Récemment un homme politique a décidé
de réduire son salaire de 20% dans
le but de lancer un signal à la société à travers la presse. Sous une apparence
de générosité, il nous semble que ce comportement cache une atteinte majeure
aux fondements de la démocratie. En effet, un individu ne peut introduire sa
conception du bien dans une institution, sans rompre avec la neutralité de
l'Etat, or c’est bien ce qui se produit sous nos yeux. Devant cette
menace, nous aimerions poser la question suivante : la démocratie
sera-t-elle défendue ou assiste-t-on à l'avènement
silencieux d'un autre mode de vivre ensemble ?
Préliminaire
Avant d’aller plus loin dans notre
propos, il nous faut éviter quelques écueils et dépasser rapidement une série
de critiques possibles.
Nous admettrons ici qu’il n’y a pas
de volonté promotionnelle derrière cette réduction salariale et que cet
édile est sincère.
Nous admettrons également que sa
démarche est légale. Sa proposition nécessitera très vraisemblablement une
décision de l’organe législatif qui est à la base de son institution et il y a
peu de chance que cette modification puisse se faire facilement car les
salaires ne dépendent pas de son niveau de pouvoir. Mais nous admettrons tout
de même qu’il finira par bénéficier de la réduction salariale. Nous ne retenons
pas l'hypothèse que le salaire complet lui soit versé et que l'homme politique
ristourne ensuite 20%. Si tel est le cas, il s'agit simplement de la pratique
courante de la donation. Cette dernière, vieille pratique libérale bien connue,
n'est en rien un signal nouveau. De toutes façons, l’annonce médiatique ne
faisait pas état de cela et l’intéressé lui-même a affirmé à la télévision
qu’il ne savait pas encore comment il allait concrètement appliquer son idée.
Nous admettrons que
cette réduction de 20% du salaire de l’un des cinq emplois rémunérés dont
il dispose sur les 17 mandats qu'il exerce représente effectivement
l’objectif qu’il annonce. Le mandataire politique a diminué son salaire de 20%
pour, selon ses dires, atteindre un salaire 3X plus élevé que le
salaire le plus faible avec la même ancienneté dans la même administration.
D’après lui, il s’agit d’un principe coopératif : des différences trop
élevées de salaires seraient déraisonnables et non-équitables. Par contre,
cette règle des 3X aurait la vertu d'instaurer une forme de paix sociétale. Ces
dernières phrases constituent, à ses yeux, le signal qu’il veut lancer.
Baisser son salaire, est-ce
social ?
A nos yeux, deux questions demeurent toutefois : cette
attitude n’est-elle pas un piège social ? Est-elle acceptable en
démocratie ?
Le piège tout d’abord. Si l’on passe
le moment d’émotion habituellement suscité par les comparaisons
salariales et autres parachutes dorés, il reste la réalité de ce à quoi peut
servir l'exemple de cet homme politique et, surtout, à qui.
Il n’est un secret pour personne que
l’employeur cherchera toujours à réduire la masse salariale et que tous les
tours sont bons pour y parvenir. Comment les employeurs percevront-ils le
signal lancé par cet élu politique ? Comme une invitation à diminuer
le salaire du patron ou comme un bel exemple à utiliser
contre ceux qui réclament une augmentation ?
Un déni démocratique
En démocratie, nous pensons que le
signal de cet homme politique est inquiétant. En effet, ce mandataire utilise
sa fonction pour moraliser la société, et, ce faisant, il affecte la neutralité
de l’Etat et, donc, trahit sa mission. En imposant à la société sa diminution
de salaire, il lui impose aussi sa vision du bien. Il se défend de donner des
leçons mais c'est pourtant bien ce qu'il fait…
Et cette confusion au parfum
anti-démocratique est le signal qui nous semble
véritablement crucial.
Soyons plus clairs. Cet homme
politique a-t-il le droit de verser 20 % de son salaire à une œuvre caritative?
Oui, c'est son argent et il peut choisir, en vertu de ce qu'il estime juste, de
privilégier telle ou telle association. A-t-il le droit de le proclamer sur la
place publique? Oui, c'est son argent, même si certains,
souvent inspirés de près ou de loin par le catholicisme,
affirmeront que les vrais dons s’opèrent dans le silence. En fonction de
l’organisme qu’il privilégiera, ou pas, les électeurs adapteront éventuellement
leur choix.
