Les événements de janvier 2015 ont jeté sur le devant de la scène la question de la liberté d'expression. Actuellement dans l'incapacité de produire un autre document, j'ai rédigé une nouvelle philosophique qui aborde la problématique.
L'union sacrée
Le cours
de Monsieur Masson a débuté normalement par quelques notions historiques
plutôt banales. La classe est spacieuse et chauffée correctement, les
prochaines vacances sont aussi loin que les précédentes, tout comme le
repas : a priori toutes les conditions sont réunies pour que tout se passe
bien. Pourtant, subitement, tout se complique. La question épineuse arrive sur
le tapis, presque par hasard : Saint Nicolas. Dans un premier temps,
l’enseignant élude la question, sachant que certains élèves sont très sensibles
sur ce sujet. Pourtant le petit John insiste, il veut qu’on en parle. Il veut
savoir. Et après tout, si c’est un cours d’histoire, pourquoi ne pas en
parler ? Une fille insiste : « c’est un personnage historique,
Monsieur, vous pourriez en parler. »
Mais des visages se ferment, des mines s’attristent. Finalement, une
voix s’élève : « Passons à autre chose, s’il vous plait, certains ici
n’ont pas encore compris. » L’enseignant rebondit sur cette remarque et
veut reprendre le contrôle de son cours mais John insiste : « Nous,
on veut comprendre, Monsieur ! Nos parents nous racontent n’importe quoi.
Vous devez bien savoir, vous ! ».
Devant le tableau, M. Masson hésite, il
balance son corps de gauche à droite. Il voudrait bien, mais il ne souhaite pas
choquer ses étudiants les plus faibles, surtout la petite blonde, au premier
rang qui le regarde avec de si grands yeux bleus. Certes, elle a le droit de savoir, mais
est-ce bien à lui de trancher ?
Finalement, estimant qu’ils sont assez grands
et qu’il est payé pour éclairer les esprits, il se lance : « Et bien
voilà, je vais tout vous dire… » A ce moment, trois élèves se lèvent et
proclament : « Non, vous ne direz rien, c’est un
blasphème ! ». Décontenancé, l’enseignant élève la voix :
« Un blasphème ? ». Le ton monte alors très vite et les insultes se succèdent entre les élèves sans
que monsieur Masson parvienne à les faire cesser. C’est finalement la sonnerie
qui libère tout ce petit monde.
Deux heures plus tard, le directeur, monsieur
Lechat, convoque monsieur Masson dans son bureau. Alors qu’il est toujours
affable, le directeur affiche une mine sévère en ouvrant la porte. Il invite
sèchement l’enseignant à s’installer sur une chaise et débute aussitôt :
-Il y a
une plainte contre vous, monsieur Masson, c’est très sérieux et cela embête
notre établissement.
Tout va très vite dans la tête de monsieur Masson :
il cherche quel acte délictueux il aurait pu commettre mais il ne trouve rien.
Il est plutôt soucieux du règlement et ne l’enfreint que très rarement. Il
hausse donc les épaules et répète lentement :
-Une
plainte ? Mais je ne vois pas…
Le directeur, lui, voit très bien. Il hache
ses mots :
-Saint Nicolas !
La voix de Masson s’accélère :
-Quoi, Saint
Nicolas ?
-Vous
avez encore parlé de Saint Nicolas !
-Les
étudiants ont souhaité parler de Saint Nicolas, j’étais disposé à aborder le
sujet, dans le strict cadre de mon cours d’histoire, mais je n’en ai pas eu le
temps puisqu’ils m’ont chahuté…
Le directeur se lève brusquement et va se
poster sous l’une de ses œuvres – c’est un peintre amateur - accrochées au mur,
une brique grise dans un cadre blanc :
-Vous
savez que lorsque l’on parle de Saint Nicolas, ça les énerve. Des parents se
sont déjà plaints, je veux bien parier que la télévision sera là sous peu. A
cause de vous…
Puis le directeur se retourne et désigne le
tableau :
-Savez-vous
pourquoi je peins des briques grises, Masson. Je peins des briques grises
depuis 30 ans. Inlassablement. Sous tous les angles de vue. Savez-vous pourquoi
j’ai tant d’amis qui aiment cela ?
Masson n’a jamais aimé l’indigence totale de
ces tableaux mais il comprend bien que ce n’est pas le moment de le dire à son
directeur. Tout en pensant que ces briques relèvent de l’idiotie, il s’entend
répondre :
-Non,
monsieur le directeur, j’ignore ce qui rend vos briques si captivantes.
