Mots à la dérive #10: Front Républicain (et Ancien Système)
Pour ce dixième "Mots à la dérive", nous allons nous pencher sur les expressions de "Front Républicain" et de "Système", avant de forger le concept d'"Ancien Système". Munis de ces notions, nous pourrons analyser le conflit Le Pen - Macron dans une autre grille.
A première vue, le "Front Républicain" désigne une union de diverses forces engagée dans une guerre au nom de la République. Nous définirons ici "Front républicain" par cet élan entendu dans la classe politique française et dans certains médias et dont l'objectif est de faire front au Front national, au nom de la République.
Il convient alors de définir ce qu'est la République. Nous suivrons le Larousse
(1994): "Forme d'organisation politique dans laquelle
les détenteurs du pouvoir l'exercent en vertu d'un mandat conféré par le corps
social." Le front républicain doit donc rassembler, a priori, ceux et celles
qui sont opposés à la monarchie (et plus généralement à l'aristocratie) ou à la
théocratie puisque les mandats y sont conférés respectivement par un roi et par
un dieu.
Qui est membre du Front ?
Les organismes et institutions qui détiennent un pouvoir sans
l'avoir obtenu d'un corps social sont-ils républicains ? Un chef d'entreprise
capable d'influencer le taux de chômage d'une région est-il républicain?
Un président de parti politique ou plus généralement ceux qui composent les
listes et choisissent ainsi les futurs mandataires, sans en référer au corps
social, sont-ils républicains ? Un journaliste qui dévoile (ou pas) un scandale
qui déstabilisera un candidat à une élection, est-il républicain ? Un président
qui reçoit un mandat par referendum pour orienter son pays dans une direction
et qui choisit de le diriger dans une autre, est-il républicain? Un technicien
qui développe une nouvelle application internet et concentre un pouvoir
colossal, est-il républicain ? Un informaticien qui dévoile des informations
secrètes est-il républicain ? ...
Nous pourrions continuer cette liste dans laquelle, à chaque fois,
un pouvoir, parfois exorbitant, est détenu ou accaparé par des personnes sans
le moindre mandat du corps social.
Pour autant, le caractère républicain n'est pas forcément absent de ces comportements car il est possible d'invoquer la liberté individuelle qui explique les exemples ci-dessus sans nier la République. En effet cette liberté peut elle-même être encadrée par un système d'accréditations, d'autorisations, d'agréments etc, qui sont in fine octroyés par la République.
D'ailleurs, est-ce par dérive?, le terme "républicain" est probablement utilisé par les défenseurs du "Front Républicain" comme synonyme de "démocratique", voire même de "citoyen".
Pour autant, le caractère républicain n'est pas forcément absent de ces comportements car il est possible d'invoquer la liberté individuelle qui explique les exemples ci-dessus sans nier la République. En effet cette liberté peut elle-même être encadrée par un système d'accréditations, d'autorisations, d'agréments etc, qui sont in fine octroyés par la République.
D'ailleurs, est-ce par dérive?, le terme "républicain" est probablement utilisé par les défenseurs du "Front Républicain" comme synonyme de "démocratique", voire même de "citoyen".
Front Républicain contre la République
Il faut pourtant se méfier des conséquences anti-démocratiques d'un tel "Front Républicain". Certes une situation d'exception (guerre, pandémie,
catastrophe naturelle...) peut justifier, un temps, un temps seulement, la
prise de mesures politiques spéciales, pouvant d'ailleurs aller jusqu'à la levée
de la Constitution. Donc appeler à supprimer tout débat
politique pendant une élection, pour court-circuiter un processus électoral peut se justifier. Mais il faut bien prendre la mesure de
ce que cela signifie dans le cas de figure du second tour de l'élection présidentielle française de 2017.
D'abord, symboliquement, les sympathisants du FN, c'est-à-dire un
électeur sur cinq, sont assimilés à des envahisseurs ou à des virus mortels (l'expression 'cordon sanitaire' est d'ailleurs parfois utilisée).
Autrement dit une frange de la population est diabolisée, ce qui n'est pas
neutre pour la cohésion sociale puisque ces personnes vivront toujours en
France au lendemain des élections.
Ensuite ils sont combattus par une sorte d'état d'urgence électoral.
Le message lancé est extrêmement puissant et c'est sans doute le but de ceux
qui le formulent. Mais le principe même d'un état d'exception suppose que des mesures
soient prises pour résoudre la crise et éviter son retour. Or ce n'est
clairement pas le cas ici puisque le "Front Républicain", celui de 2002, a certes
réussi à empêcher l'élection de Jean-Marie Le Pen mais a-t-il oeuvré pour
évacuer la crise ? Si le FN était une telle menace pour la République, pourquoi
n'a-t-il pas été interdit ? Avec Jacques Chirac, à l'issue du second tour,
le "Front Républicain" était en position de force, avec 80% des suffrages,
pourquoi n'a-t-il pas agi pour sortir de la crise qu'il dénonçait ? Deux axes étaient envisageables. Un, si certains partis sont incompatibles
avec la démocratie, pourquoi le "Front Républicain" ne les a-t-il pas interdits ? Deux, sans
passer par la dissolution du FN, si le constat était que l'électorat de Le Pen
est constitué de personnes pauvres et mal instruites, le "Front Républicain"
devait alors agir dans ce sens. Etait-il impossible en quinze ans de mieux
organiser la répartition des richesses et d'améliorer l'éducation?
Un bon Front ?