A-t-il le droit d'imposer à
l'administration qui dépend de lui de verser régulièrement un
don à une oeuvre caritative ? Non. Or que fait-il en
réorientant son salaire vers une autre ligne de budget ?
Il y a bien une intention, dans le
chef du politicien, de montrer une direction et même de définir le bien,
d' "apaiser la population". Une vision du bien et de la façon d'y
parvenir est discrètement liée à la nouvelle affection de ces 20 % de
salaire.
Résumons: si cet homme politique avait
demandé que l'on verse 20% de son salaire à une oeuvre caritative, l'opposition
serait intervenue pour dénoncer la proposition. Elle aurait réagi de la même façon s’il avait demandé 20% d’augmentation. Or, en termes
démocratiques, l'offense infligée par la proposition de l’élu nous semble
du même niveau et l'opposition reste muette.
En utilisant la "bonne foi"
ou la "gentillesse", il semble désormais être possible
d'imposer à l'Etat une conception du bien sans rappel à l’ordre. En effet, l'homme politique a
parlé de son projet avec la hiérarchie de son parti et il a, d’après
ses déclarations, été encouragé dans son geste. Du côté des autres partis,
on note la même tolérance. Il n'y aura vraisemblablement pas de débat.
Mais n'est-ce pas un signal dramatique ? Par leur silence, les élus ne
détruisent-ils la démocratie sous nos yeux ?
On pourra arguer que le pouvoir exécutif doit pouvoir
prendre des initiatives et que, si ce n’était pas le cas, alors les élus
n’auraient plus de possibilité d'agir. Ce raisonnement
par l’absurde est en effet tentant et il est exact qu’un parti défend un
programme qu’il souhaite mettre en œuvre, via les urnes.
Pour suivre l'exemple du Christ
Pourtant il ne s’agit pas dans le cas de cet homme
politique d’appliquer un programme sur lequel il aurait été démocratiquement
élu, mais bien d’imposer ses convictions. En effet : quelle différence
entre sa motivation de réduire la tension sociale et une justification du genre
« suivre l’exemple de pauvreté du Christ » ? A nos yeux, il n’y en a guère.
Mais admettons
encore que l’explication de la tension sociale relève ici, via la question salariale, du champ de l’économie. Elle est ainsi liée à la science et donc, in fine, à la raison, ce qui revient à dire
qu’elle peut être considérée comme étant neutre. Nous l’admettons du bout des lèvres car les luttes
intestines au sein de l’économie ne permettent pas d’envisager sereinement la réduction
des salaires comme une loi de la discipline. Toutefois, dans le doute et parce que ce n'est pas notre propos, nous admettrons encore que la réduction de 20% de son salaire est une mesure scientifique pour apaiser les tensions sociales.
Il reste donc un homme politique porteur d’une conviction
objective et qui décide de l’appliquer à titre de signal (ou d’exemple) car la
situation actuelle le révolte. Nous pensons ne pas trahir cette affirmation en
la comparant à celle-ci : un ministre des travaux publics pourrait être
scandalisé par les accidents de la circulation sur ses autoroutes. Dans cette
logique louable, il pourrait charger ses équipes de placer des panneaux
limitant la vitesse de 20% sur l’ensemble du réseau. Il pourrait même s’en
vanter à la télévision. La réponse du ministre de la circulation routière n’en
serait que plus virulente : les limitations de vitesse relèvent,
légitimement, de ses attributions. Il pourrait ajouter que si cela ne plait pas
à son collègue, il peut toujours venir négocier avec lui, dans un cadre légal.
Dans un pays à plusieurs échelons de pouvoirs, la séparation des compétences
est un pilier essentiel de la paix politique et un impératif constitutionnel.
L'essentielle neutralité
On peut être convaincu de la pertinence de ses bonnes
idées, on peut vouloir défendre ses convictions mais il ne faut pas oublier qu’en
démocratie, la neutralité de l’Etat est primordiale. Ne pas le savoir en fin de
carrière politique est un signal étonnant. Ne voir personne s’en soucier est un
signal inquiétant.
Assistera-t-on à une levée de
boucliers des démocrates ou bien allons-nous être livrés à une
indifférence complice ?
Peut-être assistera-t-on au contraire, et sans doute certains appellent-ils déjà cela de leurs voeux, à ceci :
la démocratie invitée à céder sa place à un système dans
lequel les idées généreuses, ou présentées comme telles, pourraient être appliquées sans entrave. Mais si c'est le cas, attention, l’Europe a déjà connu des régimes
de ce genre… c'était avant la démocratie.
