Qu’était Waterloo 2015 ?
Nous avons eu l’occasion d’assister à l’une des
reconstitutions organisées pour le bicentenaire de la Bataille de Waterloo.
Avec 60.000 autres spectateurs, nous avons vu des milliers de
reconstitueurs revivre des combats. La scène était si grande et il y avait tant
de fumée que, souvent, de nombreux intervenants étaient invisibles. Les
explications fournies par les commentateurs ne permettaient pas de comprendre
ce qui se passait devant nous. A les écouter, ils ne semblaient d’ailleurs pas
eux-mêmes avoir été informés correctement de ce qui se tramait et, surtout, ne
disposant d’aucun moyen didactique, ils étaient bien incapables d’expliquer où
se situait l’action. Les reconstitueurs s’agitaient partout, en même temps. Une
question a alors taraudé notre fibre philosophique : à quoi assistions-nous exactement?
Ni art, ni sport, ni pédagogie…
Les lieux tout d’abord
Un
gigantesque rectangle dont deux côtés perpendiculaires étaient réservés aux
tribunes, donc au public. Les deux autres destinés au passage des reconstitueurs,
le plus petit donnant accès à leurs bivouacs. Sur le plateau, deux fermes
reconstituées permettent de rendre les attaques plus réalistes mais elles sont
si éloignées que le spectateur ne peut que les apercevoir.
Devant les
tribunes, on peut distinguer une corde blanche. Côté public, elle est bordée
par une série de personnes, principalement des femmes et des enfants (et même
des bébés), en costume d’époque. Sans doute s’agit-il de membres de la famille
des reconstitueurs. Parfois des "soldats" viennent près d’eux mais la
plupart du temps, ces spectateurs particuliers regardent, sans participer
directement à l'activité. De l’autre côté de la corde, les reconstitueurs
sont chez eux, dans leur domaine. Le corde et les personnes en costume collées contre
elle tranchent définitivement deux mondes : celui du public et celui des
reconstitueurs.
L'action
Nous
voyons sous nos yeux un gigantesque stratégo durant deux heures. Au menu : des
charges, des coups de canon, des décharges de fusils et une fumée envahissante.
Assez rapidement, les reconstitueurs s’éloignent de nous et deviennent
invisibles. Et cela ne semble pas du tout les gêner. Au contraire même, leur
univers est plus réaliste au large des tribunes. Ce qu'ils font dépasse
l'entendement, il y a probablement un fil conducteur mais il ne nous est pas
accessible et la plupart des manoeuvres sont bien trop lointaines pour être
analysables. Cela nous rappelle le principe de certaines cérémonies ésotériques
où les choses sont montrées à quelques privilégiés et ensuite cachées à
nouveau. Si la reconstitution n'est pas pédagogique, elle n'est pas non plus
artistique. Il n'y a aucune volonté affichée de partager une émotion, un
scénario ou une quelconque construction narrative. Nous avons eu l’occasion de rencontrer
plusieurs reconstitueurs dans le cadre de divers reportages. L’impression que
ces personnes nous laissaient était que le plaisir qu’elles prenaient à
incarner leur personnage était d'autant plus renforcé que l'environnement était
« purifié », c’est-à-dire débarrassé de tout objet ou comportement ne datant
pas de leur «époque ». Notre appareil photographique était à peine toléré
et nous nous sentions intrus. Les téléspectateurs du vendredi soir ont pu
constater cela lorsque le journaliste présent sur la scène a été prié sans
ménagement de reculer. En cela la différence avec l'artiste est flagrante: ce
dernier a besoin d'un public pour s'exprimer pleinement, le reconstitueur, lui,
pratique sa passion, malgré le
public. Nous sommes devant une gigantesque cour de récréation où s'animent
de grands enfants venus jouer à la guerre, entre eux. Bien sûr c'est grandiose
et bien sûr ça vaut le coup d'oeil mais qu'est-ce que ça peut bien être? Un
instant nous pensons à une prestation sportive mais pour cela il faudrait que
l'on en comprenne les règles, qu'il y ait des champions ou des équipes, qu'il y
ait une compétition et une issue incertaine. Même dans le catch, qui pourrait
s'apparenter à la prestation de Waterloo 2015, le public ne connait pas le
résultat final.
