Les nouvelles philosophiques

Parfois, je suis conduit à traiter des questions sous la forme d'une nouvelle philosophique. Vous trouverez ici quelques exemples.

Sur Philophix :

-Une nouvelle consacrée à l'écologie, " Les oiseaux du Paradis" en réponse à l'ouvrage "La Part du colibri" de Pierre Rahbi.



"Union sacrée" évoque la liberté d'expression et les conséquences de la (non)provocation.

L'Union sacrée


Dans des recueils : 


Plusieurs fois primé, et publié par les Editions du Roure, "Le train pour New Adam Paradise" évoque la question de l'eugénisme et du clonage. Ce texte a été rédigé au début des années 2000:

Le train pour New Adam Paradise.



Par ailleurs, plusieurs nouvelles, pour la plupart philosophiques, ont été rassemblées dans l'ouvrage "La Guerre Verte" paru en 2011. ( quelques extraits) 






Le pain à cinq sous
© François-Xavier Heynen
Le soleil est couché depuis quelques heures déjà sur le village perdu quelque part au pied des montagnes. Il y a longtemps que la cloche de la Haute Tour a sonné la fin du jour. Les pigeons et tous les oiseaux diurnes dorment déjà. Dans une taverne, autour d’une table, quatre amis, un boulanger et trois artistes, refont le monde à coup de « si » et de « il suffirait que ». Le boulanger vient de lancer un défi à ses compagnons : il prouvera concrètement, dès le lendemain, pourquoi les révolutions n’existent pas.
Le poète n’y croit pas :

— Ce pari est ridicule !

Mais le boulanger ricane dans sa courte barbe :

— Dès demain matin, je mets mon plan à exécution et tu devras bien constater que c’est vrai. Les révolutions sont impossibles parce que l’homme est ainsi fait qu’il est incapable de réaliser la première révolution, celle qui rendrait possible les autres. Les systèmes politiques sont tous construits sur cette évidence égoïste qui gouverne notre liberté. Donc ils ne changent jamais. Certes, ils peuvent connaître des évolutions, mais pas des révolutions !
Le poète fait la moue.
Au petit matin, peu après les deux coups de cloche de la Haute Tour, lorsque le soleil vient de paraître, à cette heure où la fraîche rosée recouvre encore la nature, la boulangerie s’ouvre. « Cling, cling, cling », les trois clochettes de la porte tintinnabulent: le premier client vient d’entrer. Devant le comptoir, il salue le boulanger et s’étonne. Aujourd’hui, en ef- fet, il y a deux tas de pains. Devant celui de droite, un écriteau indique : cinq sous. Devant l’autre : trois sous.
Le client interroge :
— Le pain coûte quatre sous d’habitude... pourquoi y a-t-il aujourd’hui un pain à trois sous et un autre à cinq sous. C’est une révolution ?
Le boulanger sourit :
— C’est le résultat d’un pari avec des amis. Je dois vous pré- ciser : à trois ou à cinq sous, il s’agit du même pain, préparé avec les mêmes ingrédients et cuit avec le même soin. Simplement, l’un vous coûtera trois sous, et l’autre cinq. À vous de choisir.
L’homme n’hésite pas un instant et quitte la boulangerie avec un pain à trois sous, heureux d’avoir fait une bonne affaire.
« Cling, cling, cling ». Les trois petites cloches résonnent à nouveau et l’institutrice, une dame sans âge, pénètre dans la pièce. Devant les deux tas, sa fière allure faiblit :
  Où se trouve le pain à quatre sous ?

Le boulanger affiche son plus beau sourire :

