lundi 3 décembre 2018

Les gilets jaunes aident à penser



Pourquoi est-ce donc si complexe de parler des Gilets Jaunes français ? Peut-être parce qu’ils incarnent un phénomène que nous voyons se développer depuis des années. Et peut-être aussi parce qu’ils offrent une spontanéité qui n’est pas sans émerveiller, mais aussi dérouter, le philosophe. Une spontanéité qui les immunise contre les critiques habituelles venues des chiens de garde du pouvoir en place. Nous allons essayer de rassembler quelques questions soulevées par l’apparition de cette contestation.

Nous pensons que les gilets jaunes offrent une respiration intellectuelle à la pensée. Par leur spontanéité et leur rapport novateur à la res publica, ils réouvrent des questions qui avaient été fermées par les idéologies en place. Parce qu’ils s’imposent dans le débat avec la faim au ventre, leurs revendications sont immunisées contre les garde-fous récurrents d’un système en bout de course: les disqualifications aux titres de fachistes, de complotistes, de communistes, d’anti-progressistes ou encore de pollueurs ne peuvent pas leur être appliquées. Le gilet jaune apparaît-il comme le rappel de ce que devait être la Modernité ? Conduire la population vers l’autonomie, cela présuppose, évidemment, qu’elle puisse d’abord manger. Quelqu’un l’aurait-il oublié ?  
Ou peut-être le gilet jaune est-il même l’incarnation du citoyen post-moderne ? Peut-on imaginer une protestation nietzschéenne ? Et créer ainsi la figure du Surmanifestant ? Un manifestant qui aurait compris qu’il manifeste pour ses propres valeurs en rejetant les règles établies : hors des syndicats, hors de l’Etat même. Le Surmanifestant défile avec d’autres Surmanifestants mais il n’a aucun besoin de promulguer une morale commune et encore moins de répondre à un leader ni même de trouver un porte-parole. Le Surmanifestant est celui qui ose, par lui-même, bloquer le carrefour et se lever, seul, contre la société, pour ses propres idées. 

Une communication directe

La spontanéité se marque aussi au niveau de la communication. Les techniques de marketing sont devenues si complexes et cryptées, surtout avec le recours régulier à la communication virale qu’il est devenu extrêmement difficile de comprendre quel est l’émetteur initial du message. Les petits groupes de pression peuvent facilement être téléguidés, parfois même inconsciemment, par de discrets lobbyings[1]. Or les gilets jaunes échappent également à cette suspicion. Leur message est bien le leur même s’il n’est pas encore formalisé.
D’ailleurs doit-il l’être ? Les Gilets Jaunes n’inversent-ils pas le dicton « diviser pour régner » ? La stratégie probablement involontaire ressemble plutôt à « rassembler pour régner ». Toutes les revendications sont défendues simultanément et puisqu’elles le sont toutes, individuellement, cela donne à l’ensemble une cohésion incohérente d’une puissance incroyable mais aussi d’une très grande faiblesse pour un hypothétique dialogue. Ce qui a pu faire dire à un gilet jaune à qui l’on demandait si le Président Macron devait les recevoir pour écouter leurs doléances : « Pour quoi faire ? S’il ne nous a pas encore entendus, c’est qu’il est sourd ! » Tout exprimer en ne disant rien. 

La différence des langages.

L’écart entre les discours politiques ou même les propos tenus sur les plateaux de télévision par les politiciens et le langage des gilets jaunes est saisissant. D’une part une langue rôdée à ne plus désigner clairement la réalité pour lui substituer les circonvolutions de concepts quasi ésotériques. En face une langue peu rhétorique, accrochée au pathos, imbibée de sentiments.  Deux approches tellement différentes qu’il est possible de se demander quels rapports elles entretiennent encore avec la vérité ? Qui dit le vrai ? 

 Une écoute démagogique 

Le président Macron excelle probablement dans la déformation de la langue française. Il pratique sans complexe le zeugme. Certains peuvent y voir du génie. Nous y voyons plutôt une déstructuration telle du langage qu’elle rend la critique impossible puisque tout et son contraire sont énoncés simultanément. Dans un discours peu après le 17 novembre, il impose par exemple le paradoxal concept d’écoute démagogique. Il affirme écouter les gilets jaunes mais il ne veut pas pratiquer l’écoute démagogique qu’il définit comme suit : on ne peut pas, à la fois, demander moins de taxes et plus de services publics. Macron réduit ainsi la contestation à un vieux clivage.

La gauche ou la droite 

Comme si l’indéfini discours des gilets jaunes pouvait retourner dans les vieilles cases de la gauche et de la droite. Cases que Macron prend tant de soin à faire disparaître d’habitude.  Est-ce si compliqué d’entendre que les taxes dont il est question ne sont pas celle des cours d’économie, qu’il ne s’agit pas d’une manifestation politique demandant plus de gauche ou plus de droite ? La demande n’est pas de réorienter la taxe ; la supplique est de pouvoir manger le pain légitimement gagné.
Dès qu’ils disent qu’ils ne gagnent pas assez, beaucoup de gilets jaunes éprouvent le besoin de le prouver, allant jusqu’à présenter leurs fiches de paie sur les plateaux de télévision, en les comparant à leur budget. Ici 15 euros d’économie par mois, quand tout va bien, là 50 euros de déficit mensuel… quand tout va bien. Pourtant ils travaillent mais, à leurs yeux, leur salaire n’est plus suffisant. Des critiques se font entendre: certaines dépenses seraient exagérées, ce qui signifie plus fondamentalement que, vu leurs revenus, les gilets jaunes devraient s’en tirer et que, donc, in fine, ils ne sont pas capables pas gérer leur budget. Cet argument, même s’il est peu délicat, doit être retenu. Admettons que certains gilets jaunes manifestent non pas pour leurs besoins vitaux mais pour accroître une consommation superficielle. Après tout, ces manifestants n’ont pas l’air affamés ni vêtus de loques sous leur veste de sécurité. Mais que demande la société à ses membres, y compris aux gilets jaunes ? Elle leur demande de faire tourner la machine, c’est-à-dire de consommer.

