Nous aimerions revenir sur le débat soulevé par le licenciement d’une employée du MR dont l’erreur avait été d’émettre un tweet. La question politique fondamentale sous-jacente est bien entendu celle de la liberté d’expression et de ses limites. Une nouveauté se dégage de la situation envisagée : les libertés fondamentales sont ici mises en péril par leur protectrice traditionnelle, la presse.
L’affaire débute par l’envoi d’un message bref, du genre cynique, isolé de tout contexte, un tweet, que nous appellerons phrase (en l’occurrence : "les couillons qui ont marché pendant des semaines pour joindre Compostelle sont privés de célébration à cause de ceux qui arrivent en train"). Certains lecteurs de cette phrase décident, pour une raison ou pour une autre, de la transmettre. Tout cela reste anecdotique et limité à une sphère médiatique pointue, la sphère des réseaux sociaux.
La phrase va ensuite être déplacée, pour des motivations qui ne changent rien à notre propos, vers une autre sphère médiatique, celle de la presse traditionnelle. Dès que la phrase est introduite dans la sphère de la presse, elle change de statut et devient une information potentielle à traiter.
La presse va vérifier l’exactitude de l’info et va tenter de la recontextualiser. Or, la phrase n’a pas de contexte à ce stade. La presse évalue l’intérêt de la phrase : a-t-elle une portée politique en tant que telle ? A-t-elle une originalité particulière ? L’auteure a-t-elle un message à émettre, une idée à transmettre ? L’auteure a-t-elle un rôle particulier dans la société qui ferait d’elle une porte-parole d’une cause ? La presse décide de transmettre la phrase. A ce moment, la phrase, le gazouillis initial, reçoit un crédit journalistique et devient une information. Dorénavant, elle relève sans ambiguïté de la sphère publique.
Ce que je voudrais dénoncer ici c’est que cette transmutation équivaut au moment crucial de la mise en péril de la liberté d’expression. Dans nos démocraties, la presse est protégée par des dispositifs, notamment légaux. La liberté d’expression lui est assurée. Les informations qu’elle choisit de véhiculer doivent permettre la constitution d’un contre-pouvoir réel. C’est sa mission de « chien de garde de la démocratie ».
Cette mission doit être menée par et pour la liberté d’expression. Aussi, ce n’est pas le rôle d’une presse libre de mettre au pilori un quidam qui a osé une blague douteuse. Alors pourquoi l’avoir fait? Par ignorance des conséquences ? Cela revient à dire par incompétence. Par règlement de comptes avec l’auteure ? Par copinage avec le délateur ? Par recherche du buzz ? Par respect pour les victimes ? Nous ne retiendrons pas ces hypothèses qui nous écartent du fond du problème. Par envie ou par besoin de se hisser en position dominante parmi les sphères médiatiques ? Cette possibilité, qui peut sembler farfelue en première approche, mérite pourtant qu’on y réfléchisse.
Il est évident que les médias traditionnels sont très intéressés par le développement des nouvelles technologies et que ces dernières présentent des opportunités, mais aussi des dangers pour eux. La publication de cette phrase dans un journal peut être perçue comme une sanction, une sorte de mise au pas de ce qui se passe dans la sphère des médias sociaux. La presse classique, celle qui est reconnue et subsidiée, continuerait à donner le la et aurait la puissance concrète d’éliminer tel ou tel contributeur et cela en toute impunité.
Que l’on se comprenne bien, il ne s’agit pas ici de développer une théorie du complot dans laquelle les bloggeurs et autres tweeteurs seraient les proies d’un lobby médiatique, mais seulement de mentionner le rapport problématique entre ces deux types de sphères médiatiques. Ces sphères englobent des réalités proches et utilisent des moyens techniques semblables, et elles sont gonflées d’enjeux sociétaux et commerciaux. Ce rapport potentiellement conflictuel resurgit dans la question de la liberté d’expression.
Nous pouvons maintenant examiner cette liberté d’expression sous un nouvel angle. Nous pensons que la liberté d’expression est dans le cas présent limitée par la presse elle-même. En publiant pour le grand public une phrase venue de la sphère des médias sociaux, la presse coupe l’herbe sous les pieds de ces derniers. En effet, c’est sur facebook, twitter, etc que nous allons tous surveiller notre parole, réduisant ainsi le pouvoir de la sphère des médias sociaux. Si cela s’avère exact, il faudra alors bien percevoir que le véritable chien de garde de la démocratie deviendra la sphère des médias sociaux et que c’est là que devront se mener les luttes pleinement libérales pour la défense des droits fondamentaux.
Il ne s’agit évidemment pas ici de blâmer les journalistes, leur rôle est essentiel et la plupart d’entre eux s’en acquittent avec talent.
Evoquer la transmutation de phrase en information, qui correspond au passage de la sphère des médias sociaux à la sphère de la presse, comme la véritable entrave à la liberté d’expression nous invite à réexaminer les responsabilités de chacun d’entre nous face à la liberté d’expression, que l’on soit tweeteur, journaliste ou...président de parti.
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