La Libre a publié une version courte du texte dans cette Carte Blanche.
Cette Carte Blanche a fait l'objet, dans La Libre également, d'une réponse de la part d'un collectif d'universitaires.
Le doute, un danger pour la science et pour la démocratie ?
Le prétexte du doute est aujourd’hui devenue à la mode pour justifier les positions politiques les plus diverses. L’usage du doute serait essentiel pour garantir la recherche de la vérité. Et si au coeur de ce doute gisait un danger pour la science et pour la démocratie ? Au départ de déclarations de scientifiques mettant en doute la campagne de vaccination pour les adolescents, nous convoquerons Descartes et ses voyageurs de la forêt pour montrer que le doute n’est pas toujours la composante essentielle de la démarche scientifique.
Récemment, des universitaires ( https://covidrationnel.be/2021/06/26/considerations-sur-la-vaccination-anti-covid-des-enfants-et-des-adolescents/ ) ont mis en cause l’invitation gouvernementale à se faire vacciner directement adressée aux adolescents. Mettant en doute à l’aide de leurs connaissances les arguments de la version officielle, leur conclusion est claire: La vaccination systématique des adolescents, alors que les effets à long terme sont peu connus est: « … un pari sur l’avenir que nous ne devrions jamais faire prendre à des enfants qui échappent très majoritairement aux bénéfices directs de la campagne vaccinale. Chaque parent doit en outre prendre pleinement conscience que, la vaccination demeurant formellement “optionnelle”, la responsabilité de ses conséquences incombe aux vaccinés majeurs – ou jugés tels – eux-mêmes et aux parents des enfants mineurs qui formeraient ce choix de manière “autonome”. Dans ces conditions, on ne peut qu’exhorter chacun à la plus grande prudence face à une démarche actuellement bien trop banalisée dans le discours ambiant, sans aucune remise en perspective des enjeux et conséquences potentielles »
Sur son blog, l’un des auteurs, virologue renommé précise sa position: « Je ne tiens pas à me mêler de la gestion politique de la crise. Ce qui me gène, ce sont les décisions qui sont prises, impliquant des millions de gens, sur base d’affirmations scientifiques fausses ou non étayées. Dire qu’il faut passer là-dessus pour ce qu’on décrète être le bien général au nom de la science me dérange. Toute mon énergie va donc vers une remise en question d’affirmations scientifiques présentées comme la vérité sans les nécessaires éléments de preuve. Ça s’arrête là. » ( https://bernardrentier.wordpress.com/2021/06/27/pourquoi-il-est-imprudent-denvisager-la-vaccination-contre-la-covid-19-pour-les-enfants-et-les-adolescents/ )
Nous partirons de cette dernière affirmation car elle exprime clairement l’usage du doute pour rappeler que des affirmations scientifiques fausses ou non étayées ne peuvent être présentées comme des vérités, même au nom de l’intérêt général. Dans le même temps elle prétend vouloir s’extraire de la gestion politique et se limiter à une salutaire entreprise de protection de la vérité. Ça s’arrête là ? Nous pensons que cette vision méconnait l’enjeu réel du moment et, au contraire, instille un climat délétère à la fois pour la science et pour la démocratie.
Doute ou soupçon ?
Le doute peut-il être invoqué sous toutes ses formes et par tout le monde ? Dans ce cas, le doute peut-il être brandi sur la place publique, contre le consensus, par un confrère rationnel au nom de la science ? Un scientifique cartésien peut-il utiliser une réthorique basée sur le doute ? Comme l’article le prétend, le doute va-t-il « éclairer » la décision finale du citoyen ? Les Lumières et la science surgissent-elles du doute ?
Ceux qui louent le doute, parmi lesquels figurent certains scientifiques, répondront probablement oui à la plupart de ces questions. Toutefois nous allons apporter quelques bémols, sans toucher aux qualités intrinsèques du doute mais en le replaçant dans le contexte imaginé par son fondateur. Avant cela il convient d’éviter un écueil majeur en distinguant « doute » et « soupçon ». Ce dernier peut en effet se décliner à l’infini y compris à l’extérieur du monde scientifique. Nous ne prendrons qu’un seul exemple : rien ne permet de certifier que les objets répondront demain de la même façon aux lois de la physique qu’aujourd’hui.
Descartes, père fondateur de la science moderne, construit sa philosophie, et sa science, sur le doute, pas sur le soupçon. Cependant le doute, chez Descartes lui-même, peut être provisoirement écarté, si les circonstances l’imposent.