Ecologie

La question de la consommation est centrale. Bien sûr la perception d’un niveau de vie correct varie en fonction des conceptions de chacun. Mais un minimum vital semble nécessaire même s’il est discutable sur sa forme. Les gilets jaunes affirment que ce minimum n’est plus atteint. Et les taxes dites écologiques constituent la goutte de mazout qui fait déborder le réservoir. Dans un premier temps, on leur a reproché de ne pas vouloir sauver la planète, ce qui montre à quel point l’idéologie écologique valide et soutient le pouvoir en place, a minima par une alliance objective. Mais l’argumentation n’a pas tenu car aucun gilet jaune ne s’est déclaré pour la fin du monde ni même pour un droit de polluer. Avec cette spontanéité déconcertante, les manifestants ont simplement signalé qu’ils ne pouvaient pas payer la taxe. De ce fait, la pensée écologique est-elle sociale ou même citoyenne ? Fin du mois contre fin du monde ?
Les gilets jaunes rebattent ainsi les cartes de l’écologie. L’écologie en France et en Belgique tente de se présenter comme une force progressiste en s’affirmant à gauche sur l’échiquier politique. Or voici que les taxes d’inspiration écologique sont décriées par la classe populaire.  Les gilets jaunes seraient-ils donc des traitres à l’environnement ? Pire, des pollueurs compulsifs ? Ici aussi les réponses glanées à la télévision sont spontanées : « La taxe n’est pas écologique, l’écologie n’est qu’un prétexte.  Si le gouvernement voulait vraiment être écologique, il taxerait les bateaux ou plus largement les gens qui consomment beaucoup pour leurs loisirs, pas ceux qui mettent du diesel dans leur voiture pour aller travailler. » L’écologie serait-elle une idéologie à la merci de la rage taxatoire ? 

1789 ou 1930.

La référence à 1930 était très fréquente voici encore quelques semaines. La référence à 1930, à la montée du nazisme, suffisait à expliquer le développement des mouvements identitaires et aussi à les disqualifier pour jeter hors de la sphère politique tous ceux qui portaient une revendication « populiste ». Cette image d’Epinal est aujourd’hui renversée par une autre, celle de 1789. Le statut du peuple y est très différent. 1789 conduit à la République. 1930 à la dictature. Comment expliquer ce changement de référence historique ? 
En tous les cas, il nous semble sain pour la raison critique  que l’idée que notre temps soit une résurgence de 1930 cesse d’être la seule thèse tolérable.  Les gilets jaunes montrent qu’il existe une contestation populaire qui n’est pas synonyme de fascisme ou de complotistes. Ils sortent des schémas classiques dans lesquels les contestations sont régulièrement dé-classées. C’est comme si le sort et les propos des politiciens étaient totalement étrangers aux gilets jaunes. Ils ne sont plus dans le même monde, mais qui représente la population ?
A nos yeux, les remparts idéologiques traditionnels qui entourent le système en place[2] ont été franchis par les gilets jaunes grâce à leur spontanéité et à l’expression de leurs besoins vitaux. Et en rompant les idéologies étouffantes, les gilets jaunes offrent la possibilité de repenser la politique et l’économie. Nous pensons que les classes moyennes et supérieures devraient se saisir de cette opportunité intellectuelle.
Reste alors au pouvoir à se recentrer sur son ultime légitimité incontestable au sein du lien social : la violence. C’est une des raisons pour lesquelles la question des casseurs au sein des gilets jaunes est primordiale. Qui a intérêt à ce qu’il y ait de la casse ? N’est-ce pas plus confortable pour le régime en place que la situation dégénère ?  La métaphore de 1930, pour désigner notre époque, peut être idéologiquement combattue par le pouvoir en place, mais comment combattre la comparaison avec 1789 ?







[1] Il ne s’agit pas ici de parler d’un quelconque complotisme mais bien de se référer, par exemple, aux techniques de communication avérées et développées, par exemple, par Bernays dans Propaganda (https://amzn.to/2BLhIS5 )
[2] Voir à ce propos les ouvrages de Jean-Claude Michéa, par exemple https://amzn.to/2Pcfu1u

mercredi 26 septembre 2018

Pourquoi vouloir sauver l'humanité, Monsieur Barrau?

Pourquoi vouloir sauver l'humanité, M. Barrau ?






L'astrophysicien M. Aurélien Barrau, est l'un des 200 signataires de l'appel publié en septembre 2018 dans le Monde "Le plus grand défi de l'histoire de l'humanité". Il détaille également le fondement de sa démarche lors d'une intervention publique. Nous aimerions analyser cette vidéo car elle nous semble charrier, sous des allures bienveillantes, un discours extrêmement dangereux pour la démocratie et plus largement pour l'Humanité elle-même.

Une nature humaine maladive


Le concept de nature humaine n'est plus guère en odeur de sainteté. La nature humaine est ce qui caractérise spécifiquement l'homme: par exemple le travail, le langage, une volonté divine etc. Les découvertes scientifiques des 19ème et 20ème siècles ont mis à mal ces caractéristiques pour réduire l'homme à un animal évolué et adapté, sans caractéristique propre qui ferait de lui un être sacralisable. Avec M. Barreau on retourne à un concept d'homme séparé de la nature mais cette fois, la nature humaine est sa prédisposition à la destruction de l'environnement.

