mercredi 23 décembre 2015

Au nom de la souffrance: interdire les publicités de GAIA?



Les questions philosophiques soulevées ou dissimulées par la polémique autour du foie gras sont complexes et souvent paradoxales. Nous allons essayer d’y voir un peu plus clair, en axant notre démarche sur l’élément central développé par les opposants : la souffrance animale. Cette souffrance existe-t-elle ? Comment la définir ? Comment la comparer à d’autres souffrances ? Ce qui se résumera ici par  la question est-il plus douloureux pour une oie d’être gavée ou pour un humain de devoir regarder les publicités de GAIA ?

Tentons d’abord de nettoyer la problématique de discussions stériles. Commençons par évacuer la suspicion de mercantilisme. Puisque tout le monde à quelque chose à vendre, chaque argumentation peut être considérée par ses opposants comme une réclame déguisée.

La question de la douleur chez l’animal  nous paraît plus intéressante car elle dissimule une définition de l’homme. Une porte qui grince a-t-elle mal ? Cette interrogation peut sembler provocatrice. Pourtant, elle ne l’est pas. Pour Descartes, les animaux sont des machines: Ils ne ressentent pas la douleur. Pas plus que votre clavier pourtant sans cesse martelé.


Mais depuis Descartes, le discours a changé. D’une part, notre société attribue volontiers la capacité de ressentir aux animaux qui nous sont proches : chiens, chats… et à ceux que le cinéma nous a rendu sympathiques : Bambi, Croc-Blanc, Little Nemo… (sans compter E.T)
De plus, les progrès de l’éthologie ont montré d’innombrables comportements animaux que Descartes ne pouvaient pas connaître : entraide, « raisonnements »,…
D’autre part, nous n’aimons pas souffrir et, spontanément, nous n’aimons pas voir nos proches souffrir. Pour certains, c’est la preuve de l’altruisme : nous portons spontanément assistance. Pour d’autres, c’est la preuve de l’égoïsme : la douleur des autres nous gêne donc nous voulons qu’elle cesse. La notion de « proche » s’est modifiée durant les derniers siècles : les cercles ont été ceux de la famille, du village, de la nation, de la race, de l’humanité… Récemment, la douleur a été présentée comme un critère suffisant pour créer un nouveau cercle : les animaux y sont inscrits. Si nous considérons comme proches uniquement les gens de la même couleur de peau, nous sommes racistes. De la même façon, si nous ne considérons que les humains comme proches, nous sommes « spécistes », par altruisme ou par égoïsme. C’est-à-dire que nous accordons un traitement privilégié à l’homme.
Dans le cas qui nous concerne ici, le « spéciste » dira: le plaisir humain de manger du foie gras, la tradition culturelle et tous les avantages économiques  qui y sont liés sont largement plus souhaitables que la sauvegarde de quiétude des animaux. Parce que l’homme, contrairement à l’animal, est un homme. Les « anti-spécistes », au contraire, diront que la douleur de l’animal est bien plus importante que la satisfaction futile des hommes. Parce que l’animal, tout comme l’homme, souffre . 

La douleur et sa concsience

La difficulté consiste à placer le curseur de l’acceptabilité de la douleur : faut-il éliminer les douleurs de tous les animaux ? Y compris celle, possible, des rats empoisonnés et qui agonisent dans nos égoûts ? Une vache attaquée par des mouches peut-elle se défendre ? etc etc
Et par ailleurs où s’arrête la douleur ? Prenons Bambi par exemple, celui de Walt Disney, celui qui a beaucoup aidé la cause animale, pourquoi souffre-t-il ? Parce qu’il est pourchassé par les hommes ou parce qu’il pleure la mort de sa mère? L’oie souffre-t-elle plus des quelques instants de gavage ou du stress de l’attente répétitive ? La mère humaine qui se casse la jambe et tue son fils dans un accident, de quoi souffre-t-elle le plus ? Peut-on aussi considérer la sensation de manque du gourmet qui voudra  encore manger du foie gras quand cet aliment sera interdit par vos soins ? La douleur psychologique des éleveurs qui vont perdre leur emploi par l’interdiction du foie gras ? Une famille qui perd ses revenus souffre-t-elle plus ou moins que trois cents oies gavées ?Il faut être cohérent : si l’animal souffre, l’homme aussi puisqu’il est un animal. Négliger cela serait une autre forme, inversée, de spécisme. Il nous semble très compliqué de définir la douleur mais il nous semble que les douleurs psychologiques doivent y être intégrées, aussi bien pour y intégrer le stress avant un examen que l’attente avant un gavage.

