième, le beau de Yuja Wang (pardon, de Rachmaninov!), le beau de la Joconde, le beau de la muse de ce train, ne se constituent-ils pas à la même source platonique? L'amour réduirait-il la transmission ou la perception du beau ? Aurais-je accès à plus de beauté dans le monde si j'étais célibataire ? 
Toutes ces questions m'empêcheraient probablement d'écrire que cette femme, dans le train, ou n'importe où ailleurs, était belle.
Encore faut-il ajouter que, peut-être aurais-je pu le lui dire, si j'avais été un peu courageux. Mais, au fond, peut-être lui ai-je dit, l’écrirais-je si c’était le cas ? L’inconnue a peut-être vu la fascination dans mon regard, dans mes yeux et dans mon sourire. Elle et moi, pouvions-nous parler ? Nos alliances n'avaient-elles déjà pas tout dit, ouvrant et fermant la discussion ? 
Après tout, peut-être la muse m'a-t-elle regardé par la fenêtre lorsque j'ai baissé les yeux en passant devant et sous elle. Je peux imaginer que ce mardi-là elle m'a vu disparaître dans l'escalier en regrettant de ne pas m'avoir demandé l'heure. 

Consentement éclairé

Le train est parti, les navetteurs aussi. Il ne reste que mes souvenirs éclairés qui m'ont apporté du bonheur durant toute la journée. Je ne vous reverrai jamais, Madame. Je ne vous ai pas dit merci d’être si platoniquement belle. Je ne vous l'ai pas écrit non plus et, même si je l'avais écrit, je n'aurais pas l'occasion de vous faire parvenir ce message. En utilisant Facebook ? Non car il faudrait alors que je précise d’où venait ce train. Mais tout cela je ne le ferai pas, ce serait très inconvenant, tout comme le serait pour le lecteur l'idée de partager ce texte.  

Je voudrais dédier ce texte à tous les jeunes romantiques, sincères mais timides, qui aujourd’hui doivent rencontrer bien des difficultés à se frayer un chemin dans la jungle du langage politiquement correct pour prononcer ces quelques mots infranchissables. Espérons que demain ils ne seront pas obligés de contresigner un document de consentement éclairé pour oser dire : « Tu es belle ! ».

lundi 11 novembre 2019

Circulez, y a rien à voir!

Circulez, y a rien à voir !


Nous aimerions revenir sur la polémique autour des propos scandaleux de l’éditorialiste Julie Graziani et de son recadrage par Clément Viktorovitch, puis sur la large diffusion de «l’affaire » sur les réseaux sociaux. Il nous semble que le véritable débat est esquivé au profit d’une validation tacite, ou inconsciente, du système en place. Sous la polémique qu'il fallait éteindre, couve un débat bien réel.

Résumé de l’affaire


Premier temps : l’affaire démarre sur un plateau de télévision. Mme Graziani y évoque sur un mode outrancier, la gestion politique de certains comportements individuels dont les conséquences, à ses yeux, ne doivent pas être prises en charge par la société. Elle prononce des phrases très malheureuses à propos d’une femme qui se plaignait de son niveau de vie au président Macron « Qu’est-ce qu’elle a fait pour se retrouver au SMIC, est-ce qu’elle a bien travaillé à l’école ? … et puis si on est au SMIC, il ne faut peut-être pas divorcé dans ces cas-là… ».  Son discours suscite immédiatement l’indignation, d’abord sur le plateau de télé, ensuite sur la toile.
Second temps : peu après, sur une autre station télé, le chroniqueur Clément Viktorovitch procède à un recadrage. Son intervention peut se résumer à une attaque en règle contre Julia Graziani. 

Il croit pouvoir résumer la pensée développée par Mme Graziani comme suit : « Les individus sont intégralement responsables de leur sort, de ce qui leur arrive » ou bien encore « comme c’ (ce qui t’arrive) est de ta faute, la société ne te doit rien ». Il en déduit : « C’est une idéologie radicalement libérale ». Il poursuit en démontrant que Julie Graziani est une radicaliste à l’aide d’une série de séquences vidéo de précédentes déclarations. Ce qui signe une attaque ad hominem. Il insiste sur la collaboration que Mme Graziani entretient avec le magazine l’Incorrect, réputé proche du Rassemblement National (depuis lors, elle a été virée pour ces faits). Il s’agit d’une argumentation affirmant, in fine, que la chroniqueuse est proche de la pensée de Marine Le Pen.
L’étape suivante est un procès d’intention. Le journaliste définit la fenêtre d’Overton. A savoir l’éventail des opinions dicibles au sein du débat public. Cette fenêtre  peut être élargie. Et l’une des façons d’y parvenir est de laisser des opinions extrêmes s’exprimer. De la sorte, des propos plus modérés mais extérieurs à la fenêtre d’Overton pourront apparaître dans le débat public. Or, rappelle le chroniqueur, Marine Le Pen a avoué qu’un combat culturel était à mener. Il semble logique, pour M. Viktorovitch, qu’il soit fait appel à des francs tireurs dans ce combat, pour tenir des propos extrêmes (ou radicaux) qui élargiront la fenêtre. M. Graziani est donc une sorte d’éclaireuse pour la politique de Marine Le Pen. CQFD. Il s’agit d’un procès d’intention indirecte.
La sanction découle naturellement de ce qui précède : il ne faut pas être naïf, on ne se trouve pas devant un dérapage mais un acte délibéré au profit de la progression de Rassemblement National.
Le processus n’est pas fini, il continue avec un point Godwin. Une caution morale, M. Cost-Gavras, vient établir un parallélisme avec Hitler. Et le tout se termine par une sacralisation de la presse capable de réaliser une critique objective. Bravo M. Viktorovitch. La messe est dite.