Pour découvrir son concept de nature humaine, suivons l'exposé de M. Barrau. Dans les premières minutes, il évoque les dégâts générés par l’homme. Les dégâts sur la macrofaune sont même indissociables de notre existence. 7 :02  « Quand a été commise la faute écologique ?... »  l’homme occasionnerait des extinctions massives de la macrofaune depuis des temps immémoriaux : «  ...(ce)  comportement endémique à ce que nous sommes ».
La nature (d'ailleurs maladive) de l’homme le pousse à détruire son environnement. Et l’humanité s’en occupe à grande échelle. L'homme, surtout en bande, est nocif pour la planète. Le seul avenir envisageable est l’avènement d’un peuple constitué de tous les vivants.
Que peut-on savoir de plus sur la nature humaine vue par M. Barrau? L’homme est faible et incapable de raisonner : 7 :34 « oui nous sommes faibles et incapables de nous raisonner à l’échelle individuelle mais capables de comprendre que nous devons être raisonnés à l’échelle collective »
Récapitulons : la nature humaine est un fléau pour la nature, de plus l’homme est faible et incapable de se prendre en charge, il doit être guidé par des autorités. Ces dernières doivent répondre à des exigences naturelles qui nécessitent de radicalement modifier l’humanité pour la transformer en une communauté qui intègre tous les vivants. Comment traduire cette vision autrement que par un despotisme (qui se dira éclairé) ?

Pourquoi pas un spécicide ? 

Nous avons même pensé que M. Barrau en appelait au spécicide, si nous osons ce néologisme, mais sur ce  point nous nous rétractons. En effet, même si tout son discours peut-être perçu comme une diatribe contre l'espèce humaine, M. Barrau offre tout de même quelques mots empathiques pour les réfugiés humains et se fend même, à 3 :23, de cette remarque « la fin de l’humanité n’est heureusement pas encore actée, ce ne serait pas un détail  ».  La question que j’aimerais poser à M. Barrau est la suivante : "A vos yeux, pourquoi n’est-ce pas un détail ?", ce qui peut se décliner comme suit "La communauté des vivants que vous appelez de vos voeux ne serait-elle pas plus bénéfique pour la planète, sans les humains ?" ou bien encore "Comment voulez-vous guérir les hommes de leur tache originelle? Par quel transhumanisme?"


Le code de la route: un mauvais exemple

Après avoir annoncé une catastrophe écologique qu'il estime inéluctable, M. Barrau va énoncer la politique qui doit s'imposer. Voici ce qu'il en dit: 7:03: "Il faut des mesures politiques concrètes, coercitives, impopulaires, s'opposant à nos libertés individuelles. On ne peut plus faire autrement." Le caractère tyrannique des ces mesures est assez clair. Mais l'exemple qu'il prend pour les illustrer pourrait induire en erreur. Ces mesures seraient comparables au code la route: devant le danger mortel des conducteurs irresponsables, il faut des règles. Pour M. Barrau, tous les hommes pressés rouleraient à 200 km/h si cela était autorisé donc des limitations de vitesse sont nécessaires.  Mais, contrairement à ce que croit savoir M. Barrau, le code de la route ne limite pas les libertés individuelles. La confusion vient du choix des 200 km/h. Ou bien la voiture est techniquement capable de supporter cette vitesse en fonction de l'environnement et la loi autorise cette vitesse (par exemple en Allemagne) et donc le conducteur peut rouler à cette vitesse. Ou bien les conditions de sécurité ne sont pas remplies et le fait de rouler à 200 km/h relève soit de la criminalité, soit de l'inconscience. C'est probablement cette alternative que M. Barrau veut développer. S'il s'agit de criminalité, la question est tranchée par les règles élémentaires de la vie moderne: les hommes ont renoncé à la liberté de tuer. Cette dernière n'est pas une liberté individuelle et ne sera d'ailleurs pas considérée comme telle dans une société moderne. Ne reste donc que les inconscients, ceux qui ne perçoivent pas le danger. Normalement le code de la route implique l'obtention d'un permis de conduire destiné, justement, à éviter la présence d'inconscients sur les routes. Pour cette raison, l'obligation d'obtenir un tel permis n'est pas non plus une restriction d'une liberté individuelle. Bien au contraire, le code de la route rend possible le développement d'une véritable liberté individuelle, celle de circuler. En résumé, il est incorrect de prendre le code de la route comme exemple d'une mesure "concrète, coercitive, impopulaire et s'opposant aux libertés individuelles."
Pour rester dans le domaine de la circulation routière, un exemple qui nous semble plus parlant pour répondre aux souhaits énoncés par M. Barrau est celui des règles de circulation en ex-URSS. Le territoire était quadrillé et des barrières contrôlées réduisaient concrètement, coercitivement et impopulairement la liberté individuelle de circuler.
Nous aurions aimé que M. Barrau mentionne des exemples clairs de ces mesures politiques impopulaires. Ceci dit il s’agit probablement, selon un schéma éculé, de remettre en place le contrôle des naissances, les restrictions alimentaires, la limitation des déplacements...

Un vivant sans autonomie

De plus, à 9:20 " tout pouvoir politique qui ne fait pas de la sauvegarde du monde sa priorité est... ubuesque... nous n'en voulons plus.. il n'a plus aucune légitimité" . C'est-à-dire que la démocratie n'est plus légitime devant la sauvegarde du monde déclaré moribond par M. Barrau. Ensuite, M. Barrau nous livre sa définition très étroite de la politique: 10:14 " le politique sert à nous sortir de ce type de situation (les catastrophes). S'ils (les politiciens) ne le font pas, ils ne servent à rien" Il y a ici une confusion entre la politique et l'état d'urgence.
L’autre exemple qu’il prend renforce notre inquiétude quant à sa vision du pouvoir : un père qui guide son enfant en lui interdisant de casser son jouet. La politique moderne, n’est-ce pas l’art de se passer du roi ? C’est-à-dire parier sur l’autonomie des hommes ?

mercredi 8 août 2018

La morale des Indestructibles est-elle compatible avec la modernité humaniste ?