La question de la conscience de la douleur est également passionnante. Reprenons les proches de tantôt mais à l’envers. Votre partenaire a-t-il mal quand il vous dit qu’il a mal à la tête ? Pas seulement parce qu’il pourrait mentir pour éviter, par exemple, de devoir faire la vaisselle mais tout simplement parce qu’il ne ressent pas forcément la même douleur que vous ? Vous sortez ensemble dans le froid de décembre, certains ont besoin d’un bonnet, d’autres pas. Les étudiants souffrent-ils vraiment quand ils sont malades le jour de l’interro ? Pourquoi l’oie peut-elle récupérer un foie normal en quelques jours alors que celui de l’homme réclamera des mois d’abstinence ? D’une façon ou d’une autre, reconnaître la douleur chez un autre être vivant va réclamer soit de l’avoir vécue soi-même, soit de faire confiance à une science ou l’autre. Ce qui signifie, invariablement, in fine, adopter une position anthropomorphique (c’est-à-dire attribuer aux autres espèces des caractéristiques de notre comportement humain). Et c’est justement ce que l’ anti-spécisme voudrait éviter.

Qui a le plus mal?

Mais soyons bons joueurs. Même si les douleurs ne sont pas mesurables et même si la prise de conscience de la souffrance est incertaine, rangeons-nous derrière le doute raisonnable. Si une douleur est pressentie, postulons son existence et tentons de l’éliminer. Donc, en suivant la morale spéciste, il faut éviter à la fois l’animal qui souffre les trois dernières semaines de sa vie et l’éleveur qui souffre de la perte de son emploi.
Les anti-spécistes alignent ici régulièrement un nouvel argument : les non-humains n’ont pas voix au chapitre et sont très largement écrasés par l’homme, ils sont ‘voiceless’ et pour cette raison il faut les défendre. De même qu’il faut défendre les opprimés. La morale « anti-spéciste » peut ici être résumée en un slogan « the voice of the voiceless ».


D’accord, prenons cet argument au mot. Il justifie en effet la défense des oies gavées. Mais n’impose-t-il pas aussi la défense du téléspectateur muet devant sa télévision, contraint de subir les messages GAIA ? Le téléspectateur ne souffre-t-il pas quand il voit les réclames, quand il voit ces bêtes malmenées, quand il pense que certaines communautés religieuses vont être meurtries par les amalgames issus de ces messages, quand il pense qu’il sera considéré par certains comme un assassin au moment de manger son foie gras ? A cause de ces souffrances, et par application de la morale anti-spéciste, les publicités de GAIA, fausses ou vraies, ne devraient-elles pas cesser ?



3 commentaires:

  1. Il est bon qu'un philosophe pose des questions. Vu le nombre de points d'interrogation dans votre texte, on sent que la question de la souffrance animale vous taraude. C'est bien !
    Mais il est utile aussi que le philosophe, après s'être bien interrogé, sur les épaules de ses prédécesseurs, propose des réponses pour ses contemporains.
    Quelles sont les vôtres ? Comment les opposez-vous à celles de Gaia et celles de tous les philosophes, écrivains, politiciens, simples citoyens, anciens et actuels, connus ou inconnus, qui rejoignent le combat de Gaia ?
    Finalement, une seule et dernière question s'impose au philosophe : qu'est-ce qui vous donnerait le confort de la certitude face au doute philosophique en matière de souffrance animale ?

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    1. Votre commentaire m'éclaire, je vous en remercie. Il me permet de rappeler que le but modeste de philofix.be est avant tout de susciter les questions en tentant de rappeler que les réponses proposées, même dogmatiques, sont provisoires. A mon sens, c'est une étape fondamentale et je ne souhaite pas aller plus loin.
      Le confort de la certitude n'a guère d'intérêt à mes yeux, même si je m'y installe probablement trop souvent.

      Je ne me suis pas assez interrogé pour me permettre de proposer des réponses. Je ne peux que mentionner des pistes de réflexion: (outre les questions soulevées plus haut: définition problématique des souffrances, de leurs perceptions et surtout difficultés pour les comparer entre elles) pourquoi la complexité et les nuances présentes dans "La Libération animale" de Peter Singer semblent disparaitre au profit d'une part d'une piètre polémique et d'autre part de l'élaboration d'une morale d'apparence radicale ? Et surtout, quel est le rapport entre l'anti-spécisme et l'humanisme ?

      Je vous disais en commençant: votre commentaire m'éclaire. Il m'invite à penser que ma volonté de me limiter aux questions pourrait être perçue comme une forme de travail à moitié terminé. C'est possible, je pense simplement que mon avis personnel est moins important que d'offrir aux visiteurs de ce site la possibilité de se mettre en questionnement. Et... chaque chose en son temps.
      Bonne fin d'année M. Alpheratz.

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  2. J'avais oublié: se limiter aux questions permet également de pouvoir maintenir une certaine neutralité. Même si dans le cas du foie gras, la polémique frappe rapidement à la porte.

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