Alors, cette réduction de 20%, premier pavé d'un chemin équitable vers une nouvelle gouvernance ou nouvelle variation autour de la perpétuelle propension à la concentration des pouvoirs ?
Ce sont les meilleures intentions qui révèlent leur malfaisance. La bien-pensance devient une espèce de gourdin idéologique au nom duquel plus aucun recours ne semble possible. La neutralité de l’état semble de fait ne plus résister à ce que Tocqueville, admiratif et tremblant, appelle "le développement graduel de l'égalité des conditions".
RépondreSupprimerTon questionnement montre bien les limites du principe de neutralité axiologique des sociétés libérales et c'est sous l'angle du libéralisme et non pas de la démocratie que j'aborderais cette problématique. Comme l'ont montré des philosophes tels que Pierre Manent, Marcel Gauchet ou encore Jean-Claude Michéa, l'Etat libéral se veut neutre au niveau des valeurs. Chacun a le droit de suivre sa conception de la vie bonne et l'Etat est là pour garantir cette liberté. Il se pose évidemment une aporie au niveau de l'argumentation dès lors qu'il s'agit de réintroduire des conceptions du bien dans le cadre de la sphère publique. Comme la logique libérale interdit toute référence à une quelconque métaphysique du Bien inspirée d'une tradition ou d'une religion, toute personne qui voudrait déployer, dans le cadre de sa fonction publique, sa conception du bien se verrait pris en flagrant délit de viol de la neutralité axiologique. Ainsi, cet homme politique, inspiré par sa conception de la justice sociale, décide de baisser son salaire. On pourrait dire, avec Orwell, qu'il fait preuve d'une intuition morale de la "décence commune": un sentiment qui précède toute construction théorique du Bien et qui le conduit à sentir que de telles différences de salaires sont tout simplement "indécences" dans le contexte actuel.
RépondreSupprimerTa conclusion montre bien l’impasse dans lequel se trouve la philosophie politique qui guide actuellement l’Europe occidentale et la conduit à une impossibilité logique de résoudre les questions d’éthique dans la sphère publique autrement que de renvoyer chacun à la sphère privée de ses valeurs. En effet, le libéralisme, « empire du moindre mal » s’est construit en contradiction avec des figures repoussoirs : tout qui attente à sa logique est suspecté de vouloir retourner à un Etat d’avant la démocratie, sous entendu les totalitarismes qu’il soit d’extrême- gauche (le Bien est l’Egalité) ou d’extrême-droite (Le Bien est l’Inégalité). Bref, ces régimes érigent au rang d’idéologie d’Etat une hypostasiation du Bien qu’ils font passer comme étant le résultat d’une Loi naturelle de l’histoire (lutte des classes, lutte des races… même combat).
La seule façon de sortir de ce choix impossible entre société libérale et société totalitaire est de construire une autre conception de la démocratie qui ne serait pas construite sur le paradigme libéral mais sur le paradigme communautarien. Ma vision de la philosophie politique communautarienne , qui n’est pas une philosophie communautariste, considère que toute conception du bien est héritée d’une histoire commune que nous avons toujours à nous réapproprier dans la logique de l’herméneutique collective. Par exemple, il est clair que l’inspiration de ce ministre, comme tu le soulignes, est chrétienne. Notre histoire, depuis 2000 ans, est d’inspiration judéo-chrétienne mais également gréco-romaine. C’est comme cela que l’histoire européenne s’est forgée. Evidemment, on pourra me taxer d’européocentrisme. Si nous examinons nos intuitions morales à la lumière de la tradition, nous pourrons tout à fait nous rendre compte que celles-ci rentrent en résonnance avec notre héritage historique européen. Comme la logique herméneutique est déterminée par le jeu des interprétations et du débat, il est impossible qu’une voix autoritaire plie la tradition à son profit et en impose sa vision. Une telle démarche aboutit évidemment à un fondamentalisme. La logique totalitaire quant à elle faut il le rappeler se coupe de toute démarche herméneutique et du fil de l’histoire en faisant table rase du passé pour le remplacer par un passé bricolé. Comment repenser ces débats impossibles sur la guerre de tous contre tous entre les conceptions du Bien qui sont arbitrées soit par les avocats, par les médias ou par la pression juridique de communautarismes ?