La morale des Indestructibles est-elle compatible avec la modernité humaniste ?


A l'issue de la projection du deuxième opus des Indestructibles, divertissement familial particulièrement agréable, la question se pose : quelle peut bien être la morale défendue par le film ? La créativité et la liberté de penser y sont dénigrées au profit d'une fascination pour les vertus du commerce et de la soumission à la puissance d'une caste illégitime.

Nous partons du principe que ce film diffuse un message moral auprès des spectateurs. Peu nous importe ici que cette morale découle ou pas d'une volonté des producteurs. Cette hypothétique volonté relève en effet d'une stratégie marketing et/ou politique que nous ne sommes pas en mesure d'étudier. Notre présupposé est que le film ne se contente pas de juxtaposer des actions mais qu'il développe une vision du bien. Cette vision est celle qui triomphe à la fin du film et qui est endossée par l'héroïne, en l'occurrence Elastigirl. Notre processus d'analyse est de partir de ce bien final et de remonter le scénario pour distinguer les actions valorisées et celles qui sont dévalorisées par l'intrigue.
Nous devons aussi exclure ici l'idée selon laquelle les réalisateurs auraient voulu casser les codes conventionnels des dessins animés pour chercher l'originalité. Et ceci pour deux raisons: d'abord parce que le caractère "original" ne modifie pas la consistance de la morale sous-jacente et ensuite parce que, en ce qui concerne les enfants (qui constituent tout de même le public-cible) les codes précédents ne sont pas encore totalement acquis, alors comment prétendre les casser ?

Quelle morale ?


Ces deux remarques étant posées, nous pouvons en venir à tenter de définir la morale qui émerge du film. L'intrigue reprend l'idée de la première partie selon laquelle les super-héros ne peuvent légalement plus utiliser leurs pouvoirs car leurs interventions causaient trop de dégâts.
Dorénavant ils rongent leurs freins ou acceptent docilement leur nouvelle condition mais ils sont relégués à des travaux subalternes. La famille Parr (les Indestructibles) doit se résoudre elle aussi à cette inactivité. Dans le premier épisode, le père M. Indestructible accepte toutefois un contrat qui devrait lui permettre de retrouver sa gloire d'antan mais il est dupé. Cette fois, c'est la mère, Elastigirl qui se retrouve engagée par un milliardaire pour reprendre du service. Ce milliardaire, qui est un commercial né, est bien décidé à faire modifier la loi et à réhabiliter les "supers". Pour y parvenir il remet Elastigirl au coeur de l'action, publiquement mais illégalement. La soeur du milliardaire qui est une créatrice de génie propose ses services de créatrice et défend une position féministe.
Les premières interventions d'Elastigirl, pourtant illégales, lui donnent les faveurs du public et peu à peu l'idée d'un changement de la loi en faveur des "supers" fait surface. Mais un mystérieux "Hypnotiseur" (   Screenslaver ) surgit et propose une toute autre vision de l'univers des supers: pour lui, les supers ne font qu'entretenir la faiblesse des hommes. Les hommes n'apprennent pas à gérer leurs problèmes si une puissance supérieure le fait à leur place et donc ils s'asservissent et le temps qu'ils passent devant leurs écrans renforcent ce phénomène. L'Hypnotiseur est bien décidé à mettre un terme à cela.
En vérité cet Hypnotiseur est en fait la soeur du milliardaire et son discours découle d'un drame venu dans son enfance. Son père était un fervent admirateur des supers et il les avait tant soutenus qu'il lui était loisible de les contacter directement. Agressé chez lui peu après l'interdiction légale des Supers, il aurait pu se réfugier dans son bunker comme le lui demandait sa femme mais il a préféré appeler ses amis dorénavant bannis. Ces derniers n'ont donc pas pu venir l'aider et il a été tué.
Traumatisés, le frère et la soeur ont développé deux réactions opposées: le frère veut réhabiliter les supers pour qu'ils puissent à nouveau venir en aide aux victimes, la soeur en a déduit que les hommes devaient se débrouiller par eux-mêmes plutôt que d'espérer une aide surnaturelle.

Le commerce et la créativité

Le frère est associé au commerce, il est dit de lui qu'il est capable de tout transformer en argent. Et cela n'est pas condamné. Bien au contraire puisque ce talent lui permet même de convoquer les dirigeants du monde dans son bateau pour leur faire signer un traité rétablissant les supers. Ce n'est qu'accessoirement que l'on peut imaginer que ce traité présente des retombées lucratives pour le milliardaire.
La soeur, elle, est associée à la créativité, au féminisme et à la maturité. Elle défend l'autonomie des individus. Or, c'est bien cette approche du monde qui génère le conflit et provoque la mort d'innocents. L'histoire se termine par sa mise en prison et par la gloire du camp du commerce et des superhéros.
Dans le premier épisode les superhéros étaient confrontés à une interdiction de développer leurs talents. Finalement ils y parvenaient et le spectateur pouvait y voir le symbole de l'épanouissement personnel, de l'éclosion des compétences et de l'intégration dans un environnement initialement hostile. Mais dans ce deuxième épisode, il n'est plus question d'intégration. Les humains et les supers coexistent mais dans deux sphères différentes.
La dernière scène est révélatrice de l'exclusion. La famille des Indestructibles se rend au cinéma avec un jeune homme amoureux de la fille. Ce dernier est tout simplement éjecté de la voiture dès qu'une nouvelle mission se profile à l'horizon.