La communauté
Ce qui
nous fascine surtout c'est la communauté des reconstitueurs elle-même, qui
évoque immanquablement les théories communautariennes (par exemple « Après la vertu » d'Asladair
MacIntyre). La coupure dont nous parlions n'est pas seulement physique, elle
est aussi inscrite dans la "communauté". La "communauté"
est présentée par certains philosophes comme un lieu où l'individu moderne peut
trouver un sens à sa vie en échange de l'abandon d'une partie de sa liberté. La
vie moderne n'offrant qu'un monde désenchanté, la "communauté" permet
de croiser d'autres membres partageant une même vision du monde sur laquelle il
devient possible de construire une morale, une vie sociale... Mais le prix à
payer par l'individu est une perte de ses libertés: respect d'un règlement,
choix de réponses et donc abandon d'autres ...
C'est bien
une communauté de ce genre qui était à l'oeuvre sur le champ de Waterloo 2015.
Ironie de l'histoire et de la philosophie, elle portait les uniformes d'une époque
qui, justement, se battait pour l'émergence de la Modernité, de l'individu
moderne. Mais cela ne change rien au fonctionnement de cette communauté. Elle
vit à côté du monde moderne, avec ses propres règles et avec sa propre morale.
Et, sur notre tribune, nous étions ce monde moderne. Lorsque les troupes s'éloignaient
de la corde, elles trouvaient donc leur vraie place, à l'abri de nous,
protégées par la distance et par la fumée. Une communauté s'est activée sous
nos yeux pendant deux heures, pour vivre sa passion. Il se fait, presque par
hasard, que cette passion correspondait à un événement qui intéressait la foule
et qui, dans une certaine mesure, appartient à tous les citoyens. Mais les
reconstitueurs l'incarnent à un niveau bien plus élevé, ils sont cet univers.
Tout cela
peut paraitre plutôt futile car, au fond, il ne s'agit là que de grandes
personnes qui s'amusent librement. Sauf... sauf que... la pensée
communautarienne souffre également de limites: dans ses relations avec l'Etat
et dans son traitement des membres non consentants : le bébé dont nous
parlions plus haut était-il à sa place au milieu des coups de canon ?
Reconstitution
Mais peut-être pourrait-on nous reprocher
d’avoir oublié l’élément central : ni art, ni pédagogie, ni sport, Waterloo
2015 était une reconstitution. Ce qui inclut : une approche expérimentale
de l’histoire et le devoir de mémoire. Il est probable que l’expérience aura
été utile pour la recherche historique. Et les victimes de la Bataille de 1815
ont été honorées et l’on a rappelé le drame sans nom de cette boucherie, à
plusieurs reprises durant le week-end. A deux siècles près, finalement nous
sommes tous devenus frères. Même si l’on pouvait déjà percevoir dans l’attitude
officielle de la France comme un petit goût d’amertume encore bien présent en
bouche. Mais qu’en sera-t-il pour la suite ? Verdun 2016 ? Prague
2038 ? Calais 2040 ? Stalingrad 2042 ? … Avec la même volonté sincère de rendre hommage et de vivifier l’histoire, défilera-t-on dans les rues de Paris avec les costumes de De Gaule ou de
Pétain, de Eisenhower ou de… ?
Excellente approche et réflexion.
RépondreSupprimerEtant responsable d'une association de reconstitution de la période dite "Viking" je voudrais juste apporter une précision ; il est important de bien faire la distinction entre le moment d'une présentation (bataille) et ces mêmes personnes dans le cadre de leur campement...
En effet, il y a bien une "bulle" qui se crée, pour des raisons évidente de réalisme et tout simplement de sécurité, une distance évidente se fait ressentir lors des combats.
En général, à part des crétins élitistes qui n'ont rien compris à l’intérêt de faire partager l’histoire à d'autres, les "acteurs" de ces batailles ne sont pas du tout les mêmes sur leurs campements, là, explications, échanges, informations et autres sont parfaitement disponibles pour le public...
Concernant Waterloo en particulier, le gigantisme de l’événement était à la fois son charme et son problème principal, je crois pas que ce sentiment de "club privé " venait des acteurs sur le terrain, mais bien d'une très mauvaise préparation en amont concernant les commentaires et la clarté, voire la "vie" mise dans ceux ci !
Nous aurions eu un Fabrice Luchini au micro, jamais le public n'aurait eu se sentiment de se sentir écarté de ce qui se passait devant lui !!
Je voulais juste apporter cette petite précision, encore bravo a Philofix pour cette approche originale de l’événement ;)
Michel Beerten
Président des Compagnons Du Cerf asbl