mercredi 19 novembre 2014

Le tricot urbain: de l'art citoyen?


Le tricot urbain : de l'art citoyen ?


Plusieurs villes d’Europe, dont Namur, ont été envahies par le tricot urbain. La démarche consiste à réunir des personnes et à les faire tricoter ensemble. Leurs ouvrages sont ensuite placés dans la ville et proposés à la curiosité des promeneurs. Or, à Namur, dans les jours qui ont suivi l’inauguration, certains tricots ont été vandalisés. Ces destructions ont suscité des réactions très négatives. Plutôt que de nous indigner aussi, nous aimerions aborder la question sous un autre angle, peut-être plus provocateur sans que ce soit notre but : si le tricot urbain est une démarche artistique, et il faudra nous interroger sur cette pratique, qui pose l’acte artistique, celui qui tricote ou celui qui détricote ?

Une remarque avant toute chose, il ne s’agit pas ici de juger de l’intérêt de la démarche du tricot urbain. Cette activité a permis de créer du lien social, notamment en mettant en contact différentes générations et tout cela en vue d’un objectif plutôt sympathique. Il ne s’agit pas non plus de poser un jugement sur le caractère esthétique des créations : certaines étaient attrayantes et harmonieuses. Il est donc évident que celles et ceux qui ont détruit les tricots s’exposent à des critiques parfaitement fondées parce que, en effet, il n’est pas correct de s’en prendre à un projet digne de respect.

Mais notre propos n’est pas là. Nous cherchons plutôt à nous interroger sur le caractère sur le statut réel de ces tricots urbains, de leur caractère artistique et donc de se poser quelques questions sur l’art. Partons du fascicule de présentation du Service de la Culture de la Ville de Namur : « Art urbain éphémère, le tricot-graffiti, dit aussi knit graffiti ou yarn bombing, constitue ainsi un moyen d’expression artistique, positif et respectueux de l’environnement. En s’appropriant l’espace public, en le rendant plus gai, plus chaleureux, nos tricoteuses et tricoteurs deviennent acteurs de l’embellissement de leur ville. A travers leurs créations, ils ne manquent pas de susciter la curiosité et l’intérêt des passants autour d’une démarche artistique collective pleine de fantaisie! »

Le tricot urbain serait donc une démarche artistique collective[1]. Il est périlleux de donner une définition de l’art, mais essayons tout de même d’aborder la question. L’art peut-il être collectif par exemple ? Si on imagine mal un tableau créé par dix personnes, on peut par contre invoquer la réalisation d’un film qui est un exemple probant d’une œuvre artistique créée collectivement.
Par ailleurs il s’agit ici d’œuvres de commande par un service public. Peut-on associer l’art et cette pratique de tricot urbain qui consiste à placer des créations à la demande de l’Autorité ? La question est réellement ouverte.  Peut-on imaginer obtenir autre chose que des objets parfaitement consensuels ou à la gloire de la pensée dominante ? Une démarche artistique véritable peut-elle relever du consensualisme ou d’une idéologie ?

Les Autorités commandent régulièrement des œuvres pour divers motifs et les résultats peuvent d’ailleurs être des œuvres magistrales. Guernica de Picasso en est un très bel exemple. Mais il s’agit souvent de demandes adressées à des artistes reconnus[2]. Ce qui est tout le contraire du tricot urbain. Il s’agit ici d’une commande passée à des anonymes dont certains d’ailleurs n’avaient jamais exercé la discipline.
La brochure de la Ville utilise également une expression interpellante : « En s’appropriant l’espace public ». Cette appropriation de l’espace public nous semble problématique. Car, si le tricot urbain ou tricot-graffiti relève « des Tags et graffitis », alors il est illégal, par le règlement de police ( articles 47 et 47 bis   - Ce règlement ne semble pas prévoir d’exception ) et ne peut donc pas investir l'espace public. Le tricoteur urbain pourrait alors être comparé au taggeur. Il y a des similitudes entre les deux pratiques. Mais deux différences sautent aux yeux : le taggeur veut garder son anonymat (son nom ne figure pas dans les brochures officielles) et, souvent, il est plutôt anti-conformiste. Pourrait-on tenter de définir le Tricot Urbain comme une sorte de Tag positif et autorisé à certains moments, par une autorité publique? Mais dans ce cas que penser de ceux et celles qui se livrent à cette pratique ? Des artistes ? Des taggeurs dénaturés ? Des serviteurs du Pouvoir ? Des créateurs de liens ?