— Il est devant vous, Mademoiselle l’institutrice, c’est le même pain que d’habitude. Mais aujourd’hui, il coûte trois ou cinq sous.
L’institutrice soupire :
— Tu ne vas pas encore faire fortune, toi ! Tu es toujours aussi mauvais en calcul. Quatre, trois ou cinq, ce n’est pas la même chose ! N’aurais-tu pas encore passé ta soirée avec tes camarades, les artistes du bout du village, plutôt que de te reposer ? Ils t’ont lancé un défi ?
— Mademoiselle l’institutrice, je sais ce que je fais ! Je vous sers un pain à trois ou à cinq sous ?
L’institutrice lève les yeux et les mains au ciel, comme elle le faisait devant le tableau noir lorsque le futur boulanger tentait de résoudre une division :
— Ah, mon petit ! Mon petit ! Donne-moi un pain à trois sous, évidemment.
Trois petits coups de cloche : « Cling, cling, cling ». Deux cousines : l’une blonde, l’autre rousse, franchissent la porte. En général, elles font leurs courses en ville, mais elles sont venues ici pour le nouveau prix :
— Oui, oui, mais s’agit-il bien du même pain ? N’y a-t-il pas une arnaque?...
Et la rousse ajoute :
— Par exemple, avant-hier, chez le boucher, il y avait deux saucisses, apparemment les mêmes...
Le boulanger tend une main et coupe net la réplique :
— Ce sont les mêmes pains ! D’ailleurs, je vous le prouve. J’inverse les étiquettes. Convaincues maintenant ?
Et il joint le geste à la parole. Les deux cousines repartent avec des pains à trois sous, bien plus qu’elles ne pourront en consommer.
Les trois cloches sonnent encore. Le petit Tim referme la porte et marmonne : « Ting ! ting ! ting ! ». Le boulanger aime bien ce petit gars, peu gâté par la nature, à qui il offre souvent une confiserie. Tim, traînant la jambe jusqu’à l’étalage, demande, en bredouillant, un pain à quatre sous. Le boulanger est embarrassé. En lançant son pari, hier soir, il n’avait pas pensé à Tim. Pourtant, il a bien dit : «... à trois sous... à TOUS les clients ! »
« Cling, cling, cling ». Cette fois, ce sont les trois artistes qui arrivent. Ils disent cordialement bonjour à Tim, lequel fouille ses poches à la recherche de quatre sous. Et ils interrogent aussitôt le boulanger :
— Et alors ce pari ?
— Gagné jusqu’à présent, mais j’ai un problème avec Tim. Je ne sais pas comment lui expliquer ce qui se passe.
Le poète soupire :
— Pourtant, on ne peut pas exclure Tim du pari, c’est un petit rejeton d’homme tout de même, non ?
Le boulanger opine du bonnet et se tourne alors vers le garçon hébété :
— Tim, aujourd’hui, pas de pain à quatre sous.
Le garçon tend un doigt vers un pain et prend un air stupéfait :
— Si, si, ça !
Le boulanger tend et plie les doigts en les agitant au-dessus des tas. Tim ne comprend rien et s’énerve en sanglotant.
Le poète prévient :

— Boulanger ! Pas question de choisir à sa place...
« Cling, cling, cling », l’institutrice réapparaît. Elle passe à côté des trois amis en murmurant :

—Contents de vous, Messieurs les artistes? Vous avez trouvé un moyen de vous moquer du boulanger et de Tim ? Heureusement que j’ai toujours un œil sur lui.
L’écolier saute de joie et vient embrasser celle qui lui consacre tant de temps à l’école. Sans hésiter, l’institutrice désigne un pain à trois sous puis lance un regard noir au boulanger. Penaud, le boulanger tend deux chocolats au garçon.
« Cling, cling ». Un homme grand et sec, tout de noir vêtu, immobilise la troisième cloche en proférant : « Jamais trois fois la cloche ne sonnera ». Puis il joint les mains :
— Paix et Félicité, travailleur de la Main. Joie sur toi, il me faut cinq pains pour Carram, notre fête décanale.
En signe de respect, le boulanger baisse la tête :
— Aujourd’hui, nous avons des pains à trois sous et des pains à cinq sous. Vous pouvez choisir librement.
Comme pour se prémunir d’un danger invisible, le prêtre saisit un chapelet aux grains multicolores et l’enferme dans sa main gauche. Il vocifère :
— Librement ? En quoi serais-je libre ? Voulez-vous parler de cette faculté que l’homme s’attribue pour choisir entre bien et mal ? En ce Carram, peu importe que votre pain coûte trois ou cinq sous, il faut qu’il ait été cuit après le lever du soleil, si- non, il est impie.
Les trois artistes clignent de l’œil. Le boulanger, lui, est surpris :
— J’ignorais cette loi de Carram. Pour être franc, je ne sais pas si ces pains ont été cuits avant ou après l’aurore, je n’ai pas pensé à les préparer suivant ce critère.
Tout en continuant à agiter son chapelet, le prêtre ironise :
— Et vous avez choisi comme référence le prix du pain ? C’est idiot ! Qu’est-ce que le prix, un jour de Carram ? Vous préférez deux sous à la damnation ? L’homme a-t-il le droit de choisir ses propres critères ? D’outrepasser la volonté du Ciel qui empêche de manger ce qui est cuit la nuit ?
Les trois amis restent derrière le prêtre et sourient entre eux. Mais le boulanger n’a pas dit son dernier mot. Son visage s’illumine soudain :
— Oh ! J’allais oublier ! Je peux vous proposer ma dernière fournée. Je la garde toujours pour l’après-midi. Vous pouvez l’avoir maintenant si vous le souhaitez...
Les deux mains du prêtre se lèvent pour remercier Carram.
Le boulanger revient avec les pains et les répartit, équitable- ment, entre les deux tas.
Le prêtre est embarrassé :
— Pourquoi en avez-vous mis sur les deux tas ? Pour me dérouter ? Vous connaissez notre précepte divin, celui de la Main Morte. Nous ne pouvons jamais prendre l’option de droite, car c’est de la droite que vient le Mal.
— J’ignorais cela !
Mais le prêtre n’en croit pas un mot :
— Les commerçants savent très bien comment exploiter notre dogme. Ainsi, le boucher, par exemple, répartit toujours ses saucisses en deux tas, et celles placées à gauche sont les moins bonnes. Et, comme par hasard, aujourd’hui tu as deux tas, et celui de droite est celui des pains à trois sous !
Le boulanger lance des regards désespérés vers les autres parieurs. Ces derniers ont retrouvé le sourire. Le prêtre se retourne brusquement et les voit s’amuser. Son visage se ferme totalement :
— Boulanger, étiez-vous au courant de notre précepte ?
  Non, absolument pas...