Bien sûr il est plus simple de répondre à tout cela: "De toutes
façons, peu importe, il faut contrer Le Pen". Mais dans une société moderne, donc
individualisée, informée de façon plus contradictoire et potentiellement plus
nuancée, le manichéisme a-t-il encore sa place? Peut-on ressentir une
considération véritable pour le citoyen tout en définissant à sa place ce qui est bien pour lui et,
surtout, ce qui est mal ? Avec les Lumières, donc la République, n'est-ce pas
l'autonomie et la liberté que les Révolutionnaires voulaient promouvoir ? La
Modernité n'est-elle pas une longue marche vers l'indépendance de peuple mais aussi des esprits?
N'est-ce pas cela le Progrès ? Comment imaginer cette liberté de
pensée ou même le dialogue qui conduit à la raison, en la construisant sur un Front de guerre qui lui présuppose l'obéissance et le silence ?
Bien sûr, les défenseurs du Front pourront dire que la construction intime de valeurs
n'empêche pas de suivre les pas d'un maître et d'écouter sa sagesse. Mais pour
être un maître il faut incarner, autrement que par des mots, ce que l'on
prétend défendre. La classe politique française a-t-elle défendu depuis quinze
ans les valeurs de la République: la liberté, l'égalité et la fraternité? Un gouvernement qui instaure un état d'urgence quasi permanent et qui fait descendre l'armée dans les rues est-il républicain?
Hold up sémantique
Par ailleurs, à nos yeux, l'utilisation de l'expression "Front Républicain" est une violence faite au pays. Il n'y aurait pas de problème
à évoquer une "Ligue anti-Le Pen" dont l'objectif serait le même.
Mais, comme nous avons tenté de le montrer, "Front Républicain"
constitue une dérive sémantique. Or la langue française est un socle commun de la France, une richesse partagée. L'usage de "Front Républicain" est un
hold-up sémantique perpétré par des individus qui prétendent réaliser cet exploit pour le
bien de tous les autres. Il s'agit d'une forme de paternalisme qui, justement,
est contraire au courant principal de la Modernité. En ce sens l'appel à un "Front Républicain" n'est-il pas, paradoxalement, un mouvement réactionnaire ? Ce
que d'autres pressentent sous le vocable de "Système" ? La menace Le Pen sert-elle d'épouvantail que les représentants
auto-désignés du "Front Républicain" agitent quand leurs propres intérêts, plus que ceux de la République, sont menacés ?
Ancien Système
Admettons, pour l'exercice, que la classe politique traditionnelle
soit devenue une nouvelle aristocratie, héréditaire ou pas, à vocation
réactionnaire, que nous définirons ici comme une fraction du "Système". Ce dernier serait
composé de politiciens et de personnes (parfois qualifiés d'élites) qui
parasitent l'Etat en se faisant passer pour lui. Ainsi dans ce Système, pour
reprendre nos exemples du début, on retrouve des journalistes, des chefs
d'entreprise,... qui sont suspectés de ne pas être véritablement républicains mais d'en tirer profit.
Peu importe ici que ce Système soit réel ou pas. Peu importe aussi que les
membres de ce prétendu Système reconnaissent y appartenir ou pas. Le fait
est qu'une partie non négligeable de l'électorat français voit dorénavant une
présence majoritaire de ce Système au sein de la classe politique. Et nous pensons que cette
tranche de l'électorat sera importante pour le second tour. Dans cette
approche, la dualité "République versus anti-République" se
transforme alors en "Système versus République (débarrassée du
Système)".
Ainsi, là où certains prononcent "Front Républicain",
d'autres entendent "Front du Système" et veulent, eux aussi avec bonne foi, défendre
la République.
Nous proposons ici de forger un troisième concept, celui d'"Ancien Système". A l'instar de l'Ancien
Régime, l'"Ancien Système" désignerait une époque historique (la nôtre) dépassée par une nouvelle
évolution de la République. Une notion qui pourrait se combiner, par exemple,
avec l'idée d'une VIème République, chère à Mélenchon.
Macron ou Le Pen?
En suivant cette grille d'une "évolution" de la République, voyons quels seraient les rôles de l'une et de l'autre, après leur investiture.
Voulant dépasser cet Ancien Système, Marine Le Pen, pourfendant la classe politique actuelle et l'Union Européenne, pourrait alors être associée à une sorte de Robespierre... Si Le Pen venait à l'emporter, la nouvelle présidente devrait sans doute faire face à un Parlement hostile. L'occasion pour Le Pen, comme elle le promet, de faire le forcing et de sortir de l'"Ancien Système" ou, comme d'autres le craignent... de la République ?
Voulant dépasser cet Ancien Système, Marine Le Pen, pourfendant la classe politique actuelle et l'Union Européenne, pourrait alors être associée à une sorte de Robespierre... Si Le Pen venait à l'emporter, la nouvelle présidente devrait sans doute faire face à un Parlement hostile. L'occasion pour Le Pen, comme elle le promet, de faire le forcing et de sortir de l'"Ancien Système" ou, comme d'autres le craignent... de la République ?
Et Emmanuel Macron ? Quel serait son rôle ? Serait-il le défenseur de l'"Ancien Système"? Ou bien, au contraire, un autre Robespierre? Son discours ne nous permet pas de le situer clairement. En tous les cas, le "Système", lui, via le "Front Républicain", c'est-à-dire la "Ligue anti-Le Pen", semble l'adouber. En cas de victoire de Macron, les membres de cette Ligue sauront-ils s'en souvenir et le lui rappeler? L'occasion pour Macron de nettoyer, avec eux, la République (en mettant un terme au Front National?) et/ou... l'"Ancien Système"?
En tous les cas, il convient d'utiliser l'expression "Front Républicain" avec une grande prudence, en se posant quelques questions par exemple, surtout si l'on veut défendre la
République.
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