Préparer au sécuritaire?

Le personnage principal est Elastigirl, c'est elle que les enfants vont repérer comme l'héroïne. Les valeurs qui l'entourent paradoxalement sont les suivantes: l'amour de son mari, le développement des compétences au point de faire partie d'une élite, (ou, ce qui est une autre version du communautarisme), la vie en famille au point d'y vivre coupé des autres et le renoncement à la créativité libre pour faire confiance aux vertus apaisantes du commerce (ce qui est un libéralisme étrangement amputé). L'invitation tacite est d'accepter un monde sécurisé par une élite séparée de l'humanité et habilitée à occasionner d'énormes dégâts au nom d'un bien qu'ils défendent spontanément voire... naturellement ?
Alors si vous allez voir ce film en famille, n'hésitez pas à poser la question aux enfants, avant de vous la poser à vous-même: qui est le(la) gentil(le) ?

mardi 17 juillet 2018

Du pain et des couilles


Du pain et des couilles


Les Diables Rouges forment une équipe de footballeurs exceptionnels. Mais comment sont-ils parvenus à se faire passer pour une équipe nationale ? Le drapeau reste-t-il belge quand un logo commercial y est apposé ? Peut-on sans risques pour la démocratie s’émerveiller devant des écrans géants ? Le Mondial est terminé, marque-t-il la fin de la Modernité ?

L’équipe « nationale » belge est un concept plutôt étrange. Il s’agit en fait d’une sélection de joueurs opérée par l’Union royale belge des sociétés de football association (URBSFA). L’Etat n’est donc pas directement impliqué dans la désignation des joueurs.
Le choix relève d’une communauté et se base sur les qualités intrinsèques des sportifs. Au moins chimériquement, il permet de trouver au sein des innombrables clubs du pays les éléments les plus méritants. Le football étant très pratiqué en Belgique, il existe donc, théoriquement, une légitimation à l’équipe des Diables par la dimension de la communauté et par les valeurs techniques.
Au sens moderne, ce n’est donc pas la nation qui légitime cette équipe. Une équipe qui représenterait la nation devrait soit être élue directement, ce qui semble complexe, même si on pourrait aujourd’hui imaginer une telle élection par internet. Soit, ce qui serait plus classique, désignée par une autorité légitime. En l’occurrence ici les ministères des sports. La fonction publique dispose d’outils démocratiquement contrôlés pour recruter des spécialistes.




Rien de tel ici. Le choix est finalement assez occulte si ce n'est le fait que les joueurs doivent être belges, sans d'ailleurs devoir jouer dans un club belge. Le sélectionneur, qui n’a pas forcément lui-même la nationalité belge, n’est pas tenu à la neutralité des services publics ni à aucun serment. De plus, le caractère commercial est omniprésent. Les maillots arborent des logos publicitaires qui n’ont pas forcément de rapport avec le pays.
On peut s’étonner que le drapeau lui-même soit revisité pour  être affublé de logos commerciaux. Cette année, une bière a même pris le nom « Belgium » ce qui augmente la confusion entre un pays et une exploitation commerciale.
Les montants astronomiques mobilisés indiquent bien que l’enjeu financier est majeur. Il est ainsi évident que joueurs et supporters participent activement à la réussite d’une aventure commerciale.
N’empêche que les termes « Belgique », « pays » ou même « nation » et « peuple » sont utilisés un peu partout dans le public et dans la presse. Il semble donc qu’il existe bien un rapport entre ces concepts et les Diables Rouges.

En quoi cette équipe représente-t-elle le pays Belgique ?


Elle représente certainement l’importante communauté des joueurs de foot, même si la composition de l’équipe ne faisait pas l’unanimité à l’origine (la non sélection de Radja Nainggolan). Elle représente aussi ceux et celles qui saluent sincèrement la performance réelle de sportifs de très haut niveau. A l’inverse : les patriotes se retrouveront-ils dans une équipe qui se montre incapable de chanter l’hymne national et qui accepte que le drapeau soit dénaturé par des sociétés privées ?
Il nous semble que plusieurs hypothèses peuvent être évoquées pour expliquer tout de même l’accueil de ce dimanche sur la Grand Place.

Soit la communauté du football est suffisamment étendue pour remplir la Grand Place et pour susciter l’engouement devant les écrans géants et explique, à elle seule, le phénomène.  A ces fans enthousiastes viennent se greffer une série de fêtards, d’enfants et d’amateurs de cohésion sociale. Amateurs de sports et  épicuriens se rejoignent pour des célébrations publiques sympathiques. A l’issue de la fête, la Communauté est priée de retrouver sa place, les terrains de foot, et de continuer à y vivre ses propres rites.

Soit un sentiment d’allure patriotique est attisé par cette équipe non-nationale. Et de nombreux Belges ignoreraient la réalité au point d’applaudir les Diables Rouges en pensant vraiment qu’ils représentent la Belgique. Cette hypothèse induit que d’innombrables personnes sont  ignorantes ou, du moins, refusent de voir la réalité.

Soit les définitions modernes de « pays » ou de « nation » ont peu à peu migré.  Et les fondations de la nation seraient aujourd’hui de crier ensemble devant un écran, de mettre des drapeaux à sa façade ou sur son auto, de collectionner des autocollants... Et ce lien social, même s’il est initialement généré par une communauté spécifique et par des intérêts financiers, pourrait être désigné par le terme « Belgique » ou « nation ». Le mythe créateur de la nation se transformerait alors en quelques déclarations, quelques gestes, quelques matchs, quelques contrats, aussitôt sacralisés non plus par le poids d’une histoire (même imaginaire, de rois colonisateurs, de héros des tranchées…) mais par les caméras. Le car entouré par la police, l’avion aux couleurs de la Belgique, la rencontre avec le roi, des stades géants… tout cela peut participer à la sacralisation. Nous entendons ici la sacralisation dans son acception profonde : la coupure avec le profane, avec le monde  réel pour donner accès à un autre monde réputé plus élevé.

