La Belgique a eu la
chance cette année d’accéder aux quarts de finale, ce qui a suscité un
engouement populaire indiscutable. La question que nous nous posons concerne le
statut d’équipe nationale. Peut-on
qualifier les Diables Rouges d’équipe
nationale ? Plus largement, une équipe
nationale a-t-elle un sens dans un Etat moderne ? Dans la foulée, nous
poserons la question de la pertinence, ou non, et par qui, de l’organisation
d’une fête de célébration de la performance de cette équipe. Il s’agit ici d’appliquer ludiquement un
triple concept philosophique sur un sujet d’actualité. Malgré tout, d’autres
questions vont apparaître…
Tout d’abord, avant de débuter notre petit jeu, nous
aimerions introduire ce concept triangulaire classique en philosophie politique
et qui nous semble pertinent pour aborder ces questions : le triangle Individus - Communautés - Etats. L’Individu, souvent présenté comme un
acquis de la Modernité, est l’homme porteur de droits et de libertés, c’est
celui qui est exalté par les Droits de l’Homme et par le libéralisme. De son
côté, l’Etat est cette entité émanant
des Individus et les protégeant les
uns des autres. L’Etat possède,
légalement, la puissance et la violence mais est ou doit être, pour les
Modernes, dépourvu de valeurs, de façon à garantir sa neutralité. Grâce, entre
autres, à cette neutralité, la démocratie et la vie en commun peuvent s’établir
dans une certaine quiétude entre les Communautés.
Ces dernières sont classiquement définies comme des ensembles d’Individus ayant renoncés à une partie de
leurs droits et libertés, pour accéder au statut de membres du groupe. En
échange, ils trouvent dans ce groupe des valeurs, un bien commun, des
relations… que la neutralité de l’Etat
ne peut pas leur offrir. On pense évidemment aux religions qui répondent
effectivement à cette définition de Communauté.
Les Etats sont invités par les Individus à protéger les Communautés pour autant que ces
dernières ne mettent pas en péril la sécurité et respectent les lois. Cela se
passe en général très bien dans les sociétés modernes, y compris avec les
religions. C’est l’un des fondements modernes de la paix civile.
Jouons
Après cet apport théorique, sans grande prétention et plutôt
par jeu pédagogique, nous voudrions appliquer ici ce concept triangulaire au
football. Car le football répond bien à la définition d’une Communauté : en effet, les joueurs
abandonnent une partie de leurs libertés pour s’astreindre à des entraînements,
concéder des déplacements, accepter un règlement, se soumettre à un arbitrage… Et en échange le joueur bénéficie de tout un
environnement dans lequel il peut développer sa passion et vivre des relations
humaines particulières.
Mais, si l’on admet ces trois divisions, et le fait que les
joueurs de football forment une Communauté,
que peut bien signifier une « équipe
nationale de football » ? Le concept peut paraître évident
tant il est répété dans les médias. Pourtant ce martèlement n’apporte guère de
précision sur sa cohérence. Disséquons l’expression : une équipe nationale
de football représente-t-elle la Communauté football
ou l’Etat lié à la nation ?
Certains seront peut-être tentés de répondre : « les deux ».
Qu’ils s’interrogent alors sur la pertinence de cette phrase « Les cardinaux belges chargés d’élire le
nouveau pape ».
Que représente une équipe nationale ?
La notion d’équipe
nationale nous semble problématique dans un état moderne et démocratique.
En effet, la façon dont elle est composée échappe à tout contrôle public et
relève plutôt d’une méritocratie effrénée mélangée aux lois d’un marché
économique très débridé. De plus, en Belgique, elle n’est nationale que parce
qu’il n’existe aujourd’hui qu’une seule ligue de football à l’échelle du pays.
Or on peut imaginer, comme c’était le cas dans le passé, plusieurs ligues
concurrentes. L’Etat pourrait difficilement choisir de désigner une ligue
plutôt qu’une autre sinon en se référant à la FIFA ou à l’UEFA qui sont des
instances non étatiques ni supra-étatiques. La désignation de l’équipe des
Diables Rouges relève bien de la décision de l’URBSFA (que nous appellerons ici
L’Union), une Communauté ayant pour
bien commun le football.
On pourra nous rétorquer qu’une équipe de sports est idéalement
constituée par les meilleurs éléments de la discipline, sélectionnés par des
experts et pas par un processus électoral. Ce qui est exact.
Mais il faut tout de suite préciser que les meilleurs
éléments en question, le sont parce qu’ils jouent magistralement au football
mais aussi parce qu’ils acceptent de se soumettre aux règlements de L’Union. Mais, à cause de leur
soumission au règlement interne, ils forment l’élite de leur Communauté.
Lors du Mondial, nous l’avons vécu en Belgique récemment, un
engouement de la population peut se marquer pour l’équipe nationale. Les membres de L’Union sont évidemment concernés mais plus seulement. Des amateurs
en tous genres se déclarent, devant leurs téléviseurs ou devant les écrans
géants. Conjointement, une machine économique se met en place et renforce le
mouvement qui bientôt s’étend à une grande partie de la population, bien au-delà
des seuls membres de L’Union. Cela
donne-t-il plus de légitimité à l’appellation d’équipe nationale ? Peut-on imaginer une sorte de sanction populaire,
une sorte de référendum par audience télévisée a posteriori ? Ces
propositions peuvent faire sourire ou pousser à la réflexion sur d’autres
formes de processus démocratiques rendus possibles par les nouvelles
technologies ? Des renouvellements de Parlements par sms ? Des
Présidents élus par « A la recherche de la Nouvelle Star » ? Des
gouvernements destitués par Facebook ? …
Légitimité nationale ou commerciale ?
Mais quittons la science-fiction : y aurait-il pourtant
une autre forme de légitimité pour cette équipe
nationale ? Il y a en tous les cas une sympathie liée à des moments
intenses passés ensemble devant un événement commun. Il est indéniable que la
qualité technique des retransmissions et le professionnalisme des différents
acteurs (en commençant par les joueurs et les commentateurs mais aussi tous
ceux qui ont rendu possible la réalisation technique de cette grande fête, y
compris les sponsors) ont permis à de nombreux belges de vibrer avec l’équipe
de L’Union.
Les tensions ressenties lors des matchs ont pu être gérées
dans des fêtes populaires noyées de drapeaux, de klaxons et de bières. En ces
belles et longues journées, la fête est un élément fédérateur très appréciable.
Et l’on peut s’en féliciter.
Cela donne-t-il une légitimité à cette équipe ? Peut-être :
elle devient l’équipe qui nous a fait vibrer ensemble. Elle devient « nationale »
car elle a uni un grand nombre d’Individus
du même pays. Il s’agit bien ici de l’équipe désignée comme l’assemblage de ces
différents joueurs qui sont apparus devant notre écran et de leur entraîneur.
Mais s’agit-il alors encore de football ?
Aurions-nous vibré de la même façon pour du basket ou pour du hockey ? Et
si non, pourquoi ? Parce ce sport compte de nombreux affiliés ? Parce
que le spectacle du Mondial relève d’une mécanique extrêmement bien
huilée ? Parce que les règles du football sont très simples ?
L’aspect commercial de cette compétition apparaît ici de
façon évidente : sans lui, la fête n’aurait pas pris une telle dimension.
Or l’économie libérale se construit sur l’homo
economicus, lui-même profondément marqué par … l’Individu. Les Communautés
sont souvent mal perçues par l’économie libérale car elles représentent des
freins au marché, ne fut-ce que parce qu’elles offrent des possibilités
d’économies (achats groupés, matériel partagé…). Et la prédominance, pour ne
pas dire la permanence, des références aux Diables Rouges dans les publicités
est un indice de l’impact économique conséquent de la fête.
Notre grille de lecture va maintenant prendre une tournure
inattendue. Dans le triangle Individus-Communautés-Etats,
l’omniprésence de la publicité, c’est-à-dire du traitement de la population
comme des consommateurs potentiels, donc comme des individus est davantage
compatible avec un caractère « national » qu’un traitement sous la
forme de supporters car celui ne
renvoie qu’à une Communauté.
Que supporte le supporter ?
A moins que… le supporter ne soit pas vraiment un supporter
de L’Union. En effet, le terme de supporter est lui aussi « hautement
problématique » : s’agit-il du membre de L’Union qui soutient ici son équipe première? S’agit-il d’un
citoyen, voire d’un nationaliste ou d’un patriote, supportant une prétendue
équipe nationale ? S’agit-il encore d’un Individu emporté par ses émotions ? S’agit-il d’un futur
consommateur téléguidé par les sponsors ? Chacun d’entre nous se
reconnaîtra dans l’une ou l’autre des catégories et niera peu ou prou figurer
dans une autre.
A notre sens, l’équipe des Diables Rouges peut trouver une
certaine légitimité dans un élan émotionnel et sympathique et dans une grande
capacité à s’être adaptée aux exigences commerciales du moment. En retour les
sponsors offrent une diffusion à l’échelle du pays qui peut s’apparenter à un
caractère national. Mais elle ne peut pas revendiquer de légitimité légale, car
elle ne représente qu’une Communauté,
parmi d’autres.
L’Union peut-elle
réguler la fête ? Peut-elle décider à quel moment les Individus, tous les Individus
du pays, et pas seulement ses membres, ont le droit de se réjouir ? C’est
sur ce point que l’on perçoit toute la pertinence de la grille initiale. Que
les membres de la Communauté écoutent
leurs responsables et qu’ils estiment que L’Union
décide, cela semble évident. Que les Individus
qui ont vécu ensemble des moments forts et souhaitent prolonger leur plaisir se
sentent lésés, c’est tout aussi évident. On se retrouve alors dans une
situation, somme toute classique, d’une Communauté
et d’Individus aux souhaits
divergents. C’est alors à l’Etat
d’intervenir pour assurer l’ordre public et éviter les troubles. Notons
d’ailleurs que la sécurité autour des écrans géants et sur les routes était la
principale préoccupation des autorités.
L’Etat pourrait-il
intervenir au-delà de sa prérogative de maintien de l’ordre? Pourrait-il
influencer L’Union et imposer une
fête pour tous ? Une sorte de fête nationale pour une équipe
nationale ? On pourrait imaginer que le ministre des sports intervienne.
Et là, surprise : en Belgique, les Sports relèvent des Communautés (On
l’aura compris, dans notre grille d’analyse, le terme Communauté désigne ici,
en fait, des Etats) : il y a
donc plusieurs ministres des sports. Et ils n’ont peut-être pas tous envie de
faire la même fête ni d’en proposer des séparées. L’Etat se tait (peut-être est-il intervenu discrètement, dans un sens
ou dans l’autre, auprès de L’Union
mais cela, nous l’ignorons). Or l’Etat
était le seul à pouvoir dire si, oui ou non, cette équipe était nationale, même
symboliquement par une fête nationale. L’absence de fête renvoie les Diables
Rouges à leur statut d’équipe de L’Union.
Une équipe d’Elites dont on peut saluer la performance mais qui reste l’équipe
d’une Communauté.
Pour toutes ces raisons, il nous semble incorrect - quel
drame ! - de parler d’équipe nationale pour désigner les Diables Rouges.
La question qui devient alors réellement pertinente est de savoir pourquoi elle
continue à être présentée comme telle ? Pourrait-on se contenter de parler,
dans une posture qui pourrait se présenter comme post-moderne, de l’équipe des
Diables Rouges ?
Etat-Nation
Il reste une imprécision, un « détail »… Nous
avons établi une analogie entre Etat et nation. Or l’adjectif dérivé de Etat est bien étatique, pas national.
Nous avons considéré dans notre questionnement que la Belgique constituait un Etat-Nation.
Or certains lecteurs pourraient évoquer que les Diables Rouges forment bien une
équipe nationale, et non une équipe étatique, de la même façon que l’on peut
attribuer la caractéristique nationale à une drache, à Tintin, au chocolat…
Dans ce cas, effectivement, les Diables Rouges forment une équipe nationale. On peut s’appuyer sur des raisons historiques,
patrimoniales, traditionnelles, sentimentales… Dans ce cas, il faut alors
définir et délimiter la nation à laquelle on se réfère… Et ça, c’est tout, sauf
un « détail »…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire