lundi 3 décembre 2018

Les gilets jaunes aident à penser



Pourquoi est-ce donc si complexe de parler des Gilets Jaunes français ? Peut-être parce qu’ils incarnent un phénomène que nous voyons se développer depuis des années. Et peut-être aussi parce qu’ils offrent une spontanéité qui n’est pas sans émerveiller, mais aussi dérouter, le philosophe. Une spontanéité qui les immunise contre les critiques habituelles venues des chiens de garde du pouvoir en place. Nous allons essayer de rassembler quelques questions soulevées par l’apparition de cette contestation.

Nous pensons que les gilets jaunes offrent une respiration intellectuelle à la pensée. Par leur spontanéité et leur rapport novateur à la res publica, ils réouvrent des questions qui avaient été fermées par les idéologies en place. Parce qu’ils s’imposent dans le débat avec la faim au ventre, leurs revendications sont immunisées contre les garde-fous récurrents d’un système en bout de course: les disqualifications aux titres de fachistes, de complotistes, de communistes, d’anti-progressistes ou encore de pollueurs ne peuvent pas leur être appliquées. Le gilet jaune apparaît-il comme le rappel de ce que devait être la Modernité ? Conduire la population vers l’autonomie, cela présuppose, évidemment, qu’elle puisse d’abord manger. Quelqu’un l’aurait-il oublié ?  
Ou peut-être le gilet jaune est-il même l’incarnation du citoyen post-moderne ? Peut-on imaginer une protestation nietzschéenne ? Et créer ainsi la figure du Surmanifestant ? Un manifestant qui aurait compris qu’il manifeste pour ses propres valeurs en rejetant les règles établies : hors des syndicats, hors de l’Etat même. Le Surmanifestant défile avec d’autres Surmanifestants mais il n’a aucun besoin de promulguer une morale commune et encore moins de répondre à un leader ni même de trouver un porte-parole. Le Surmanifestant est celui qui ose, par lui-même, bloquer le carrefour et se lever, seul, contre la société, pour ses propres idées. 

Une communication directe

La spontanéité se marque aussi au niveau de la communication. Les techniques de marketing sont devenues si complexes et cryptées, surtout avec le recours régulier à la communication virale qu’il est devenu extrêmement difficile de comprendre quel est l’émetteur initial du message. Les petits groupes de pression peuvent facilement être téléguidés, parfois même inconsciemment, par de discrets lobbyings[1]. Or les gilets jaunes échappent également à cette suspicion. Leur message est bien le leur même s’il n’est pas encore formalisé.
D’ailleurs doit-il l’être ? Les Gilets Jaunes n’inversent-ils pas le dicton « diviser pour régner » ? La stratégie probablement involontaire ressemble plutôt à « rassembler pour régner ». Toutes les revendications sont défendues simultanément et puisqu’elles le sont toutes, individuellement, cela donne à l’ensemble une cohésion incohérente d’une puissance incroyable mais aussi d’une très grande faiblesse pour un hypothétique dialogue. Ce qui a pu faire dire à un gilet jaune à qui l’on demandait si le Président Macron devait les recevoir pour écouter leurs doléances : « Pour quoi faire ? S’il ne nous a pas encore entendus, c’est qu’il est sourd ! » Tout exprimer en ne disant rien. 

La différence des langages.

L’écart entre les discours politiques ou même les propos tenus sur les plateaux de télévision par les politiciens et le langage des gilets jaunes est saisissant. D’une part une langue rôdée à ne plus désigner clairement la réalité pour lui substituer les circonvolutions de concepts quasi ésotériques. En face une langue peu rhétorique, accrochée au pathos, imbibée de sentiments.  Deux approches tellement différentes qu’il est possible de se demander quels rapports elles entretiennent encore avec la vérité ? Qui dit le vrai ? 

 Une écoute démagogique 

Le président Macron excelle probablement dans la déformation de la langue française. Il pratique sans complexe le zeugme. Certains peuvent y voir du génie. Nous y voyons plutôt une déstructuration telle du langage qu’elle rend la critique impossible puisque tout et son contraire sont énoncés simultanément. Dans un discours peu après le 17 novembre, il impose par exemple le paradoxal concept d’écoute démagogique. Il affirme écouter les gilets jaunes mais il ne veut pas pratiquer l’écoute démagogique qu’il définit comme suit : on ne peut pas, à la fois, demander moins de taxes et plus de services publics. Macron réduit ainsi la contestation à un vieux clivage.