-Parce
qu’elles n’ont rien à voir avec Saint Nicolas. Vous comprenez ? Elles
n’évoquent pas Saint Nicolas, ni rien d’autre, absolument rien ! Et voilà
pourquoi elles sont le symbole parfait de l’Absolu et donc de la paix.
Masson lève les yeux au ciel :
-Je ne
comprends pas où vous voulez en venir…
Le directeur cesse de contempler son œuvre et
revient s’asseoir derrière son bureau :
-Si nous
voulons vivre en paix, et cet établissement veut vivre en paix, il y a certains
propos qu’il ne faut pas tenir. Souvenez-vous des réactions lorsque monsieur
Copernic a évoqué la mort de Jésus. Certes vous pouvez exercer votre liberté
d’expression, c’est très important et je me battrai pour cela, à vos côtés,
toujours. Mais, réfléchissez bien, nous allons prendre deux semaines pour
calmer le feu que vous venez d’allumer !
Masson serre les poings :
-Je n’ai
rien dit… absolument rien… je voulais seulement faire mon travail. Rien de
plus ! Et je n’invoque en rien ma liberté d’expression ! Il ne s’agit
pas de ma liberté d’expression, il s’agit de raison, j’ai étudié le sujet…
Le directeur entend de l’agitation dans la
cour, se lève et regarde aussitôt par la fenêtre, il dodeline en voyant des
parents vociférer sous sa fenêtre :
-Je ne
doute pas de vos compétences, Masson mais, moi, je vais devoir gérer votre
manque de tact pédagogique. Certains vont se sentir agressés, vous savez que le
sujet est sensible. Est-ce vraiment si important que ça de savoir si oui ou non
Saint Nicolas existe ? N’est-ce pas plus important de vivre en paix ?
Masson se lève à son tour et vient se montrer
à la fenêtre, provoquant quelques réactions virulentes en contrebas. Le
directeur peste :
-Avez-vous
pensé aux enfants qui voient ça, Masson ? Est-ce vraiment ce que vous
voulez pour eux ? Ils sont blessés vous savez, traumatisés même, lorsqu’on
évoque Saint Nicolas. C’est important pour eux.
-Monsieur
Lechat, j’ai passé ma vie à enseigner parce que je pensais aux enfants et à
leur avenir. J’estime qu’ils ont droit à la connaissance…
-Mais où
donc vivez-vous, Masson ? Sur quelle planète ?
Sans répondre, Masson s’écarte et fait
semblant de regarder un autre tableau, toujours la représentation d’une brique,
toujours grise. Il bouillonne intérieurement.
Lechat s’approche de Masson, subitement il
retrouve un ton sympathique :
-Ah !
Vous aimez cette brique, Monsieur Masson, elle est très belle, c’est vrai. Vous
savez à qui je l’ai dédiée ? A mon prédécesseur dans cet établissement, M.
Gulek. Je voulais le soutenir.
Masson regarde plus attentivement le dessin, à
la recherche d’une indication quelconque qui pourrait montrer que le tableau
est dédié à Gulek, sans succès. Lechat poursuit :
-Gulek
est un brave type mais c’est un fou. Vous savez ce qu’il a osé dessiner ?
Une caricature ! Quelle horreur ! Une caricature ! Je n’ose même
pas imaginer… Il avait dessiné un Saint Nicolas qui enlève sa barbe ! Un Saint
Nicolas qui enlève sa barbe, pouvez-vous imaginer une attitude plus
irrespectueuse contre nos enfants ?
La voix de Masson tremble :
-Vouloir
utiliser sa raison ?
Masson rentre dans sa classe, tout seul. Il a
envie de sortir de ce cauchemar… il allume la radio et il entend une musique
sortie de son passé, de son histoire. A l’antenne, comme surgi d’une autre
époque, Pink Floyd chante « Another
brick in the wall ». Masson ferme les yeux : il se souvient du
clip qui accompagnait la chanson : des élèves révoltés, des bancs brûlés…
Il ouvre les yeux : la classe est rangée et propre. La cour est
silencieuse. La petite blonde est entrée sur la pointe des pieds et elle se
tient face à lui, avec ses grands yeux bleus :
-Monsieur
Masson, ne pleurez pas, Saint Nicolas vous aime, vous aussi, il vous pardonnera…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire