Le tricot urbain : de l'art citoyen ?
Plusieurs villes d’Europe, dont
Namur, ont été envahies par le tricot urbain. La démarche consiste à réunir des
personnes et à les faire tricoter ensemble. Leurs ouvrages sont ensuite placés
dans la ville et proposés à la curiosité des promeneurs. Or, à Namur, dans les
jours qui ont suivi l’inauguration, certains tricots ont été vandalisés. Ces
destructions ont suscité des réactions très négatives. Plutôt que de nous
indigner aussi, nous aimerions aborder la question sous un autre angle,
peut-être plus provocateur sans que ce soit notre but : si le tricot
urbain est une démarche artistique, et il faudra nous interroger sur cette pratique,
qui pose l’acte artistique, celui qui tricote ou celui qui détricote ?
Une
remarque avant toute chose, il ne s’agit pas ici de juger de l’intérêt de la
démarche du tricot urbain. Cette activité a permis de créer du lien social,
notamment en mettant en contact différentes générations et tout cela en vue d’un
objectif plutôt sympathique. Il ne s’agit pas non plus de poser un jugement sur
le caractère esthétique des créations : certaines étaient attrayantes et
harmonieuses. Il est donc évident que celles et ceux qui ont détruit les
tricots s’exposent à des critiques parfaitement fondées parce que, en effet, il
n’est pas correct de s’en prendre à un projet digne de respect.
Mais
notre propos n’est pas là. Nous cherchons plutôt à nous interroger sur le
caractère sur le statut réel de ces tricots urbains, de leur caractère
artistique et donc de se poser quelques questions sur l’art. Partons du fascicule de présentation du Service de la Culture de la Ville de Namur : « Art urbain éphémère, le tricot-graffiti, dit aussi knit graffiti
ou yarn bombing, constitue ainsi un moyen d’expression artistique, positif et
respectueux de l’environnement. En s’appropriant l’espace public, en le rendant
plus gai, plus chaleureux, nos tricoteuses et tricoteurs deviennent acteurs de
l’embellissement de leur ville. A travers leurs créations, ils ne manquent pas
de susciter la curiosité et l’intérêt des passants autour d’une démarche
artistique collective pleine de fantaisie! »
Le
tricot urbain serait donc une démarche
artistique collective[1].
Il est périlleux de donner une définition de l’art, mais essayons tout de
même d’aborder la question. L’art peut-il être collectif par
exemple ? Si on imagine mal un tableau créé par dix personnes, on peut par
contre invoquer la réalisation d’un film qui est un exemple probant d’une œuvre
artistique créée collectivement.
Par
ailleurs il s’agit ici d’œuvres de commande par un service public. Peut-on
associer l’art et cette pratique de tricot urbain qui consiste à placer des
créations à la demande de l’Autorité ? La question est réellement
ouverte. Peut-on imaginer obtenir autre
chose que des objets parfaitement consensuels ou à la gloire de la pensée
dominante ? Une démarche artistique véritable peut-elle relever du
consensualisme ou d’une idéologie ?
Les
Autorités commandent régulièrement des œuvres pour divers motifs et les
résultats peuvent d’ailleurs être des œuvres magistrales. Guernica de Picasso en est un très bel exemple. Mais il s’agit
souvent de demandes adressées à des artistes reconnus[2]. Ce qui
est tout le contraire du tricot urbain. Il
s’agit ici d’une commande passée à des anonymes dont certains d’ailleurs
n’avaient jamais exercé la discipline.
La
brochure de la Ville utilise également une expression interpellante : « En s’appropriant l’espace
public ». Cette appropriation de l’espace public nous semble
problématique. Car, si le tricot
urbain ou tricot-graffiti relève
« des Tags et graffitis », alors il est illégal, par le règlement de police ( articles 47 et 47 bis - Ce règlement ne semble pas prévoir
d’exception ) et ne peut donc pas investir l'espace public. Le tricoteur urbain pourrait alors être comparé au
taggeur. Il y a des similitudes entre les deux pratiques. Mais deux différences
sautent aux yeux : le taggeur veut garder son anonymat (son nom ne figure
pas dans les brochures officielles) et, souvent, il est plutôt
anti-conformiste. Pourrait-on tenter de définir le Tricot Urbain comme une sorte de Tag positif et autorisé à certains moments, par une autorité
publique? Mais dans ce cas que penser de ceux et celles qui se livrent à cette
pratique ? Des artistes ? Des taggeurs dénaturés ? Des
serviteurs du Pouvoir ? Des créateurs de liens ?