Sauf que...

En décomposant l’argumentation, on trouve une attaque ad hominem, un procès d’intention, un point Godwin et un argument auto-référentiel. C’est peut-être vrai mais c’est intellectuellement plutôt faible. Et surtout cette approche est politiquement très inquiétante.
Il y a d’abord deux imprécisions conceptuelles. D’une part, il n’est pas correct d’établir un lien entre un libéralisme ‘radical’ et la pensée du Rassemblement National. En quoi les propos de Mme Graziani ont-ils un lien avec le libéralisme ? Quel libéral dira, par exemple, qu’il vaut mieux rester marié que divorcer et…se libérer ? Le raccourci est périlleux (mais il n’est pas là par hasard : il est nécessaire à la démonstration).
D’autre part, la référence à la fenêtre d’Overton cache un enjeu moral pourtant incontournable. Dire qu’il existe des choses indicibles dans l’espace public est une chose. Dire que des propos extrémistes peuvent faire bouger les lignes en est une autre. Il est possible de moduler cette affirmation puisque l’on peut également postuler que ces propos extrêmes réduisent l’ouverture de la dite fenêtre. C’est d’ailleurs l’argument qui est utilisé pour prétendre que les premières victimes des intégristes islamistes sont les musulmans eux-mêmes. Mais suivons M. Viktorovitch dans son raisonnement. Nous le disions: ce dernier implique un problème moral (plus précisément téléologique) : pourquoi serait-il mal d’agrandir cette fenêtre ? Comment déterminer si cette fenêtre doit être plus grande ou plus petite sans, immanquablement, définir ce qu’est une bonne fenêtre ?
M. Viktorovitch semble faire lui-même ce qu’il reproche à Mme Graziani : il défend une position politique, celle du pouvoir qui a défini la fenêtre d’Overton médiatique française.  Pour mieux comprendre : devant un discours radical écologique, faudrait-il aussi convoquer la fenêtre d’Overton ? Cette fenêtre conceptualise un cheminement de l’idéologie vers le politique mais sans se soucier des valeurs préconisées. Si les propos préconisent de l’élargir, de la maintenir ou de la réduire, ils ne sont plus objectifs.

Tout ceci a pour conséquence de noyer le débat authentiquement politique. Et cela, c’est bien le fait de M. Viktorovitch et de ceux qui partagent la vidéo sans la commenter. En effet la question posée par Mme Graziani, très maladroitement et de manière outrancière, semble être celle-ci: "La travailleuse a eu recours à des libertés civiles de base (le divorce). Elle exerce un emploi dans la société pour une rétribution fixée pour la loi et elle ne s'en sort pas ? C'est normal et c'est de sa faute." Cette formulation est inadmissible et elle conduit plus vers la guerre civile que vers le débat. Nous allons donc continuer avec une autre formulation qui se cache dans la première : "Comment traiter les personnes dont le comportement génère des conséquences néfastes et qui, en plus, s’en plaignent auprès du pouvoir en place ?". 
Cette question n’est pas du tout vide de sens. Elle est même essentielle dans la construction de toute société. L’Apôtre Paul n’introduit-il pas déjà un débat similaire en répondant aux Thessaloniciens (3 :10) : « … si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange point aussi. » ?  (à ce sujet, l'ouvrage  « Celui qui ne travaille pas ne mange pas - vingt siècles de répression des pauvres » par Régis Burnet, Editions du Cerf, 2015 ).
Nous adoptons tous des comportements à risques et parfois cela ne se termine pas bien. Pouvons-nous nous plaindre, et si oui, à qui ? Dans quelles limites l’Etat doit-il accepter ? Prendre en charge ? Refuser de prendre en charge ?
Et toutes les questions sous-jacentes : quel est le montant nécessaire pour assurer une vie décente ? Faut-il organiser une meilleure éducation pour que les liens entre causes et conséquences soient mieux perçus par les individus (comme on le pratique par exemple contre le tabagisme ou contre l’obésité) ? Comment traiter les citoyens qui ne jouent pas le jeu de la société tout en restant dans les lois ? Autrement dit comment organiser les lois ?
Y a-t-il, pour l’instant, une justice dans la répartition des richesses ? C’est la question cruciale car si les richesses étaient infinies, il n’y aurait aucune raison de s’interroger sur qui a droit au SMIC.

Un débat annihilé

Toutes ces questions relèvent du débat politique. Or, et c’est que nous reprochons à l’approche prônée par M. Viktorovitch, la critique scandaleuse de Mme Graziani, est purement et simplement annihilée. Et le débat est anéanti par des arguments non rationnels et non régulés. Un tel processus écrase aussi ceux qui voudraient pouvoir discuter sur le thème du partage des richesses et se retrouvent de facto bannis. De là à dire que M. Viktorovitch est un défenseur du pouvoir en place déguisé en chroniqueur, il y a un pas que nous ne franchirons certainement pas. Nous pensons seulement que sa réaction est mal calibrée. Et nous craignons que certains, frustrés par l’anathème, s'éloigneront du débat, ce qui n’est bon ni pour la presse ni pour le vivre ensemble ni, a fortiori, pour la démocratie en général. Ceci étant dit, rendons à César ce qui est à César: les propos tenus par Mme Graziani conduisaient inéluctablement à la polémique, pas au débat.


François-Xavier HEYNEN