Ainsi, dans le développement de sa méthode, pour évoquer la période sans connaissance scientifique établie, Descartes imagine un groupe de voyageurs perdus dans la forêt. Pour sortir de ce danger mortel, il n’y a qu’une seule solution, marcher droit devant soi jusqu’au dernier arbre. Ce n’est peut-être pas la solution la plus intelligente ou la plus efficace, mais c’est celle qui convient à la circonstance. Il n’est pas question que l’un des promeneurs prenne un autre chemin. Le doute qui aurait pour conséquence la remise en cause de la trajectoire de fuite, serait un non sens. Cet épisode fait partie intégrante du cheminement cartésien. Descartes semble évoquer notre situation : « Lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables » (DESCARTES, Discours de la méthode, Garnier Flammarion, 1966, p. 53. ). Tout comme la première règle de l’attitude qu’il faut adopter lorsque la situation est devenue insondable est de respecter les lois et coutumes du pays. La deuxième étant de suivre avec fermeté son choix, même douteux.
Ce qui caractérise la démarche cartésienne, c’est la méthode, plus que le doute.
Traduite dans les mots d’aujourd’hui, la méthode cartésienne permet de contenir le réel et le doute dans une conclusion provisoire, elle-même encadrée par un consensus entre pairs. Cet assemblage fournit l’éclairage des Lumières. Etre éclairé, ce n’est pas être ébloui. Les Lumières permettent de distinguer le réel et de le saisir, elles ne le noient pas dans leur propre puissance. N’est-ce pas une autre façon d’évoquer la sortie d’une pensée divine ?
Profondément politique
Parce qu’ils méconnaissent l’usage méthodique du doute, l’argumentation déployée sur le blog du virologue et surtout son mode de diffusion ne nous semblent pas rigoureusement scientifique au sens moderne du terme. Par contre, le propos soutient, contrairement à ce qui est affirmé, une position politique. Elle doit donc être analysée comme telle, c’est-à-dire sur ses conséquences possibles sur la société.
L’intention des auteurs de l’article est d’éclairer les parents et leurs enfants sur l’existence d’effets secondaires potentiels, bien qu’encore inconnus. Pour autant cela éclaire-t-il vraiment le débat ? On peut en… douter.
Par contre, mobiliser des universitaires pour mentionner que le courrier gouvernemental est bancal va immanquablement générer une récupération politique: « des scientifiques remettent en question la politique gouvernementale donc ils sont divisés. ». Cet avis divergent représente un danger car il va alimenter le discours anti-scientifique. Si ce document était réservé à des professionnels, par exemple des médecins de première ligne, il pourrait atteindre son objectif d’éclairer le candidat vacciné, à travers le filtre de la connaissance du médecin. Mais le document est offert sans cadre, s’adressant à tous sans distinction. En ne s’inscrivant pas dans le canal ad hoc, Il laisse l’impression au mieux que ses auteurs n’y ont pas accès, au pire que la communauté scientifique est divisée.
Or la division est le contraire du véritable fondement la démarche scientifique qui est le consensus. Le consensus bat comme un coeur entre une phase de discussion et une phase de rassemblement. Pour entrer dans ce mouvement, il faut acquérir des connaissances, souvent durant de longues études et être adoubé par et dans la communauté. Il est impossible que des adolescents puissent avoir accès à ce mouvement ni même qu’ils puissent être « éclairés scientifiquement », ni par la lettre qui les invite à se faire vacciner ni par les avis contraires. Autrement dit, ils se trouvent dans la situation des voyageurs de Descartes.
Un débat impossible ?
Mais alors faut-il tout admettre sans débattre ? Comment trouver un lieu pour le débat ? Il ne s’agit pas ici de prétendre que les citoyens doivent se taire et renoncer à la démocratie. Pour laisser une chance au débat, il faut remettre les pendules à l’heure de la crise.
Dans un premier temps, les scientifiques remettent des avis qui correspondent, à l’issue du consensus animé par le doute méthodique, à la meilleure approche possible du réel. Ils délimitent le plausible, en écartant le fantasme d’une certitude absolue ET le gouffre du soupçon.
Dans un second temps, le gouvernement transforme le plausible en décision démocratique.
Ensuite vient le moment de l’évaluation des mesures, dans les enceintes parlementaires et dans les urnes, par les élus et par les citoyens, selon les règles en vigueur. Ici le débat trouve toute sa place et il sera animé par le doute et par le soupçon.
Revenons aux voyageurs de Descartes. Dans notre société, le choix de leur direction de fuite est aujourd’hui basé sur la meilleure connaissance disponible et sur le régime politique démocratique. Dans les circonstances particulières qui engagent la survie d’une partie de la population (l’épidémie a déjà tué 4 millions de personnes dans monde), une critique publique prétextant le doute, qu’elle soit émise par un scientifique ou pas, remet en cause non pas tellement la pertinence de la décision prise mais bien la légitimité de la science et/ou de la démocratie. Certains scientifiques semblent ne pas saisir ce double danger abyssal. Au contraire, en se soustrayant au consensus, ils instillent une confusion entre éclairage et éblouissement, doute et soupçon. Ça s’arrête là! Mais n’est-ce pas déjà beaucoup trop loin ?
François-Xavier HEYNEN
Docteur en philosophie des sciences