Pour
approfondir notre définition, nous pouvons obtenir des informations complémentaires
dans les propos de Mme Nathalie Stockman sur Canal C (la télévision
régionale), dans le JT du 30/10/2014, où l'on apprend aussi que la police va intensifier ses rondes pour
éviter d’autres dégradations.. Cette dame, qui fait partie des
Tricoteurs repris dans le folder du Service Culture, est présentée comme Designer de la maille et consultance artiste.
Réagissant à la destruction de certains tricots, elle n’hésite pas à
affirmer : « Je suis désolée
de voir que les installations qui sont vraiment des oeuvres pleines de
générosité de tas de citoyens et de citoyennes soient vraiment dérangeantes au
point de mériter un arrachage ou une démolition. A partir du moment où on
dépose des créations dans un espace public c’est sûr que c’est vraiment de la
responsabilité de tout le monde d’en prendre soin. …les gens qui font ça
manquent un peu d’héroïsme parce que je trouve que c’est sans doute très facile
d’arracher des tricots et s’il y a un mécontentement à manifester, il peut
peut-être s’exprimer d’une autre façon tout en respectant les gens qui s’expriment
avec la douceur, avec les couleurs. »
On
sent un légitime agacement dans les propos de Mme Stockman. Mais, pour autant,
peut-on la suivre lorsqu’elle laisse entendre que les œuvres seraient dérangeantes ? En quoi ? Choquent-elles
quelqu’un ? Sont-elles impertinentes ? Novatrices ?
Renversantes ? N’est-ce pas plus correct d’affirmer qu’elles ne sont pas
destinées à l’être puisqu’elles doivent créer du lien social ? Une
discipline à laquelle on impose le consensus peut-elle être de l’art ? Ou,
plus simplement, est-il pertinent de mobiliser
l’art pour tisser du lien social ?
Peut-on
suivre Mme Stockman lorsqu’elle affirme que, parce qu’une création est déposée
dans un espace public, on doit automatiquement en prendre soin ?
Pourquoi ? Au nom de quoi faut-il accepter l’accaparement de l’espace public ?
Faut-il alors sanctifier l’apparition des tags et diaboliser les agents
communaux qui effacent les graffitis ?
N’y
a-t-il pas profondément une transformation des mots et des concepts, qu’est-ce
que peut bien être un Art urbain éphémère ou
un moyen d’expression artistique, positif
et respectueux de l’environnement ou même un Designer de la maille et consultance artiste? Il nous semble qu’en
mélangeant tous ces concepts et en imposant le résultat à l’espace public, une
très grande violence est infligée à la langue elle-même.
Nous
pouvons très bien imaginer que certaines personnes soient agacées par ce Tricot Urbain et le perçoivent comme un détournement,
conscient ou pas, de la démarche
artistique. Dans cette optique, il est alors possible de saisir la
destruction des tricots urbains non
plus comme un acte de vandalisme primaire et gratuit mais bien comme une autre démarche artistique. Celle qui consiste
à poser un acte qui dérange et qui invite à la réflexion.
Mais Mme Stockman a sans doute
raison d’en appeler à une autre façon d’exprimer le mécontentement que par la
destruction. D’autant que ces autres façons existent. Par exemple, pourquoi ne
pas réaliser et accrocher d’autres tricots urbains… moins consensuels ? Ou
bien, tout simplement, ôter quelques tricots pour les faire réapparaitre après
la fin de l’exposition officielle, au même endroit et dans le même état.
L’œuvre d’hier, devenue illégale, serait-elle
qualifiée de dérangeante ? Serait-elle plus, ou moins, artistique en
devenant interdite ? L'Autorité devrait-elle protéger ou arracher le
tricot urbain détourné ?
Le tricot urbain à la façon de Marcel Duchamp
[1] Nous
passerons sur le caractère « respectueux
de l’environnement » qui nous semble affirmé de façon un peu légère
mais nous ne sommes pas en mesure d’établir objectivement l’impact
environnemental réel de l’activité.
[2] L’achat d’oeuvres
par l’Autorité à des artistes peu connus prête le flanc aux polémiques. Une
illustration de ce phénomène: l’achat d’une oeuvre d’un ancien président
du Parlement Wallon.
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