Les
questions philosophiques soulevées ou dissimulées par la polémique autour du
foie gras sont complexes et souvent paradoxales. Nous allons essayer d’y voir
un peu plus clair, en axant notre démarche sur l’élément central développé par
les opposants : la souffrance animale. Cette souffrance
existe-t-elle ? Comment la définir ? Comment la comparer à d’autres
souffrances ? Ce qui se résumera ici par
la question est-il plus douloureux pour une oie d’être gavée ou pour un
humain de devoir regarder les publicités de GAIA ?
Tentons d’abord de nettoyer la problématique
de discussions stériles. Commençons par évacuer la suspicion de mercantilisme.
Puisque tout le monde à quelque chose à vendre, chaque argumentation peut être
considérée par ses opposants comme une réclame déguisée.
La question de la douleur chez l’animal nous paraît plus intéressante car elle
dissimule une définition de l’homme. Une porte qui grince a-t-elle mal ?
Cette interrogation peut sembler provocatrice. Pourtant, elle ne l’est pas.
Pour Descartes, les animaux sont des machines: Ils ne ressentent pas la
douleur. Pas plus que votre clavier pourtant sans cesse martelé.
Mais depuis Descartes, le discours a changé.
D’une part, notre société attribue volontiers la capacité de ressentir aux
animaux qui nous sont proches : chiens, chats… et à ceux que le cinéma
nous a rendu sympathiques : Bambi, Croc-Blanc, Little Nemo… (sans compter
E.T)
De plus, les progrès de l’éthologie ont montré
d’innombrables comportements animaux que Descartes ne pouvaient pas
connaître : entraide, « raisonnements »,…
D’autre part, nous n’aimons pas souffrir et,
spontanément, nous n’aimons pas voir nos proches souffrir. Pour certains, c’est
la preuve de l’altruisme : nous portons spontanément assistance. Pour
d’autres, c’est la preuve de l’égoïsme : la douleur des autres nous gêne donc
nous voulons qu’elle cesse. La notion de « proche » s’est modifiée
durant les derniers siècles : les cercles ont été ceux de la famille, du
village, de la nation, de la race, de l’humanité… Récemment, la douleur a été
présentée comme un critère suffisant pour créer un nouveau cercle : les
animaux y sont inscrits. Si nous considérons comme proches uniquement les gens
de la même couleur de peau, nous sommes racistes. De la même façon, si nous ne
considérons que les humains comme proches, nous sommes « spécistes »,
par altruisme ou par égoïsme. C’est-à-dire que nous accordons un traitement
privilégié à l’homme.
Dans le cas qui nous concerne ici, le
« spéciste » dira: le plaisir humain de manger du foie gras, la
tradition culturelle et tous les avantages économiques qui y sont liés sont largement plus
souhaitables que la sauvegarde de quiétude des animaux. Parce que l’homme,
contrairement à l’animal, est un homme. Les « anti-spécistes », au contraire,
diront que la douleur de l’animal est bien plus importante que la satisfaction futile
des hommes. Parce que l’animal, tout comme l’homme, souffre .
La douleur et sa concsience
La difficulté consiste à placer le curseur de
l’acceptabilité de la douleur : faut-il éliminer les douleurs de tous les
animaux ? Y compris celle, possible, des rats empoisonnés et qui agonisent
dans nos égoûts ? Une vache attaquée par des mouches peut-elle se
défendre ? etc etc
Et par
ailleurs où s’arrête la douleur ? Prenons Bambi par exemple, celui de
Walt Disney, celui qui a beaucoup aidé la cause animale, pourquoi
souffre-t-il ? Parce qu’il est pourchassé par les hommes ou parce
qu’il pleure la mort de sa mère? L’oie souffre-t-elle plus des quelques
instants de gavage ou du stress de l’attente répétitive ? La mère humaine
qui se casse la jambe et tue son fils dans un accident, de quoi souffre-t-elle
le plus ? Peut-on aussi considérer la sensation de manque du gourmet qui voudra
encore manger du foie gras quand cet aliment sera interdit par vos soins
? La douleur psychologique des éleveurs qui vont perdre leur emploi par
l’interdiction du foie gras ? Une famille qui perd ses revenus
souffre-t-elle plus ou moins que trois cents oies gavées ?Il faut être cohérent : si l’animal souffre, l’homme aussi puisqu’il
est un animal. Négliger cela serait une autre forme, inversée, de spécisme. Il
nous semble très compliqué de définir la douleur mais il nous semble que les
douleurs psychologiques doivent y être intégrées, aussi bien pour y intégrer le
stress avant un examen que l’attente avant un gavage.
La question de la conscience de la douleur est
également passionnante. Reprenons les proches de tantôt mais à l’envers. Votre
partenaire a-t-il mal quand il vous dit qu’il a mal à la tête ?
Pas seulement parce qu’il pourrait mentir pour éviter, par exemple, de devoir
faire la vaisselle mais tout simplement parce qu’il ne ressent pas forcément la
même douleur que vous ? Vous sortez ensemble dans le froid de décembre,
certains ont besoin d’un bonnet, d’autres pas. Les étudiants souffrent-ils
vraiment quand ils sont malades le jour de l’interro ? Pourquoi l’oie
peut-elle récupérer un foie normal en quelques jours alors que celui de l’homme
réclamera des mois d’abstinence ? D’une façon ou d’une autre, reconnaître
la douleur chez un autre être vivant va réclamer soit de l’avoir vécue
soi-même, soit de faire confiance à une science ou l’autre. Ce qui signifie,
invariablement, in fine, adopter une position anthropomorphique (c’est-à-dire
attribuer aux autres espèces des caractéristiques de notre comportement humain).
Et c’est justement ce que l’ anti-spécisme voudrait éviter.
Qui a le plus mal?
Mais soyons bons joueurs. Même si les douleurs
ne sont pas mesurables et même si la prise de conscience de la souffrance est
incertaine, rangeons-nous derrière le doute raisonnable. Si une douleur est
pressentie, postulons son existence et tentons de l’éliminer. Donc, en suivant la morale spéciste,
il faut éviter à la fois l’animal qui souffre les trois dernières semaines de
sa vie et l’éleveur qui souffre de la perte de son emploi.
Les anti-spécistes alignent ici régulièrement
un nouvel argument : les non-humains n’ont pas voix au chapitre et sont
très largement écrasés par l’homme, ils sont ‘voiceless’ et pour cette raison
il faut les défendre. De même qu’il faut défendre les opprimés. La morale
« anti-spéciste » peut ici être résumée en un slogan « the
voice of the voiceless ».
D’accord,
prenons cet argument au mot. Il justifie en effet la défense des oies gavées.
Mais n’impose-t-il pas aussi la défense du téléspectateur muet devant sa télévision, contraint de subir
les messages GAIA ? Le téléspectateur ne souffre-t-il pas quand il voit les
réclames, quand il voit ces bêtes malmenées, quand il pense que certaines
communautés religieuses vont être meurtries par les amalgames issus de ces messages,
quand il pense qu’il sera considéré par certains comme un assassin au moment de
manger son foie gras ? A cause de ces souffrances, et par application de
la morale anti-spéciste, les publicités de GAIA, fausses ou vraies, ne
devraient-elles pas cesser ?