mardi 17 juillet 2018

Du pain et des couilles


Du pain et des couilles


Les Diables Rouges forment une équipe de footballeurs exceptionnels. Mais comment sont-ils parvenus à se faire passer pour une équipe nationale ? Le drapeau reste-t-il belge quand un logo commercial y est apposé ? Peut-on sans risques pour la démocratie s’émerveiller devant des écrans géants ? Le Mondial est terminé, marque-t-il la fin de la Modernité ?

L’équipe « nationale » belge est un concept plutôt étrange. Il s’agit en fait d’une sélection de joueurs opérée par l’Union royale belge des sociétés de football association (URBSFA). L’Etat n’est donc pas directement impliqué dans la désignation des joueurs.
Le choix relève d’une communauté et se base sur les qualités intrinsèques des sportifs. Au moins chimériquement, il permet de trouver au sein des innombrables clubs du pays les éléments les plus méritants. Le football étant très pratiqué en Belgique, il existe donc, théoriquement, une légitimation à l’équipe des Diables par la dimension de la communauté et par les valeurs techniques.
Au sens moderne, ce n’est donc pas la nation qui légitime cette équipe. Une équipe qui représenterait la nation devrait soit être élue directement, ce qui semble complexe, même si on pourrait aujourd’hui imaginer une telle élection par internet. Soit, ce qui serait plus classique, désignée par une autorité légitime. En l’occurrence ici les ministères des sports. La fonction publique dispose d’outils démocratiquement contrôlés pour recruter des spécialistes.




Rien de tel ici. Le choix est finalement assez occulte si ce n'est le fait que les joueurs doivent être belges, sans d'ailleurs devoir jouer dans un club belge. Le sélectionneur, qui n’a pas forcément lui-même la nationalité belge, n’est pas tenu à la neutralité des services publics ni à aucun serment. De plus, le caractère commercial est omniprésent. Les maillots arborent des logos publicitaires qui n’ont pas forcément de rapport avec le pays.
On peut s’étonner que le drapeau lui-même soit revisité pour  être affublé de logos commerciaux. Cette année, une bière a même pris le nom « Belgium » ce qui augmente la confusion entre un pays et une exploitation commerciale.
Les montants astronomiques mobilisés indiquent bien que l’enjeu financier est majeur. Il est ainsi évident que joueurs et supporters participent activement à la réussite d’une aventure commerciale.
N’empêche que les termes « Belgique », « pays » ou même « nation » et « peuple » sont utilisés un peu partout dans le public et dans la presse. Il semble donc qu’il existe bien un rapport entre ces concepts et les Diables Rouges.

En quoi cette équipe représente-t-elle le pays Belgique ?


Elle représente certainement l’importante communauté des joueurs de foot, même si la composition de l’équipe ne faisait pas l’unanimité à l’origine (la non sélection de Radja Nainggolan). Elle représente aussi ceux et celles qui saluent sincèrement la performance réelle de sportifs de très haut niveau. A l’inverse : les patriotes se retrouveront-ils dans une équipe qui se montre incapable de chanter l’hymne national et qui accepte que le drapeau soit dénaturé par des sociétés privées ?
Il nous semble que plusieurs hypothèses peuvent être évoquées pour expliquer tout de même l’accueil de ce dimanche sur la Grand Place.

Soit la communauté du football est suffisamment étendue pour remplir la Grand Place et pour susciter l’engouement devant les écrans géants et explique, à elle seule, le phénomène.  A ces fans enthousiastes viennent se greffer une série de fêtards, d’enfants et d’amateurs de cohésion sociale. Amateurs de sports et  épicuriens se rejoignent pour des célébrations publiques sympathiques. A l’issue de la fête, la Communauté est priée de retrouver sa place, les terrains de foot, et de continuer à y vivre ses propres rites.

Soit un sentiment d’allure patriotique est attisé par cette équipe non-nationale. Et de nombreux Belges ignoreraient la réalité au point d’applaudir les Diables Rouges en pensant vraiment qu’ils représentent la Belgique. Cette hypothèse induit que d’innombrables personnes sont  ignorantes ou, du moins, refusent de voir la réalité.

Soit les définitions modernes de « pays » ou de « nation » ont peu à peu migré.  Et les fondations de la nation seraient aujourd’hui de crier ensemble devant un écran, de mettre des drapeaux à sa façade ou sur son auto, de collectionner des autocollants... Et ce lien social, même s’il est initialement généré par une communauté spécifique et par des intérêts financiers, pourrait être désigné par le terme « Belgique » ou « nation ». Le mythe créateur de la nation se transformerait alors en quelques déclarations, quelques gestes, quelques matchs, quelques contrats, aussitôt sacralisés non plus par le poids d’une histoire (même imaginaire, de rois colonisateurs, de héros des tranchées…) mais par les caméras. Le car entouré par la police, l’avion aux couleurs de la Belgique, la rencontre avec le roi, des stades géants… tout cela peut participer à la sacralisation. Nous entendons ici la sacralisation dans son acception profonde : la coupure avec le profane, avec le monde  réel pour donner accès à un autre monde réputé plus élevé.

Dans un monde moderne, tout cela n’a pas de sens au-delà de la fête populaire, car, au nom de la raison, la supercherie doit être démasquée : la neutralité de l’Etat doit être rappelée. Pour qu’une équipe soit nationale, il faut qu’elle représente le pays, et pas seulement l’une de ses communautés.  La raison en est toute simple : il existe aussi des communautés de basketteurs, de joueurs d’échecs et même des groupes qui n’aiment pas le football.