Dans un monde moderne, tout cela n’a pas de sens au-delà de la fête populaire, car, au nom de la raison, la supercherie doit être démasquée : la neutralité de l’Etat doit être rappelée. Pour qu’une équipe soit nationale, il faut qu’elle représente le pays, et pas seulement l’une de ses communautés.  La raison en est toute simple : il existe aussi des communautés de basketteurs, de joueurs d’échecs et même des groupes qui n’aiment pas le football.

Et si les Diables Rouges nous entrainaient au-delà de la modernité ?


Changeons le point de vue et admettons que le lien social est plus important que la raison. Après tout, on peut admettre la duperie de la Coupe du Monde car cette arnaque sans conséquence n’a fait de mal à personne en Belgique. Boire une marque de bière plutôt qu’une autre ne change pas fondamentalement l’existence du citoyen. Il redevient alors ici possible de parler d’une équipe nationale. Même si, on l’a vu, cela impose un triple prix : abandonner la raison, accepter l’emprise commerciale et se soumettre à la prédominance d’une communauté. A très court terme, la proposition est attirante car elle correspond à une sorte de grande communion bienveillante et enfantine.
Des esprits chagrins pourraient ici affirmer qu’à moyen terme, les valeurs de la Modernité, comme la raison ou la démocratie, seront nécessairement reconvoquées.
Imaginons le contraire: le succès « national » des Diables rouges serait alors le marqueur d’une évolution plus profonde de la société, quelque chose que l’on pourrait qualifier de post-modernité ou bien d’une étape de plus dans la Société du Spectacle formalisée par Debord[1] . La raison démissionnerait au profit d’un nouveau lien social anti-démocratique mais doux et facilement assimilable, à coup de klaxons, de bières et de vidéos Facebook.

La société du spectacle


La Coupe du Monde signe également d’autres phénomènes au niveau médiatique qui dépassent, à nos yeux, ceux engendrés par les figures de Merckx, Ickx ou Boutsen. Nous aimerions en évoquer deux.
D’abord les vidéos postées sur les réseaux sociaux par un fan, M. Francis Sarlette. Ce dernier chante en dehors des conventions musicales et artistiques traditionnelles mais l’une de ses créations, un hymne d’encouragement aux Diables, dépasse les deux millions de vues. Certes tous les commentaires formulés ne sont pas bienveillants mais même les médias traditionnels (RTBF et RTL) lui apportent de la visibilité. Le fait n’est pas isolé puisque quelques semaines auparavant c’était la « chaise à papy » qui se frayait une place sur l’internet. La « chaise à papy » n’était qu’une vidéo privée ensuite largement partagée grâce à son caractère pittoresque. Francis, lui, chante pour être écouté et pour encourager ses protégés. Il offre du bonheur et sans doute d’autres sentiments à des millions de gens. Et ceci est amplifié par la Coupe du Monde. Le fait que le message transmis soit insignifiant ne semble avoir aucune importance. Ou peut-être, justement, l’absence de tout propos réflexif explique-t-elle le succès de la vidéo ?

Notre deuxième point prolonge le premier. Lorsque les Diables reviennent au pays et se présentent à la foule, on peut se rendre compte de la portée de leur discours. Comme ils ne représentent pas le pays, aucune autorité n’encadre réellement le retour triomphal. Certes le Roi énonce quelques mots mais cela peut se résumer à « bravo », « merci » et « continuer ». Sur le balcon de l’hôtel de ville, les mots prononcés par les Diables restent à ce niveau jusqu’à ce que l’un des héros du jour risque « On s’en bat les couilles », apophtegme que la foule scande ensuite. En quelques heures, cette séquence est elle-même vue à plusieurs millions de reprises. Pour certains, il faut y voir la décontraction de l’âme de notre pays, son humour voire même son surréalisme. Il est plus vraisemblable d’affirmer que la communauté des footballeurs a insufflé ses expressions dans l’espace médiatique. On a ainsi pu entendre et lire: « dézoner », « piège de l’endormissement »… jusqu’à la une d’un quotidien « Ils l’ont fait, bordel ».

Fin de match ou mi-temps ?


Dans les deux cas, le constat est le même : durant la Coupe du Monde, la latitude laissée aux propos habituellement discrédités semble plus vaste.  De plus, certains commentaires laissent penser que la ferveur populaire donnerait du lustre à la Belgique, voire inspirerait la fierté, mais en dehors de la vie politique nationale habituelle et légitime. Sommes-nous devant une perte momentanée de la raison ou bien, au contraire, devant une nouvelle vision de la vie sociale, dans laquelle la liesse de la victoire et la tenue de propos légers sans portée s’imposent comme le lien social à promouvoir ? Sous-entendre que pendant que les Diables nous illuminent, des décisions sont prises en l’absence des journalistes occupés ailleurs, ce serait rompre la fête et l’union nationale nourries de pains et de jeux. Et d’ailleurs ce serait absurde - et pourquoi pas complotiste ? - puisque la fête vient du peuple, en dehors de la politique, comme nous venons de le démontrer.