  Vous n’êtes donc pas un disciple de la Main Morte ?
     — Pas du tout...
— Ce qui signifie donc que les deux sous de plus ne serviront pas à nos œuvres. Dans ce cas, notre jurisprudence nous autorise à nous détourner du précepte, afin d’éviter d’enrichir nos ennemis... donnez-moi un pain à trois sous.
Pendant plus de deux heures, les trois cloches ne cessent de sonner : tous les habitants veulent des pains à trois sous, la cu- riosité du jour. Devant cette marée humaine, les trois amis ont préféré ne plus encombrer la boulangerie. Ils ont donc rejoint l’estaminet situé en face. Là, à l’ombre d’un soleil de plomb, sur la terrasse, les deux musiciens évoquent ouvertement la possibilité que le boulanger ait raison. Seul, le poète reste sur sa position.
Quand le soleil perché au zénith écrase l’air, la terre et l’eau, le carrosse de la duchesse surgit sur la place, tiré par deux beaux chevaux blancs. La duchesse affectionne ce qui brille et aime le faire savoir. Elle vient rarement dans le village, peu disposée à se mêler à la foule, sauf pour exhiber une nouvelle acquisition.
Pourtant, c’est bien elle qui descend du carrosse devant la boulangerie.
« Cling, cling, cling ». La duchesse prend place dans la file et sort ostensiblement cinq sous de son porte-monnaie. Si ostensiblement que vingt secondes plus tard, la rumeur qu’elle aurait acheté un pain à cinq sous parvient déjà à la terrasse de l’estaminet.
Les trois artistes se précipitent aussitôt et « Cling, cling, cling », ils entrent au moment où la duchesse va s’acquitter de son achat :
— Mon brave, qu’est-ce que ce pain à cinq sous ? À quoi serviront les bénéfices ?
Un silence curieux s’installe dans l’assemblée. Le boulanger est mal à l’aise :
— Les bénéfices ne serviront à rien, Madame la duchesse ; tout ceci est le résultat d’une gageure. J’ai parié que personne ne ressortirait d’ici avec un pain à cinq sous !
La duchesse ricane :
—Quel pari stupide, vous devriez gagner, évidemment! Vous, Monsieur le boulanger, vous êtes le bon sens ! Mais je suis joueuse, voici cinq sous pour le pain...
Le boulanger rougit et les trois amis commencent à se frotter les mains. La duchesse termine :
— ... et vous donnerez les deux sous à un pauvre qui en aura besoin.
Dans la boulangerie, les quatre amis ne sont pas d’accord. Le boulanger estime qu’il a perdu son pari. L’un des musiciens est de cet avis. Mais les deux autres compères estiment, eux, que rien n’est joué. Le poète renchérit :
— La duchesse n’a pas acheté ton pain à cinq sous. En te disant de distribuer deux sous, il est clair qu’elle a acheté le pain à trois sous. Elle a profité de la réduction et, de plus, a utilisé notre jeu pour accroître sa réputation de générosité. Tu n’as pas encore perdu, mon ami. Mais tu ne gagneras pas !
À cette heure bénie de l’été, où le soleil relâche sa tyrannie caniculaire et s’en va modestement rejoindre sa couche, au moment où la terre, enfin libérée, offre à ses habitants une tié- deur agréable qui augure d’une longue soirée, un aigle tourne au plus haut du ciel et un nouveau client se présente.
« Cling, cling, cling ». L’homme est jeune et vigoureux, il a l’allure d’un randonneur, peut-être descend-il de la montagne. Son regard délavé scintille. Il désigne un pain :
— Bonjour, Monsieur, je voudrais ce pain.
L’accent de cet étranger est inconnu ici. Le boulanger s’étonne et le renseigne :
— Bonsoir, Étranger. Peut-être ne le voyez-vous pas mais je dois vous informer que le pain que vous montrez coûte cinq sous ; celui qui se trouve juste à côté, seulement trois sous.
— Ah bon ! C’est vrai, je n’avais pas remarqué ce détail. Mais je voudrais ce pain-là et pas un autre.
Devant le regard ébahi du boulanger, l’étranger poursuit :
— Voyez-vous cette infime différence dans la croûte, tout au-dessus de votre pain ? Elle me rappelle des souvenirs très intimes. Lorsque je vois votre pain, là, sous cet angle, je suis comme transporté dans un autre monde.
Les trois amis se rapprochent pour mieux entendre la voix incertaine de l’étranger.
— Il y a si longtemps que je marche, à la recherche de je ne sais plus quoi au juste. J’avais entendu parler de la qualité de votre pâte. Mon esprit s’égare peut-être mais c’est ce pain que je veux, j’en suis certain.
Le poète plonge derrière le comptoir et discute un instant avec le boulanger. Ce dernier opine de la tête et reprend :
— Monsieur l’étranger, attendez, je vais poser ce pain sur l’autre tas. Vous n’avez peut-être pas bien compris. Ces deux tas sont ici à cause d’un pari !
Le boulanger prend le pain et veut le placer sur l’autre tas mais l’étranger l’interrompt :
— Surtout pas ! Ne le touchez surtout pas. Vous n’avez donc pas de respect pour votre propre travail ? Si vous avez estimé que ce pain valait cinq sous, pourquoi donc dire maintenant qu’il en vaut trois ?
— C’est à cause d’un pari... un jeu.
— Ce pain n’est pas un jeu, c’est votre création. Vous avez dû vous lever tôt, ce matin et vous avez transpiré pour le préparer ! Avant vous, combien de personnes ont plié l’échine pour que le blé soit planté et récolté? Comment pouvez-vous parler d’un jeu ? Vous auriez pu m’accorder une réduction, je l’aurais acceptée, mais un jeu...
Le poète intervient à son tour :
— C’était un pari entre amis. Le boulanger avait parié que personne n’achèterait le pain à cinq sous, car, selon lui, la nature humaine est ainsi faite. Et à cause de cela, il est impossible d’imaginer des révolutions, puisque le pouvoir politique utilisera toujours cette caractéristique. Pour moi, l’important, c’est l’amour et peu importe le prix de l’amour...
Mais l’étranger ne veut rien entendre :
— J’ai beaucoup voyagé et dans les rares endroits où l’on parle encore de cette nature humaine sur laquelle vous pariez, c’est toujours à l’imparfait. Moi, je voudrais simplement ce pain avec cette si jolie craquelure. Pouvez-vous me le donner maintenant ou bien dois-je le prendre moi-même ?
L’étranger dépose cinq sous sur le comptoir, sans prêter attention à la mine défaite du boulanger.
Au moment où l’étranger ouvre la porte, le poète l’interpelle :
— Étranger, si on vous avait proposé ce pain non à cinq, mais à un million de sous, qu’auriez-vous fait ?
« Cling, cling, cling ». L’étranger ne se retourne pas ; il dit simplement :
— Pensez à votre plus beau souvenir. Serait-il meilleur s’il vous avait coûté deux sous de moins ?
« Dong, dong, dong », la cloche de la Haute Tour vient de marquer la fin de la journée. Sur la place, l’étranger tient son pain et chantonne. Puis, il exécute trois pas de danse sur les pavés. Dans le soleil couchant, un aigle tournoie.

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