La gauche ou la droite 

Comme si l’indéfini discours des gilets jaunes pouvait retourner dans les vieilles cases de la gauche et de la droite. Cases que Macron prend tant de soin à faire disparaître d’habitude.  Est-ce si compliqué d’entendre que les taxes dont il est question ne sont pas celle des cours d’économie, qu’il ne s’agit pas d’une manifestation politique demandant plus de gauche ou plus de droite ? La demande n’est pas de réorienter la taxe ; la supplique est de pouvoir manger le pain légitimement gagné.
Dès qu’ils disent qu’ils ne gagnent pas assez, beaucoup de gilets jaunes éprouvent le besoin de le prouver, allant jusqu’à présenter leurs fiches de paie sur les plateaux de télévision, en les comparant à leur budget. Ici 15 euros d’économie par mois, quand tout va bien, là 50 euros de déficit mensuel… quand tout va bien. Pourtant ils travaillent mais, à leurs yeux, leur salaire n’est plus suffisant. Des critiques se font entendre: certaines dépenses seraient exagérées, ce qui signifie plus fondamentalement que, vu leurs revenus, les gilets jaunes devraient s’en tirer et que, donc, in fine, ils ne sont pas capables pas gérer leur budget. Cet argument, même s’il est peu délicat, doit être retenu. Admettons que certains gilets jaunes manifestent non pas pour leurs besoins vitaux mais pour accroître une consommation superficielle. Après tout, ces manifestants n’ont pas l’air affamés ni vêtus de loques sous leur veste de sécurité. Mais que demande la société à ses membres, y compris aux gilets jaunes ? Elle leur demande de faire tourner la machine, c’est-à-dire de consommer.

Ecologie

La question de la consommation est centrale. Bien sûr la perception d’un niveau de vie correct varie en fonction des conceptions de chacun. Mais un minimum vital semble nécessaire même s’il est discutable sur sa forme. Les gilets jaunes affirment que ce minimum n’est plus atteint. Et les taxes dites écologiques constituent la goutte de mazout qui fait déborder le réservoir. Dans un premier temps, on leur a reproché de ne pas vouloir sauver la planète, ce qui montre à quel point l’idéologie écologique valide et soutient le pouvoir en place, a minima par une alliance objective. Mais l’argumentation n’a pas tenu car aucun gilet jaune ne s’est déclaré pour la fin du monde ni même pour un droit de polluer. Avec cette spontanéité déconcertante, les manifestants ont simplement signalé qu’ils ne pouvaient pas payer la taxe. De ce fait, la pensée écologique est-elle sociale ou même citoyenne ? Fin du mois contre fin du monde ?
Les gilets jaunes rebattent ainsi les cartes de l’écologie. L’écologie en France et en Belgique tente de se présenter comme une force progressiste en s’affirmant à gauche sur l’échiquier politique. Or voici que les taxes d’inspiration écologique sont décriées par la classe populaire.  Les gilets jaunes seraient-ils donc des traitres à l’environnement ? Pire, des pollueurs compulsifs ? Ici aussi les réponses glanées à la télévision sont spontanées : « La taxe n’est pas écologique, l’écologie n’est qu’un prétexte.  Si le gouvernement voulait vraiment être écologique, il taxerait les bateaux ou plus largement les gens qui consomment beaucoup pour leurs loisirs, pas ceux qui mettent du diesel dans leur voiture pour aller travailler. » L’écologie serait-elle une idéologie à la merci de la rage taxatoire ? 

1789 ou 1930.

La référence à 1930 était très fréquente voici encore quelques semaines. La référence à 1930, à la montée du nazisme, suffisait à expliquer le développement des mouvements identitaires et aussi à les disqualifier pour jeter hors de la sphère politique tous ceux qui portaient une revendication « populiste ». Cette image d’Epinal est aujourd’hui renversée par une autre, celle de 1789. Le statut du peuple y est très différent. 1789 conduit à la République. 1930 à la dictature. Comment expliquer ce changement de référence historique ? 
En tous les cas, il nous semble sain pour la raison critique  que l’idée que notre temps soit une résurgence de 1930 cesse d’être la seule thèse tolérable.  Les gilets jaunes montrent qu’il existe une contestation populaire qui n’est pas synonyme de fascisme ou de complotistes. Ils sortent des schémas classiques dans lesquels les contestations sont régulièrement dé-classées. C’est comme si le sort et les propos des politiciens étaient totalement étrangers aux gilets jaunes. Ils ne sont plus dans le même monde, mais qui représente la population ?
A nos yeux, les remparts idéologiques traditionnels qui entourent le système en place[2] ont été franchis par les gilets jaunes grâce à leur spontanéité et à l’expression de leurs besoins vitaux. Et en rompant les idéologies étouffantes, les gilets jaunes offrent la possibilité de repenser la politique et l’économie. Nous pensons que les classes moyennes et supérieures devraient se saisir de cette opportunité intellectuelle.
Reste alors au pouvoir à se recentrer sur son ultime légitimité incontestable au sein du lien social : la violence. C’est une des raisons pour lesquelles la question des casseurs au sein des gilets jaunes est primordiale. Qui a intérêt à ce qu’il y ait de la casse ? N’est-ce pas plus confortable pour le régime en place que la situation dégénère ?  La métaphore de 1930, pour désigner notre époque, peut être idéologiquement combattue par le pouvoir en place, mais comment combattre la comparaison avec 1789 ?







[1] Il ne s’agit pas ici de parler d’un quelconque complotisme mais bien de se référer, par exemple, aux techniques de communication avérées et développées, par exemple, par Bernays dans Propaganda (https://amzn.to/2BLhIS5 )
[2] Voir à ce propos les ouvrages de Jean-Claude Michéa, par exemple https://amzn.to/2Pcfu1u

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