Les sifflets du Mondial sont rangés mais l’Euro arrivera bientôt. D’ici là, y aura-t-il d’autres événements qui pousseront le citoyen à remiser son cerveau pour se fédérer autour d'inepties conviviales ? D’autres soirées au cours desquelles la langue sera dévoyée au point, peut-être, que blanc signifiera noir et qu’il faudra en rire en se disant que le plus important est de partager ensemble des sentiments plutôt que de se prendre la tête ? Va-t-on siffler la fin du match ou bien sommes-nous seulement à la mi-temps ?
François-Xavier HEYNEN


[1] https://amzn.to/2urwmto  DEBORD Guy, La société du Spectacle

mercredi 27 juin 2018

Exercice de philosophie #23: Un autogoal pour gagner le mondial?

Votre situation:

Vous êtes joueur dans une équipe qui doit livrer un match lors de la Coupe du Monde, pendant la phase des poules. Les matchs précédents placent votre équipe et celle que vous rencontrez à une parfaite égalité: même nombre de victoires, même nombre de goals. Stratégiquement il est plus intéressant de perdre le match que de le gagner. En effet, une défaite vous assure un jour de récupération supplémentaire, un déplacement moins long pour la rencontre suivante et surtout la probabilité de croiser des équipes moins performantes.
A l'abri des caméras, votre entraîneur vous propose de marquer un goal contre votre camp.


Vos questions :

-Acceptez-vous de marquer cet autogoal ? Et comment justifiez-vous votre choix?

-Si vous avez refusé de marquer l'autogoal  et que, au match suivant, l'équipe est éliminée de la compétition, comment réagissez-vous face aux supporters qui accusent votre équipe de ne pas avoir jouer stratégiquement ?

-Vous êtes non plus joueur, mais supporter, vous assistez au match sur un écran géant, applaudissez-vous quand votre équipe encaisse un goal ou quand elle le marque ?

-Définissez un BON supporter et un BON joueur ?



lundi 21 mai 2018

Et si Mawda permettait aux opposés de se rapprocher?


Et si Mawda permettait aux opposés de se rapprocher ?

Le décès de Mawda, une enfant kurde de deux ans, à la suite d’une course-poursuite sur une autoroute belge a suscité de nombreuses réactions qui se sont rapidement focalisées sur les migrants. Contrairement à la mort du petit Aylan, il nous reste un espoir de rationaliser l’émoi car nous disposerons d’informations plus précises. C’est pourquoi nous nous risquons cette à la description des deux camps en présence dans les commentaires sur les migrants. Nous développerons deux questions philosophiques qui gisent dans le débat et qui restent béantes. Heurtés par le drame, nous pourrons peut-être saisir que les questions sont irrésolues, ce qui pourrait permettre un rassemblement des forces citoyennes.

Les commentaires glanés ici et là sur internet signent un clivage profond et les camps semblent ne plus entendre les arguments opposés : pour l’accueil des migrants d’un côté, contre de l’autre. La réflexion, qui impose la confrontation avec la différence, disparaît donc au profit de la coexistence explosive d’idéologies contradictoires. Dans ces conditions, la question philosophique qui nous est si chère est alors noyée.
La raison est également submergée par la mort de Mawda dans des circonstances encore nébuleuses.
Mais nous allons tenter de clarifier la situation et les forces en présence. Il faut tout d’abord rappeler une évidence : à l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne possédons que peu d’informations sur ce qui s’est réellement passé sur l’autoroute et sur ce qui a conduit au drame.  Il conviendrait donc d’arrêter ici l’exposé et d’attendre les conclusions de l’enquête. Ce serait spontanément notre attitude mais l’emballement des commentaires et surtout la disparition de la réflexion nous poussent à écrire.

Nous souhaitons également mettre immédiatement hors de cause l’action personnelle des policiers. En effet si la mort de la fillette est le résultat d’une ou de plusieurs bavure(s) alors le dossier doit être traité par la Justice selon les règles en vigueur. 
Nous partirons sur l’a priori que la police effectue son travail correctement. C’est-à-dire que nous estimerons que, d’une façon ou d’une autre, le tir était légalement justifié. Si tel n’est pas le cas, la discussion s’arrête ici.

La question de la justification 

Ce fusible passé, tentons maintenant de définir les camps qui se dégagent des commentaires. Dans un Etat moderne, la police applique des lois votées ou entérinées démocratiquement. Une majorité politique a donc été trouvée, à un moment ou à un autre, pour justifier la mort de cette fillette.
Prémunissons-nous immédiatement contre la vague d’indignation que peut susciter la phrase précédente. Indignation parfaitement compréhensible d’ailleurs qui se base sur notre empathie naturelle et sur notre tristesse profonde à l’annonce de l’abomination de la mort d’un innocent.  Il nous faut pourtant dépasser aussi le stade des sentiments si nous voulons tenter de saisir les enjeux de la situation.

Le drame familial est le déclencheur de propos politiques qui exacerbent le clivage sur la question de l’accueil à réserver aux migrants/réfugiés. Pourtant le rapport entre cette course-poursuite et les migrants n’est sans doute pas direct. Les policiers poursuivaient un véhicule en fuite, peu importe que ce soit avec de la drogue à bord, des armes ou des réfugiés. Mais il se fait que ce sont finalement des réfugiés qui s’y trouvaient.
Deux attitudes se dessinent et peuvent être regroupées en deux camps.