Et si les Diables Rouges nous entrainaient au-delà de la modernité ?


Changeons le point de vue et admettons que le lien social est plus important que la raison. Après tout, on peut admettre la duperie de la Coupe du Monde car cette arnaque sans conséquence n’a fait de mal à personne en Belgique. Boire une marque de bière plutôt qu’une autre ne change pas fondamentalement l’existence du citoyen. Il redevient alors ici possible de parler d’une équipe nationale. Même si, on l’a vu, cela impose un triple prix : abandonner la raison, accepter l’emprise commerciale et se soumettre à la prédominance d’une communauté. A très court terme, la proposition est attirante car elle correspond à une sorte de grande communion bienveillante et enfantine.
Des esprits chagrins pourraient ici affirmer qu’à moyen terme, les valeurs de la Modernité, comme la raison ou la démocratie, seront nécessairement reconvoquées.
Imaginons le contraire: le succès « national » des Diables rouges serait alors le marqueur d’une évolution plus profonde de la société, quelque chose que l’on pourrait qualifier de post-modernité ou bien d’une étape de plus dans la Société du Spectacle formalisée par Debord[1] . La raison démissionnerait au profit d’un nouveau lien social anti-démocratique mais doux et facilement assimilable, à coup de klaxons, de bières et de vidéos Facebook.

La société du spectacle


La Coupe du Monde signe également d’autres phénomènes au niveau médiatique qui dépassent, à nos yeux, ceux engendrés par les figures de Merckx, Ickx ou Boutsen. Nous aimerions en évoquer deux.
D’abord les vidéos postées sur les réseaux sociaux par un fan, M. Francis Sarlette. Ce dernier chante en dehors des conventions musicales et artistiques traditionnelles mais l’une de ses créations, un hymne d’encouragement aux Diables, dépasse les deux millions de vues. Certes tous les commentaires formulés ne sont pas bienveillants mais même les médias traditionnels (RTBF et RTL) lui apportent de la visibilité. Le fait n’est pas isolé puisque quelques semaines auparavant c’était la « chaise à papy » qui se frayait une place sur l’internet. La « chaise à papy » n’était qu’une vidéo privée ensuite largement partagée grâce à son caractère pittoresque. Francis, lui, chante pour être écouté et pour encourager ses protégés. Il offre du bonheur et sans doute d’autres sentiments à des millions de gens. Et ceci est amplifié par la Coupe du Monde. Le fait que le message transmis soit insignifiant ne semble avoir aucune importance. Ou peut-être, justement, l’absence de tout propos réflexif explique-t-elle le succès de la vidéo ?

Notre deuxième point prolonge le premier. Lorsque les Diables reviennent au pays et se présentent à la foule, on peut se rendre compte de la portée de leur discours. Comme ils ne représentent pas le pays, aucune autorité n’encadre réellement le retour triomphal. Certes le Roi énonce quelques mots mais cela peut se résumer à « bravo », « merci » et « continuer ». Sur le balcon de l’hôtel de ville, les mots prononcés par les Diables restent à ce niveau jusqu’à ce que l’un des héros du jour risque « On s’en bat les couilles », apophtegme que la foule scande ensuite. En quelques heures, cette séquence est elle-même vue à plusieurs millions de reprises. Pour certains, il faut y voir la décontraction de l’âme de notre pays, son humour voire même son surréalisme. Il est plus vraisemblable d’affirmer que la communauté des footballeurs a insufflé ses expressions dans l’espace médiatique. On a ainsi pu entendre et lire: « dézoner », « piège de l’endormissement »… jusqu’à la une d’un quotidien « Ils l’ont fait, bordel ».

Fin de match ou mi-temps ?


Dans les deux cas, le constat est le même : durant la Coupe du Monde, la latitude laissée aux propos habituellement discrédités semble plus vaste.  De plus, certains commentaires laissent penser que la ferveur populaire donnerait du lustre à la Belgique, voire inspirerait la fierté, mais en dehors de la vie politique nationale habituelle et légitime. Sommes-nous devant une perte momentanée de la raison ou bien, au contraire, devant une nouvelle vision de la vie sociale, dans laquelle la liesse de la victoire et la tenue de propos légers sans portée s’imposent comme le lien social à promouvoir ? Sous-entendre que pendant que les Diables nous illuminent, des décisions sont prises en l’absence des journalistes occupés ailleurs, ce serait rompre la fête et l’union nationale nourries de pains et de jeux. Et d’ailleurs ce serait absurde - et pourquoi pas complotiste ? - puisque la fête vient du peuple, en dehors de la politique, comme nous venons de le démontrer.


Les sifflets du Mondial sont rangés mais l’Euro arrivera bientôt. D’ici là, y aura-t-il d’autres événements qui pousseront le citoyen à remiser son cerveau pour se fédérer autour d'inepties conviviales ? D’autres soirées au cours desquelles la langue sera dévoyée au point, peut-être, que blanc signifiera noir et qu’il faudra en rire en se disant que le plus important est de partager ensemble des sentiments plutôt que de se prendre la tête ? Va-t-on siffler la fin du match ou bien sommes-nous seulement à la mi-temps ?
François-Xavier HEYNEN


[1] https://amzn.to/2urwmto  DEBORD Guy, La société du Spectacle

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire