Du pain et des couilles
Les
Diables Rouges forment une équipe de footballeurs exceptionnels. Mais comment
sont-ils parvenus à se faire passer pour une équipe nationale ? Le drapeau
reste-t-il belge quand un logo commercial y est apposé ? Peut-on sans risques
pour la démocratie s’émerveiller devant des écrans géants ? Le Mondial est
terminé, marque-t-il la fin de la Modernité ?
L’équipe « nationale » belge
est un concept plutôt étrange. Il s’agit en fait d’une sélection de joueurs
opérée par l’Union royale belge des sociétés de football association (URBSFA). L’Etat
n’est donc pas directement impliqué dans la désignation des joueurs.
Le choix relève d’une communauté et se base
sur les qualités intrinsèques des sportifs. Au
moins chimériquement, il permet de trouver au sein des innombrables clubs du pays
les éléments les plus méritants. Le football étant très pratiqué en Belgique,
il existe donc, théoriquement, une légitimation à l’équipe des Diables
par la dimension de la communauté et par les valeurs techniques.
Au sens moderne, ce n’est donc pas la nation
qui légitime cette équipe. Une équipe qui représenterait la nation devrait soit
être élue directement, ce qui semble complexe, même si on pourrait aujourd’hui
imaginer une telle élection par internet. Soit, ce qui serait plus classique,
désignée par une autorité légitime. En l’occurrence ici les ministères des
sports. La fonction publique dispose d’outils démocratiquement contrôlés pour
recruter des spécialistes.
Rien de tel ici. Le choix est finalement assez occulte si ce n'est le fait que les joueurs doivent être belges, sans d'ailleurs devoir jouer dans un club belge. Le sélectionneur, qui n’a pas
forcément lui-même la nationalité belge, n’est pas tenu à la neutralité des
services publics ni à aucun serment. De plus, le caractère commercial est
omniprésent. Les maillots arborent des logos publicitaires qui n’ont pas
forcément de rapport avec le pays.
On peut s’étonner que le drapeau lui-même soit
revisité pour être affublé de logos
commerciaux. Cette année, une bière a même pris le nom « Belgium » ce
qui augmente la confusion entre un pays et une exploitation commerciale.
Les montants astronomiques mobilisés indiquent
bien que l’enjeu financier est majeur. Il est ainsi évident que joueurs et
supporters participent activement à la réussite d’une aventure commerciale.
N’empêche que les termes
« Belgique », « pays » ou même « nation » et
« peuple » sont utilisés un peu partout dans le public et dans la
presse. Il semble donc qu’il existe bien un rapport entre ces concepts et les
Diables Rouges.
En quoi cette équipe représente-t-elle le pays Belgique ?
Elle représente certainement l’importante
communauté des joueurs de foot, même si la composition de l’équipe ne faisait
pas l’unanimité à l’origine (la non sélection de Radja Nainggolan). Elle
représente aussi ceux et celles qui saluent sincèrement la performance réelle
de sportifs de très haut niveau. A l’inverse : les patriotes se
retrouveront-ils dans une équipe qui se montre incapable de chanter l’hymne
national et qui accepte que le drapeau soit dénaturé par des sociétés
privées ?
Il nous semble que plusieurs hypothèses
peuvent être évoquées pour expliquer tout de même l’accueil de ce dimanche sur
la Grand Place.
Soit la communauté du football est
suffisamment étendue pour remplir la Grand Place et pour susciter l’engouement devant
les écrans géants et explique, à elle seule, le phénomène. A ces fans enthousiastes viennent se greffer
une série de fêtards, d’enfants et d’amateurs de cohésion sociale. Amateurs de
sports et épicuriens se rejoignent pour
des célébrations publiques sympathiques. A l’issue de la fête, la Communauté
est priée de retrouver sa place, les terrains de foot, et de continuer à y
vivre ses propres rites.
Soit un sentiment d’allure patriotique est
attisé par cette équipe non-nationale. Et de nombreux Belges ignoreraient la
réalité au point d’applaudir les Diables Rouges en pensant vraiment qu’ils
représentent la Belgique. Cette hypothèse induit que d’innombrables personnes
sont ignorantes ou, du moins, refusent
de voir la réalité.
Soit les définitions modernes de
« pays » ou de « nation » ont peu à peu migré. Et les fondations de la nation seraient aujourd’hui
de crier ensemble devant un écran, de mettre des drapeaux à sa façade ou sur
son auto, de collectionner des autocollants... Et ce lien social, même s’il est
initialement généré par une communauté spécifique et par des intérêts
financiers, pourrait être désigné par le terme « Belgique » ou
« nation ». Le mythe créateur de la nation se transformerait alors en
quelques déclarations, quelques gestes, quelques matchs, quelques contrats,
aussitôt sacralisés non plus par le poids d’une histoire (même imaginaire, de
rois colonisateurs, de héros des tranchées…) mais par les caméras. Le car
entouré par la police, l’avion aux couleurs de la Belgique, la rencontre avec
le roi, des stades géants… tout cela peut participer à la sacralisation. Nous
entendons ici la sacralisation dans son acception profonde : la coupure
avec le profane, avec le monde réel pour
donner accès à un autre monde réputé plus élevé.
Dans un monde moderne, tout cela n’a pas de sens
au-delà de la fête populaire, car, au nom de la raison, la supercherie doit
être démasquée : la neutralité de l’Etat doit être rappelée. Pour qu’une équipe soit nationale, il faut qu’elle représente le pays, et
pas seulement l’une de ses communautés. La
raison en est toute simple : il existe aussi des communautés de
basketteurs, de joueurs d’échecs et même des groupes qui n’aiment pas le
football.
Et si les Diables Rouges nous entrainaient au-delà de la modernité ?
Changeons le point de vue et admettons que le
lien social est plus important que la raison. Après tout, on peut admettre la
duperie de la Coupe du Monde car cette arnaque sans conséquence n’a fait de mal
à personne en Belgique. Boire une marque de bière plutôt qu’une autre ne change
pas fondamentalement l’existence du citoyen. Il redevient alors ici possible de
parler d’une équipe nationale. Même si, on l’a vu, cela impose un triple
prix : abandonner la raison, accepter l’emprise commerciale et se
soumettre à la prédominance d’une communauté. A très court terme, la proposition
est attirante car elle correspond à une sorte de grande communion bienveillante
et enfantine.
Des esprits chagrins pourraient ici affirmer
qu’à moyen terme, les valeurs de la Modernité, comme la raison ou la
démocratie, seront nécessairement reconvoquées.
Imaginons le contraire: le succès « national » des
Diables rouges serait alors le marqueur d’une évolution plus profonde de la société,
quelque chose que l’on pourrait qualifier de post-modernité ou bien d’une étape
de plus dans la Société du Spectacle formalisée par Debord[1] . La raison démissionnerait au profit d’un nouveau lien social anti-démocratique
mais doux et facilement assimilable, à coup de klaxons, de bières et de vidéos Facebook.
La société du spectacle
La Coupe du Monde signe également d’autres phénomènes
au niveau médiatique qui dépassent, à nos yeux, ceux engendrés par les figures
de Merckx, Ickx ou Boutsen. Nous aimerions en évoquer deux.
D’abord les vidéos postées sur les réseaux
sociaux par un fan, M. Francis Sarlette. Ce dernier chante en dehors des
conventions musicales et artistiques traditionnelles mais l’une de ses
créations, un hymne d’encouragement aux Diables, dépasse les deux millions de
vues. Certes tous les commentaires formulés ne sont pas bienveillants
mais même les médias traditionnels (RTBF et RTL) lui apportent de la
visibilité. Le fait n’est pas isolé puisque quelques semaines auparavant
c’était la « chaise à papy » qui se frayait une place sur l’internet.
La « chaise à papy » n’était qu’une vidéo privée ensuite largement
partagée grâce à son caractère pittoresque. Francis, lui, chante pour être
écouté et pour encourager ses protégés. Il offre du bonheur et sans doute
d’autres sentiments à des millions de gens. Et ceci est amplifié par la Coupe
du Monde. Le fait que le message transmis soit insignifiant ne semble avoir
aucune importance. Ou peut-être, justement, l’absence de tout propos réflexif
explique-t-elle le succès de la vidéo ?
Notre deuxième point prolonge le premier.
Lorsque les Diables reviennent au pays et se présentent à la foule, on peut se
rendre compte de la portée de leur discours. Comme ils ne représentent pas le
pays, aucune autorité n’encadre réellement le retour triomphal. Certes le Roi
énonce quelques mots mais cela peut se résumer à « bravo »,
« merci » et « continuer ». Sur le balcon de l’hôtel de ville,
les mots prononcés par les Diables restent à ce niveau jusqu’à ce que l’un des
héros du jour risque « On s’en bat les couilles », apophtegme que la
foule scande ensuite. En quelques heures, cette séquence est elle-même vue à
plusieurs millions de reprises. Pour certains, il faut y voir la décontraction
de l’âme de notre pays, son humour voire même son surréalisme. Il est plus
vraisemblable d’affirmer que la communauté des footballeurs a insufflé ses
expressions dans l’espace médiatique. On a ainsi pu entendre et lire:
« dézoner », « piège de l’endormissement »… jusqu’à la une
d’un quotidien « Ils l’ont fait, bordel ».
Fin de match ou mi-temps ?
Dans les deux cas, le constat est le même :
durant la Coupe du Monde, la latitude laissée aux propos habituellement
discrédités semble plus vaste. De plus, certains commentaires laissent
penser que la ferveur populaire donnerait du lustre à la Belgique, voire inspirerait
la fierté, mais en dehors de la vie politique nationale habituelle et légitime.
Sommes-nous devant une perte momentanée de la raison ou bien, au contraire,
devant une nouvelle vision de la vie sociale, dans laquelle la liesse de la
victoire et la tenue de propos légers sans portée s’imposent comme le lien
social à promouvoir ? Sous-entendre que pendant que les Diables nous
illuminent, des décisions sont prises en l’absence des journalistes occupés
ailleurs, ce serait rompre la fête et l’union nationale nourries de pains et de
jeux. Et d’ailleurs ce serait absurde - et pourquoi pas complotiste ? - puisque la fête vient du peuple, en dehors de la politique, comme nous venons
de le démontrer.
Les sifflets du Mondial sont rangés mais
l’Euro arrivera bientôt. D’ici là, y aura-t-il d’autres événements qui
pousseront le citoyen à remiser son cerveau pour se fédérer autour d'inepties conviviales ? D’autres soirées au cours desquelles la langue sera
dévoyée au point, peut-être, que blanc signifiera noir et qu’il faudra en rire
en se disant que le plus important est de partager ensemble des sentiments
plutôt que de se prendre la tête ? Va-t-on siffler la fin du match ou bien
sommes-nous seulement à la mi-temps ?
François-Xavier HEYNEN
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