Le camp A

Un premier camp voit dans cette interception mortelle une illustration cruelle, mais symptomatique, du comportement de la Belgique vis-à-vis des migrants. Le camp A rappelle que les Conventions Internationales doivent être appliquées et que si elles l’étaient correctement, les réfugiés n’auraient pas à prendre des risques pour traverser le pays. Ils arriveraient en sécurité sur le territoire (belge ou européen) et ne devraient pas faire appel aux services de passeurs peu scrupuleux. Dans ce camp on trouve aussi quelques voix qui dénoncent un rejet de l’étranger de plus en plus prégnant dans la population (en particulier dans le camp B). Cette montée de la xénophobie expliquerait, elle aussi, la mort de fillette. Pour le camp A, cette mort devient d’ailleurs une sorte d’assassinat d’Etat. Le camp A puise souvent dans les Droits de l’Homme la justification ultime de sa position. Ces Droits sont universels et s’imposent donc aussi bien aux migrants qu’aux autochtones, ils permettent l’avènement progressif de l’égalité entre tous. Il n’est pas question de les remettre en cause

Le camp B

Dans le camp B, l’approche est radicalement opposée. La mort de la fillette solde le caractère illégal de la démarche entreprise par ses parents. Si ces derniers avaient respecté la législation, ils auraient introduit leur demande dans les règles. Pour le camp B, la xénophobie doit être comprise non comme le rejet ou la haine de l’étranger mais plutôt comme la peur naturelle suscitée par l’étranger, en particulier ceux qui ne respectent pas les règlements. Une peur justifiée d’une part par un droit du sol présenté comme naturel et d’autre part par une protection de la culture.  Le camp B taxera le camp A de « bisounours » en expliquant que la défense inconditionnelle des Droits de l’Homme aura pour prix la perte du sol et de la culture et qu’à ce moment les Droits de l’Homme disparaitront eux aussi.



Universels ou pas ?

Pour être mis en balance avec d’autres types de droits, les Droits de l’Homme doivent être dépouillés de leur caractère universel. Cette relativisation des Droits de l’Homme est inconcevable pour le camp A, alors que le camp B s’y risque en rappelant que les Droits de l’Homme sont une invention occidentale du 20ème siècle. Dans la lignée la Convention sur les Réfugiés de 1951 subit le même traitement, l’idée générale étant que, pour le camp B, ses créateurs n’avaient pas envisagé la situation actuelle. Les Droits de l’Homme et la Convention de Genève s’imposent certes, car ils sont intégrés dans la loi, mais ils pourraient (ou même devraient ) être renégociés.

Deux questions

Les deux questions fondamentales qui gisent sous les deux camps nous semblent être les suivantes : Le sol appartient-il à celui qui en est légalement propriétaire ? et Qu’est-ce que l’Homme ?
Si vous êtes propriétaire d’un terrain, comment pouvez-vous le prouver ? Pour y parvenir vous devrez, in fine, faire appel à l’Etat, souvent via un notaire. Mais cet Etat ne peut rien valider avant la date de sa création. A qui appartenait votre terrain au 17ème ? Au 13ème ? Au 5ème ou dans la Préhistoire. A quel moment ce terrain est-il devenu une propriété et par quelle légitimation ? Est-ce parce qu’il a été cultivé ? découvert ? gagné au combat ? hérité ? donné par un Dieu (et si oui, lequel ?)… Les migrations alimentent tout particulièrement cette inconnue abyssale. Parler de « droit du sol », est une réponse à la question, affirmer que « nous sommes tous des migrants », en est une autre. Mais elles n’épuisent pas la question.

La deuxième question plonge dans des eaux encore plus profondes. L’Homme peut-il se définir et si oui, comment ? Les religions et autres traditions apportent d’innombrables réponses à cette question irrésoluble. Ici l’Homme est un Fils de Dieu, là il est un être rationnel, ailleurs un animal travailleur ou un consommateur, ici un gentil, là un méchant… Toutes ces définitions se réfèrent, la plupart du temps, à un fondement partagé par une communauté plus ou moins importante. Et les êtres vivants qui ne présentent pas les caractéristiques de la définition proposée ne sont pas des hommes.
Devant la multiplicité des réponses, les défenseurs des Droits de l’Homme prétendent que les Hommes sont des individus égaux en droit. Pour un Occidental, cette Déclaration Universelle semble couler de source. Elle constitue une évidence pour le camp A qui se doit de la propager et de l’incarner par l’accueil inconditionnel des migrants.  Au sein du camp B, elle est très largement partagée mais elle est pondérée par une définition de l’homme qui intègre son caractère culturel. Pour le camp B, les hommes sont porteurs d’une tradition qui doit, elle aussi, être respectée. Le camp A aura tendance à ne voir là que du repli sur soi et de la xénophobie.

Universalité des Droits de l'Homme: oui et non

Pourtant si on y réfléchit, pour le camp B, et c’est peut-être le paradoxe, reconnaître la valeur des traditions et, simultanément, partager et relativiser les Droits de l’Homme, c’est encore défendre les Droits de l’Homme. Le camp A défend les Droits de l’Homme parce qu’ils sont universels en reprochant au camp B de les négliger par un repli sur soi. Le Camp B défend les Droits de l’Homme parce qu’ils sont culturels (et donc relatifs) tout en reprochant au camp A de les mettre en péril en s’ouvrant au point de prendre le risque de nier leur tradition (puisque à leurs yeux, les Droits de l’Homme sont une tradition). On comprend peut-être mieux ici pourquoi les appels aux Droits de l’Homme émis par le Camp A peuvent donner la nausée au Camp B.

L’enquête sur la mort épouvantable de la petite Mawda nous permettra, ou pas, de comprendre les raisons du drame. Le Camp A et/ou le Camp B y trouvera(ont) des indices pour renforcer leur position et probablement pour se diviser un peu plus encore.

Et si, au contraire, nous nous rassemblions autour de la douleur sans nom de cette famille inconnue pour percevoir la profondeur abyssale des questions et pour saisir l’urgence de réfléchir ensemble. Que l’on soit du Camp A ou du Camp B, nous partageons une évidence : qu’il n’y ait pas d’autre drame Mawda.