Pour approfondir notre définition, nous pouvons obtenir des informations complémentaires dans  les propos de Mme Nathalie Stockman sur Canal C (la télévision régionale), dans le JT du 30/10/2014, où l'on apprend aussi que la police va intensifier ses rondes pour éviter d’autres dégradations.. Cette dame, qui fait partie des Tricoteurs repris dans le folder du Service Culture, est présentée comme Designer de la maille et consultance artiste. Réagissant à la destruction de certains tricots, elle n’hésite pas à affirmer : «  Je suis désolée de voir que les installations qui sont vraiment des oeuvres pleines de générosité de tas de citoyens et de citoyennes soient vraiment dérangeantes au point de mériter un arrachage ou une démolition. A partir du moment où on dépose des créations dans un espace public c’est sûr que c’est vraiment de la responsabilité de tout le monde d’en prendre soin. …les gens qui font ça manquent un peu d’héroïsme parce que je trouve que c’est sans doute très facile d’arracher des tricots et s’il y a un mécontentement à manifester, il peut peut-être s’exprimer d’une autre façon tout en respectant les gens qui s’expriment avec la douceur, avec les couleurs. »

On sent un légitime agacement dans les propos de Mme Stockman. Mais, pour autant, peut-on la suivre lorsqu’elle laisse entendre que les œuvres seraient dérangeantes ? En quoi ? Choquent-elles quelqu’un ? Sont-elles impertinentes ? Novatrices ? Renversantes ? N’est-ce pas plus correct d’affirmer qu’elles ne sont pas destinées à l’être puisqu’elles doivent créer du lien social ? Une discipline à laquelle on impose le consensus peut-elle être de l’art ? Ou, plus simplement, est-il pertinent de mobiliser l’art pour tisser du lien social ?
Peut-on suivre Mme Stockman lorsqu’elle affirme que, parce qu’une création est déposée dans un espace public, on doit automatiquement en prendre soin ? Pourquoi ? Au nom de quoi faut-il accepter l’accaparement de l’espace public ? Faut-il alors sanctifier l’apparition des tags et diaboliser les agents communaux qui effacent les graffitis ?

N’y a-t-il pas profondément une transformation des mots et des concepts, qu’est-ce que peut bien être un Art urbain éphémère ou un moyen d’expression artistique, positif et respectueux de l’environnement ou même un Designer de la maille et consultance artiste? Il nous semble qu’en mélangeant tous ces concepts et en imposant le résultat à l’espace public, une très grande violence est infligée à la langue elle-même.

Nous pouvons très bien imaginer que certaines personnes soient agacées par ce Tricot Urbain et le perçoivent comme un détournement, conscient ou pas, de la démarche artistique. Dans cette optique, il est alors possible de saisir la destruction des tricots urbains non plus comme un acte de vandalisme primaire et gratuit mais bien comme une autre démarche artistique. Celle qui consiste à poser un acte qui dérange et qui invite à la réflexion.

Mais Mme Stockman a sans doute raison d’en appeler à une autre façon d’exprimer le mécontentement que par la destruction. D’autant que ces autres façons existent. Par exemple, pourquoi ne pas réaliser et accrocher d’autres tricots urbains… moins consensuels ? Ou bien, tout simplement, ôter quelques tricots pour les faire réapparaitre après la fin de l’exposition officielle, au même endroit et dans le même état. L’œuvre d’hier,  devenue illégale, serait-elle qualifiée de dérangeante ? Serait-elle plus, ou moins, artistique en devenant interdite ? L'Autorité devrait-elle protéger ou arracher le tricot urbain détourné ?


Le tricot urbain à la façon de  Marcel Duchamp




[1] Nous passerons sur le caractère « respectueux de l’environnement » qui nous semble affirmé de façon un peu légère mais nous ne sommes pas en mesure d’établir objectivement l’impact environnemental réel de l’activité.

[2] L’achat d’oeuvres par l’Autorité à des artistes peu connus prête le flanc aux polémiques. Une illustration de ce phénomène:  l’achat d’une oeuvre d’un ancien président du Parlement Wallon.